C’est chez Andrea Gagliarducci un thème récurrent: nous n’avons pas compris Benoît XVI. Et ce »nous » englobe tous ceux dont c’est le métier de rapporter les faits, les « communicants », un monde auquel lui-même appartient, mais peut-être aussi les fidèles, liés dans le grand réseau « électrique » de la communication globale.

Benoît XVI, il y a dix ans, la fin du pontificat. Et maintenant ?

Andrea Gagliarducci
vaticanreporting.blogspot.com
28 février 2023

On dit que lorsqu’une porte se ferme, une autre s’ouvre. Mais il est rare qu’une porte ferme réellement une époque, en certifie la fin irréversible, et regarde vers le futur. Et pourtant, la porte de la résidence papale de Castel Gandolfo, en ce 28 février 2013, s’est refermée à 20 heures, cherchant à ouvrir l’Église vers le futur.

Il y a dix ans, le jour de la démission de Benoît XVI, c’est exactement ce qui s’est passé. On aurait dû le comprendre lorsque le cardinal Joseph Zen, calotte rouge sur la tête et soutane filetée de sa fonction, s’est frayé un chemin dans la foule comme n’importe quel fidèle pour rendre un dernier hommage à Benoît XVI. Nous aurions dû le comprendre à l’incrédulité de ces gens qui, jusqu’au mois d’août précédent, étaient habitués à voir le pape se promener sur la place [de Castelgandolfo] le jour de Ferragosto [15 août], pour aller célébrer dans l’église conçue par le Bernin, dans un continuum spatio-temporel avec le Vatican qui ne faisait pas de Castello « seulement » une résidence d’été, seulement un lieu institutionnel, mais plutôt un refuge pour l’âme des papes. Nous aurions dû le comprendre lorsque la porte s’est refermée à 20 heures, juste avant le début du prime time télévisé, comme pour témoigner d’une papauté qui ne voulait pas être acteur de l’Histoire, mais qui souhaitait faire entrer le Christ dans l’histoire de tous les jours.

Dix ans après la fin du pontificat de Benoît XVI, nous, journalistes, devons nous demander si nous avons su lire les signes des temps. Ce qui veut dire que nous devons nous demander si nous avons su lire Benoît XVI. Qui dira plus tard dans son dernier entretien avec Peter Seewald : « Je suis la fin de l’ancien monde, mais le nouveau n’a pas encore commencé ».

Avons-nous été capable de lire un pontificat qui nous invitait d’abord à la démondanisation ? Non, parce que nous avons lu le pontificat de Benoît XVI dans les catégories habituelles du pouvoir et de l’idéologie, dans les juxtapositions stupides qui ne nous montrent pas qui nous sommes vraiment, mais qui font de nous une catégorie sociologique. Pourtant, le christianisme est au-delà des catégories sociologiques, il est humain, incarné, présent dans la vie de chaque personne. Il est si humain que le souci de l’homme passe avant toute décision. On décide pour l’Église, on décide pour l’homme, on ne décide pas pour faire avancer une idée. Et Benoît XVI, qui avait ses propres idées, est parti du principe que l’Église n’était pas la sienne, mais celle du Christ, et que, par conséquent, chaque choix devait être fait précisément à la lumière du Christ.

Nous pourrions dresser une liste de tous les choix de gouvernement du pape, mais cela ne suffirait pas à faire comprendre le problème. Et nous pourrions dire que la renonciation est l’apothéose de cette façon de faire, mais nous commettrions l’erreur de réduire un grand pontificat à un grand geste. Pour comprendre Benoît XVI, il faut plutôt aller lire ses homélies. Depuis celle, extraordinaire, du début de son pontificat [homélie du 24 avril 2005], dans laquelle il est parti des symboles mêmes de la papauté, le pallium, pour raconter sa mission ; jusqu’à celles, simples et incroyablement profondes, de Pentling, rassemblées dans un livre [benoit-et-moi.fr/2015-II/benot-xvi/le-cadeau-de-noel-du-pape-benoit]; jusqu’à celles qu’il a prononcées au monastère Mater Ecclesiae en tant que pape émérite, dont les extraits de certaines sont contenus dans le dernier livre de Mgr Gänswein, son secrétaire [Les homélies privées de Benoît XVI].

Ce sont ces homélies qui ont donné du souffle à la théologie, et non la théologie aux homélies. La logique était complètement inversée, et pourtant elle a fonctionné, d’une manière extraordinairement simple, et non pas parce que Benoît XVI était un génie (et il l’était), mais parce qu’il croyait en l’Église.

