Second et dernier volet de l’article de Marco Mancini dont nous avons publié la première partie hier (cf. Benoît XVI, dernier Pape européen (I)). Cette partie, centrée sur le désir de Benoît XVI de « réconcilier le catholicisme et la modernité » est plus critique que la précédente: tout en admettant l’immense stature intellectuelle du Pape, « un géant de la pensée catholique » à la charnière des deux millénaires, il est plus nuancé sur son bilan global, lui imputant des erreurs d’appréciations que l’histoire aurait entre-temps mises en évidence. Mais nous savons que l’histoire avance, les choses ne sont pas figées, et qui sait si à plus ou moins longue échéance, les thèses de Joseph Razinger, qui voyait très, très loin, ne s’avèreront pas justes? Ou « prophétiques », pour reprendre un adjectif souvent associé à son nom?

La fin du bloc soviétique, le retour en force des identités y compris religieuses sur la scène de l’histoire, la théorisation par Huntington du « choc des civilisations » et son instrumentalisation politique par les milieux néo-conservateurs, l’émergence de la catégorie des « athées dévots », ont laissé penser un instant que l’idée d’une nouvelle référence des nations européennes à leur héritage chrétien avait quelque possibilité réelle de se réaliser, tout en maintenant la laïcité des institutions temporelles et la liberté de religion. Mais il est vite apparu que la post-modernité sécularisée détruit tout récit totalisant, qu’il soit rationaliste ou religieux.

La démocratie pluraliste, spécifiquement, est structurellement incompatible avec la reconnaissance d’une instance morale publiquement reconnue et inspirée par la source chrétienne, que Ratzinger a imaginée : ce point constitue sans doute l’aspect le plus fragile de sa construction de pensée


Marco Mancini
5 janvier 2023
www.ilprimatonazionale.it

« Les visions du monde modernes les plus opposées, observe Ratzinger, ont pour point de départ commun la négation de la loi morale naturelle et la réduction de la réalité à des faits ‘purs’. La mesure dans laquelle elles préservent de manière incohérente les valeurs anciennes varie selon les cas; à leur point nodal, cependant, elles se trouvent sous la menace du même danger. »

De cette prise de conscience découle l ‘attitude de Benoît XVI à l’égard de la manifestation la plus évidente de la science moderne, c’est-à-dire la technologie: elle « crée sans aucun doute de nouvelles possibilités pour l’humanité. Le chrétien n’a aucune raison d’éprouver du ressentiment envers la technologie.

Lui qui a encore grandi dans un monde largement pré-technique n’est pas tenté de tomber dans le romantisme de ce qui est naturel. Il sait combien tout cela était difficile, combien d’inhumanité pouvait s’accumuler dans le monde même sans technologie ; il sait combien il est mieux, plus beau et plus humain maintenant. Mais la technologie elle-même, qui ouvre de telles possibilités à l’humanité, offre également de nouvelles voies à l’ « anti-humanité », quand elle ne reconnaît pas la vérité sur l’être humain, créé à l’image de Dieu.

L’anti-humanité de l’idéologie du genre

La négation du concept de nature conduit du reste à détacher l’homme même de son conditionnement biologique, comme le montre ce que l’on appelle idéologie du genre :

« Cette différence [entre l’homme et la femme], qui fait partie, sans pouvoir être supprimée, de l’être humain en tant qu’être biologique et qui le marque profondément, est rejetée comme une chose sans poids, sans importance, comme un ‘rôle obligatoire’ historiquement acquis dans la sphère ‘purement biologique’ qui, en soi, ne concernerait pas la personne en tant que telle. […] Mais en réalité, [l’homme] se frappe ainsi au plus profond de son être, se rendant méprisable à lui-même, puisqu’il est homme précisément parce qu’il est un corps, un homme en tant que masculin ou féminin S’il réduit cette caractérisation fondamentale de lui-même à une bagatelle méprisable qui peut être considérée comme une chose, il devient lui-même une chose sans importance. La ‘libération’ se transforme en abaissement dans la factualité. Là où le biologique est enlevé à l’humain, l’homme lui-même est nié ».

Benoît XVI et la politique

La même dialectique entre liberté et vérité se retrouve dans le domaine de la politique. Là aussi, Benoît XVI accepte, dans le sillage du Concile Vatican II, les acquis fondamentaux de la modernité et donc de la démocratie libérale : l’idée que la religion ne peut être imposée par l’État, le respect des droits fondamentaux de la personne, la séparation des pouvoirs et le contrôle du pouvoir. En même temps, il observe, reprenant les thèses du constitutionnaliste allemand Böckenförde, que l’État libéral et sécularisé vit néanmoins sur des présupposés que lui-même ne peut garantir.

Une liberté sans loi, en effet, « précipite dans l’anarchie, qui est la parodie de la liberté, son annulation dans l’arbitraire de chacun ».

Mais qu’y a-t-il au fondement du droit, si son lien avec la morale et donc avec la vérité n’est pas reconnu ?

« Un droit qui ne se fonde pas sur la morale devient une injustice ; une morale et un droit qui ne partent pas de la référence à Dieu dégradent l’homme, parce qu’ils le privent de sa plus haute mesure et de sa plus haute possibilité, parce qu’ils lui refusent la vision de l’infini et de l’éternel : avec cette libération apparente, il est soumis à la dictature de la majorité dominante, à des critères humains contingents qui finissent par lui faire violence ».

