Il vient de publier un livre qui ne sera malheureusement sans doute pas publié en France, où le conformisme dans l’édition est la règle: quiconque pense hors des clous a peu de chance de se retrouver sur les gondoles des librairies. Il en fait lui-même la présentation, et illustre le principe de la « fenêtre d’Overton » – du nom du (génial) politologue américain qui en a inventé le concept -, à travers une fiction grinçante à mi-chemin entre le pamphlet politique et la Bd; même si vous ne le lirez probablement pas, ne serait-ce qu’à cause de la barrière de la langue, la présentation par l’auteur se suffit à elle -même: comment décrypter, avec le sourire, mais aussi lucidité, les manœuvres tordues des gourous de la manipulation mentale qui jiuent avec nous comme avec des marionnettes.


Faisons-les manger, ces enfants

Chers amis de Duc in altum, je vous annonce la sortie de mon nouveau livre: Facciamoli mangiare questi bambini. Il progetto Good Food.

Je vais essayer ici de vous le présenter.

Un comportement horrible peut-il devenir plausible et même juste ? Bien sûr que oui, nous le savons : il suffit d’agir sur le marketing culturel, les réseaux sociaux et le langage. Mais que se passerait-il si nous poussions les choses à l’extrême ?

Facciamoli mangiare questi bambini. Il progetto Good Food surprendra probablement les lecteurs habitués à mes autres ouvrages. Ce n’est pas ma première incursion dans la fiction. Je rappelle le roman L’ultima battaglia, la nouvelle La finestra et de ce mélange d’essai et de fiction qu’est Come la Chiesa finì. Mais nous sommes ici en présence de quelque chose de différent, une sorte de BD noire qui recourt abondamment au sarcasme et au grotesque pour dépeindre notre monde d’idées tordues transformées en dogmes.

Le récit noir raconte comment, au nom de l’éco-durabilité et de la lutte contre la surpopulation, un groupe de pseudo-intellectuels au service de maîtres obscurs tente d’imposer sa vision inhumaine en la faisant passer pour responsable. L’Église, qui s’est auto-annulée soutient le tout. Mais une aide inattendue viendra de loin.

Question : le passage d’une idée inconcevable et horrifiante à un droit-devoir, reconnu et protégé comme une nouvelle frontière des comportements les plus respectueux de l’environnement, vous rappelle-t-il quelque chose ? Si oui, bravo, vous avez tapé dans le mille. Il s’agit en fait de la fenêtre dite d’Overton, mécanisme qui porte le nom de son théoricien, Joseph P. Overton, et que l’on voit souvent appliqué.

Pour comprendre en quoi il consiste, nous pouvons imaginer que nous nous trouvons dans une pièce dotée d’une seule fenêtre à l’intérieur de laquelle se trouve le spectre des idées socialement acceptables. Tout ce qui se trouve à l’intérieur du cadre formé par la fenêtre est admissible ; tout ce qui se trouve à l’extérieur du cadre est intolérable. Mais la fenêtre a une particularité : au lieu d’être fixe, elle se déplace sur un rail et peut donc glisser, de droite à gauche ou inversement. Ainsi, des valeurs, des idées, des comportements qui sont à un moment hors du cadre peuvent, à un autre moment, être à l’intérieur. Ce qui était inacceptable peut ainsi devenir acceptable. Tout dépend de l’emplacement de la fenêtre. En d’autres termes, tout dépend de la personne qui la déplace et de la manière dont elle le fait.

L’exemple typique est celui fourni par les États-Unis au cours des années de prohibition, lorsqu’il a été considéré pendant un certain temps comme raisonnable d’introduire une interdiction de vente d’alcool. Puis la fenêtre s’est déplacée, et cette même interdiction, de raisonnable, est devenue absurde, à tel point qu’elle est aujourd’hui considérée comme inadmissible.

Tant que nous parlons de consommation d’alcool, nous sommes encore dans un domaine plutôt soft mais si nous essayions quelque chose de beaucoup plus hard?

L’idée m’est venue en lisant « Courage ! Manuel de guérilla culturelle » [ndt: voir dans ces pages « Courage ». Un manuel de survie venu de France et recensé élogieusement… en Italie], dans lequel François Bousquet, en démonstration que tout comportement peut être soumis à la fenêtre d’Overton, donne l’exemple du cannibalisme. Oui, Mes Seigneurs, j’ai bien dit cannibalisme.