Nous, les journalistes, avons-nous été capables de le voir ? Non, et en fait, après Benoît XVI, nous sommes revenus à nos catégories confortables, recommençant à lire le conclave selon les vieilles catégories adulées des conservateurs, des progressistes, des blocs de vote, etc. etc. Ce sont là aussi des choses très humaines, mais plus désincarnées que l’incarnation, secondaires par rapport au message de Benoît XVI, qui avait plutôt voulu nous dire que tout cela n’est au fond que mondanité.

Mais nous pensions que les symboles étaient mondains et que les choses humaines étaient au contraire non mondaines, et nous avons négligé l’idée que les symboles sont des langages et ne sont mondains que dans la mesure où nous en perdons le sens, tandis que les choses humaines sont mondaines même lorsqu’elles sont simples, parce qu’elles n’ont pas d’autre signification que leur humanité.

Avons-nous été en mesure de comprendre que Benoît XVI nous faisait entrer dans une nouvelle ère ? Non, parce que nous pensions qu’au fond rien ne changeait avec la renonciation d’un pape, et que cette renonciation ne nous remettait pas en cause personnellement. Et par contre, cette renonciation devait dévoiler un monde nouveau, un monde où les signes de pouvoir deviendraient des signes de service, un monde où l’Église devrait réfléchir sur elle-même. Il y avait un risque de tout détruire pour reconstruire sur rien, et ce risque venait des grands défis de l’époque.

C’était un défi pour nous, communicateurs. La grande question du sociologue Marshall McLuhan (1) concerne précisément ce que l’on appelle « l’homme électrique ». Comment l’Église peut-elle parler d’incarnation face à un monde désincarné ?

La réponse de Benoît XVI a été de s’incarner encore plus dans l’histoire, de comprendre la vie réelle et concrète de Jésus de Nazareth (d’où la trilogie) en dépassant les superstructures de la pensée, de voir les hommes tels qu’ils sont et de les inviter à s’élever vers le ciel. Une réponse élevée, sans doute, mais une réponse enracinée dans la nature même de l’homme fils de Dieu.

La réponse du monde, au contraire, est de se lier à des superstructures. Nous organisons des réunions sur les nouveaux langages, sur la manière de parler au monde d’aujourd’hui, sur la manière d’être plus efficace, et nous ne nous rendons pas compte que la réponse chrétienne vient en premier. Nous parlons de mandats pour réformer les structures et vaguement de conversion pastorale et de synodalité, sans nous souvenir du caractère concret de nos vies.

Ainsi, le geste concret de fermer une porte nous dit comment nous avons fermé notre regard sur un monde ancien, qui était alors notre histoire, et nous l’avons presque renié, en nous tournant vers un futur que nous ne comprenons pas encore mais qui, incroyablement, a parfois les traits de débats passés et dépassés. Nous sommes tellement enfermés dans notre humanité que nous sommes incapables de sortir de nos époques.

Et au contraire, Benoît XVI, en renonçant à son pontificat, a voulu nous dire que oui, nous pouvions sortir de cette époque, nous pouvions regarder devant nous, et nous pouvions le faire en nous démondanisant. L’homme vit pour Dieu et en regardant vers Dieu. Et d’ailleurs, les derniers mots de Benoît XVI ont été : « Dieu, je t’aime ».


Ndt

(1) (fr.wikipedia.org/wiki/Marshall_McLuhan ).
Herbert Marshall McLuhan (1911 – 1980). Philosophe, sociologue, théoricien de la communication canadien. Il est l’un des fondateurs des études contemporaines sur les médias.
McLuhan est connu pour avoir formulé l’expression « Le message, c’est le médium » (ce n’est pas le contenu qui affecte la société, mais le canal de transmission lui-même), ainsi que pour avoir utilisé le terme de « village global » .

Aujourd’hui [1964], après plus d’un siècle de technologie de l’électricité, c’est notre système nerveux central lui-même que nous avons jeté comme un filet sur l’ensemble du globe, abolissant ainsi l’espace et le temps, du moins en ce qui concerne notre planète. […] nous avons déjà, par le truchement des divers médias, prolongé nos sens et notre système nerveux.

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[…] À l’âge de l’électricité, où notre système nerveux central se prolonge technologiquement au point de nous engager vis-à-vis de l’ensemble de l’humanité et de nous l’associer, nous participons nécessairement et en profondeur aux conséquences de chacune de nos actions. […] Contracté par l’électricité, notre globe n’est plus qu’un village.

*

Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias, Éd. Bibliothèque Québécoise © 1993.
(https://www.philo5.com/Les%20philosophes%20Textes/McLuhan_LeMediumEstLeMessage.htm#_ftn1)
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