La dictature du relativisme

La liberté, par essence, ne peut se passer de la vérité :

« Il serait fatal que la culture européenne d’aujourd’hui ne comprenne plus la liberté que comme l’absence totale de liens et qu’elle favorise ainsi inévitablement le fanatisme et l’arbitraire. L’absence de liens et l’arbitraire ne sont pas la liberté, mais sa destruction ».

Nous en avons la preuve dans les revendications croissantes de pseudo-droits qui, sous prétexte d’effacer de prétendues discriminations, finissent par détruire la pensée dissidente : « Une idéologie confuse de la liberté conduit à un dogmatisme qui se révèle de plus en plus hostile à la liberté », au point de donner corps à cette « dictature du relativisme » – dénoncée par le futur Benoît XVI dans l’homélie de la messe « pro eligendo » précédant le conclave qui allait l’élire pape – qui « ne reconnaît rien comme définitif et qui ne laisse comme mesure ultime que son propre ego et ses désirs ».

Comme si Dieu existait

De tout cela découle l’invitation de Ratzinger à une « laïcité positive » qui, sans confessionnalisme et dans le respect de la liberté et du pluralisme religieux, reconnaît en même temps « la fonction irremplaçable de la religion pour la formation des consciences et la contribution qu’elle peut apporter à la création d’un consensus éthique de base dans la société ».

En substance, il s’agit de vivre « etsi Deus daretur », comme si Dieu existait, comme le théorisait déjà Kant dans l’un de ses postulats de la raison pratique. Si, par contre, « la raison – soucieuse de sa prétendue pureté – devient sourde au grand message qui lui vient de la foi chrétienne et de sa sagesse, elle se dessèche comme un arbre dont les racines n’atteignent plus les eaux qui lui donnent vie. Elle perd le courage de la vérité et ainsi, elle ne devient pas plus grande, mais plus petite.

Appliqué à notre culture européenne, cela signifie : si elle ne veut se construire que selon le cercle de ses propres arguments et de ce qui la convainc sur le moment et que – préoccupée par sa sécularité – elle se détache des racines qui la font vivre, alors elle ne devient pas plus raisonnable et plus pure, mais elle se brise et se fracasse. »

La mission de Benoît XVI : réconcilier le catholicisme et la modernité

Toute la pensée de Joseph Ratzinger constitue, en définitive, une gigantesque tentative de réconcilier le catholicisme et la modernité, en entrant dans la crise de cette dernière et de ses certitudes pour lui offrir le soutien de la prétention chrétienne de dire la vérité. Cette tentative a semblé, au tournant des années 1990 et 2000, connaître un certain succès : La fin du bloc soviétique, le retour en force des identités y compris religieuses sur la scène de l’histoire, la théorisation par Huntington du « choc des civilisations » et son instrumentalisation politique par les milieux néo-conservateurs, l’émergence de la catégorie des « athées dévots », ont laissé penser un instant que l’idée d’une nouvelle référence des nations européennes à leur héritage chrétien avait quelque possibilité réelle de se réaliser, tout en maintenant la laïcité des institutions temporelles et la liberté de religion. Mais il est vite apparu que la post-modernité sécularisée détruit tout récit totalisant, qu’il soit rationaliste ou religieux.

La religion civile

La démocratie pluraliste, spécifiquement, est structurellement incompatible avec la reconnaissance d’une instance morale publiquement reconnue et inspirée par la source chrétienne, que Ratzinger a imaginée : ce point constitue sans doute l’aspect le plus fragile de sa construction de pensée, ainsi que des nouvelles thèses exprimées par le Concile Vatican II auxquelles il ne pouvait manquer de se référer.

En ce sens, apparaît clairement l’erreur d’appréciation par rapport à la réalité des États-Unis, qu’il a longtemps considérés, dans le sillage de Tocqueville, comme un modèle de « laïcité positive », historiquement fondée sur la séparation institutionnelle entre l’État et les différentes confessions religieuses, mais en même temps caractérisée par une sorte de « religion civile » de matrice génériquement chrétienne : malgré les formes, la religion civile des États est aujourd’hui représentée par la « cancel culture » et les délires BLM [black lives matter], et tous les pires poisons émanant de l’outre-mer ont depuis longtemps envahi l’Europe également.

Ce n’est pas que Benoît XVI n’en était pas conscient, comme en témoigne la préoccupation qu’il a exprimée face à l’assaut d’un « nouveau sécularisme, entièrement différent » lors de son voyage apostolique aux États-Unis en 2008 : il pensait cependant que ce sont les minorités créatives qui déterminent le cours de l’histoire et que les catholiques devaient agir en tant que telles, afin d’enrichir à nouveau leurs nations de leur contribution intellectuelle et de refonder ainsi une réalité d’inspiration chrétienne. C’est une tâche qui apparaît aujourd’hui encore plus difficile, pour ne pas dire prohibitive, dans une situation où même l’Église, à l’exception de quelques îlots de résistance, semble confuse et perdue, oublieuse de sa mission.

Au-delà de ces considérations, il reste la valeur absolue de l’œuvre intellectuelle de Joseph Ratzinger/Benoît XVI et de son effort pour « mettre en évidence la rationalité et l’humanité intrinsèques de la foi chrétienne et montrer que dans l’autocommunication de la vérité de Dieu, l’homme accède à sa propre vérité ».

Il prend congé du monde comme un véritable géant de la pensée catholique et européenne du XXe siècle et du début du troisième millénaire, à tel point qu’il ne serait pas excessif que l’Église catholique, au milieu de tant de Pontifes de l’histoire récente béatifiés ou canonisés pour sanctifier le tournant conciliaire, lui attribue le titre de trente-septième « Docteur de l’Église ».

Share This