Bousquet, qui précise à son tour qu’il a été inspiré par un blogueur, donne des instructions plutôt succinctes mais claires (et dramatiquement hilarantes).

Commencer par organiser une belle conférence sur le cannibalisme, avec la participation d’ethnologues célèbres. Choisir un lieu attrayant. Citer un cas exotique dans le programme du congrès. Faire en sorte que la conférence soit un succès. Manœuvrer de manière à ce que les actes du congrès soient publiés par une université prestigieuse et que le sujet, qui a quitté les cercles de spécialistes, entre dans le débat public. Pour cela, faire appel à des artistes, des stars de cinéma, des influenceurs et d’autres célébrités pour déclarer à quel point il est beau et utile de pratiquer le cannibalisme. S’assurer que ces personnalités sont combattues par un réactionnaire bien connu, un de ces conservateurs peu présentables, bigot [bacchettone] voire souverainiste. Que la polémique serve à démontrer qu’être contre le cannibalisme, c’est juste bon pour les traditionalistes imbéciles. S’appliquer au travail d’atténuation lexicale (abandonnons le mot cannibalisme et adoptons, par exemple, anthropophilie). Faire en sorte qu’une drag queen à la Conchita Wurst ou un groupe pro-LGBTQXYZ remporte le concours Eurovision de la chanson et déclare qu’il est également en faveur de l’anthropophilie. Que l’on sache que George Clooney, le Dalaï Lama et Lady Gaga sont anthropophiles. Que l’on sache que le cannibalisme est sexy, pop et branché. Le curseur s’est considérablement déplacé, la fenêtre d’Overton a bougé, et du jour au lendemain, les présentateurs de télévision les plus célèbres se proclament anthropophiles, le législateur dépénalise le cannibalisme, et Walt Disney achète les droits de la série Hannibal pour en faire une version pour enfants, mettant en scène un très jeune criminel anthropophage. Victoire !

Plus ou moins, Il progetto Good Food est un cas de fenêtre d’Overton. À un détail près : dans ma bande dessinée, je suis allé au-delà de la simple anthropophagie.

Vous me direz : exagérations absurdes. Je laisse à chacun le soin d’en juger. Mais je l’ai dit tout de suite : ma BD est une bande dessinée, une blague. Et dans les bandes dessinées, les personnages ne respectent pas les règles de la physique expérimentale. Non, ils s’allongent, ils raccourcissent, ils sont écrasés mais se relèvent, ils tombent et rebondissent, ils peuvent changer de forme et de couleur, au mépris du bon sens. Et j’ai fait de même.

Quoi qu’il en soit, avant même de finir mon histoire et, en compulsant le web, je découvre qu’il existe toute une floraison de livres, de films et de séries télévisées sur le cannibalisme. Et ce n’est pas tout. Voici que des projets de loi sont déposés en Californie pour élargir l’accès à l’avortement et même pour permettre de tuer les bébés nés vivants après des tentatives d’avortement infructueuses. Enfin, nouvelle ces jours-ci, le Parlement européen (pouvait-il manquer?) a accueilli des peintures de l’artiste suédoise Lena Cronqvist représentant des enfants déchiquetant d’autres enfants ou les noyant [ndt: cf. lanuovabq.it/it/dipinti-shock-alleuroparlamento-segni-dellodio-verso-i-bambini]. Je vous assure que quand j’ai imaginé mon artiste loufoque Abaigeal O’Sullivan, je n’avais jamais entendu parler de cette Cronqvist.

La fenêtre d’Overton est toujours en mouvement et le vieil adage selon lequel la réalité dépasse la fiction (y compris la plus perverse) risque de se confirmer bien plus vite qu’on ne l’imagine.

Je termine par une note qui devrait être superflue, mais on ne sait jamais. Ne cherchez pas sur la carte Brainy, le comté du North Nowhereshire, ou Benbecula dans les îles Blatand, ou le mont Kinabalu, ou le domaine d’Arivunculoola, etc. Et ne vous précipitez pas sur le web à la recherche d’un ethnologue et anthropologue appelé Goodenough ou d’un certain Tristan Boring qui enseigne la joie de vivre ou d’un artiste excentrique appelé Abaigeal O’Sullivan. Tout cela appartient uniquement à cette bande dessinée, un peu naïve et un peu grotesque. À prendre ou à laisser. Si vous prenez, et que vous riez amèrement avec moi, je serai amèrement heureux. Si vous partez, je comprendrai.

AMV

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