C’est un hasard que Marcello Veneziani ait publié ces jours-ci un article sur Aldo Moro, au centre de la série de Marco Bellocchio « Esterno notte » actuellement diffusée en France. Et j’imagine que son texte sur l’ingérence américaine dans la politique italienne intéressera peu de lecteurs, sauf ceux qui éventuellement auraient vu ou eu l’intention de voir la série. Les réflexions d’Aldo Moro, contenues dans la sacoche retrouvée dans la voiture criblée de balle de l’attentat perpétré par les BR le 16 mars 1978, ont connu un parcours rocambolesque. Elles viennent d’être publiées dans un journal italien. Et elles confirment la lucidité du leader DC sur la situation de sujétion de l’Italie face au Grand Allié, qui se vérifie encore aujourd’hui à travers la crise ukrainienne. De là à penser qu’il n’en va pas très différemment pour la France…

L’homme d’Etat censuré d’une Italie à souveraineté limitée

Marcello Veneziani
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Une relique redécouverte qui en dit long sur notre histoire républicaine et même sur notre présent est passée inaperçue. Il s’agit d’un article datant d’un passé lointain. Nous sommes en 1978. L’auteur est Aldo Moro, alors président du parti Démocrate-Chrétien, sur le point de lancer le gouvernement de compromis historique avec le PCI, qui lui coûtera la vie peu de temps après.

Ce n’est pas un article comme tant d’autres, du jargon politique ordinaire ; ce n’est pas non plus un article dans le jargon de Moro, de ces jargons touffus et incompréhensibles, typiques du juriste byzantin [ndt: Aldo Moro était un juriste insigne, jusqu’à sa mort, y compris durant ses années au gouvernement, il enseignait le droit constitutionnel à la Sapienza à Rome]. Mais, bien qu’étouffé, il contient un message clair et compréhensible : Moro dénonce l’ingérence des États-Unis dans la politique italienne et, bien qu’avec beaucoup d’équilibrismes, la rejette.

Mais l’aspect le plus significatif et le plus mystérieux de cet article, écrit par Moro pour Il Giorno, auquel il collaborait depuis quelques mois, est qu’il n’a jamais été publié, qu’il a même été rejeté ; son texte original a été retrouvé dans le sac de l’homme d’État, Via Fani, le jour où il a été enlevé et où son escorte a été exterminée.

En présentant et en publiant aujourd’hui cet article, le Quotidiano Nazionale, qui compte également Il Giorno parmi ses titres, souligne que le texte n’a pas été publié par le journal parce qu’il était « trop lourd », qu’il utilisait « des tons inhabituellement durs, que la direction de l’époque a rejetés » ; il contenait une « prise de position si claire, si dure, contre l’allié américain » et contre « la pression politique directe des États-Unis contre la naissance de ce gouvernement avec le PCI ». L’adjectif « dur », répété, s’oppose fortement à la douceur notoire de Moro (il était doux même quand il serrait les mains).

Il Giorno reflétait à l’époque la ligne de centre-gauche de Moro, qui regardait vers le PCI. Il est frappant qu’un article de l’homme d’État le plus puissant d’Italie à l’époque, président du parti majoritaire, principal architecte et « réalisateur » du gouvernement d’unité nationale qui se mettait en place, soit censuré par un quotidien, qui plus est de la zone gouvernementale et étatique.

Imaginer qu’un rédacteur en chef de Il Giorno puisse rejeter un article de son « rédacteur de référence » laisse pantois. Comment, au nom de qui ou de quoi, un journal pourrait-il censurer l’opinion exprimée par le numéro un du Palais, le leader de la DC, l’homme fort des institutions de l’époque ? Il s’agissait en outre d’un écrit journalistiquement intéressant, d’une nouvelle importante en soi, qui avait des implications directes sur la vie publique du pays et les relations internationales.

Qu’est-il écrit dans l’article de Moro ? Que les pressions américaines, rendues publiques, créent un « malaise » et « limitent la liberté de manœuvre politique ». Mais, répète Moro, l’autonomie de décision reste un droit et un devoir. En d’autres termes, les Américains n’arrêteront pas la progression de cet accord et du gouvernement de solidarité nationale naissant.

Moro louvoyait, comme c’était dans son style, essayait d’équilibrer son argumentation, prenait en compte le cadre international, l’OTAN, l’URSS, l’amitié avec les Etats-Unis et jugeait normale l’inquiétude de l’Allié. Mais ensuite, il répétait qu’au nom de l’exceptionnalité de la situation que connaissait notre pays, il fallait continuer sur cette ligne d’entente large, ouverte au PCI de Berlinguer. Il fallait, disait-il, que l’Italie décide en pleine autonomie.

Peu après, alors que le gouvernement Andreotti, voulu par Moro, s’apprête à demander un vote de confiance au Parlement, Aldo Moro est enlevé puis assassiné. Il est désormais inutile de se lancer dans la diétrologie [recherche des raisons cachées, « derrière »/dietro] et d’alimenter le soupçon d’une main américaine derrière l’enlèvement puis l’assassinat de Moro par les Brigades rouges ; beaucoup a été dit, écrit et « filmé » dans ce sens, mais il s’agit de conjectures sans preuves. Ombres et interférences s’étendent, éventuellement sur l’échec du sauvetage de Moro. Quoi qu’il en soit, il est vrai que la ligne de Moro était mal accueillie par les États-Unis et l’URSS, hostiles pour des raisons symétriques à l’alliance avec le PCI. Celle-ci a d’ailleurs sombré. La partition de Yalta en 1945 ne pouvait être remise en cause.

La RAI a récemment rediffusé une interview mémorable d’Henry Kissinger, qui à l’époque aurait menacé Moro en personne pour son ouverture aux communistes. L’intervieweur pressait l’ancien secrétaire d’État américain, lui lançant des accusations transparentes, et Kissinger n’a pas bronché mais n’a pas absolument pas dissipé les ombres qui ont suivi ces menaces.

Si l’on additionne la dissidence américaine ouverte à l’égard de l’allié italien, les pressions que même Moro a reconnu avoir subies et l’article censuré dans lequel Moro réagissait aux pressions américaines, nous avons la confirmation claire d’un pays à la souveraineté limitée. Certains diront que c’était une bonne chose de vivre sous le parapluie américain, ou du moins que c’était nécessaire ; beaucoup craignaient le compromis historique et l’entrée des communistes dans la zone gouvernementale ; pour eux, l’action américaine était donc bienvenue. Mais cela n’enlève rien au fait qu’il s’agissait d’une nouvelle preuve de notre dépendance coloniale permanente à l’égard des bases américaines et de l’OTAN.

(…)

En somme, les Etats-Unis ont été non seulement les libérateurs de la guerre et les gardiens de l’après-guerre (entre les bases de l’OTAN et le Plan Marshall), mais ils le sont restés trente, quarante ans plus tard. Et même après la chute de l’URSS.

D’ailleurs, leur influence sur la politique italienne est encore forte aujourd’hui, comme en témoigne son alignement total sur la position américaine dans la crise ukrainienne, de la droite à la gauche, en passant par le centre et Draghi.

Mais la boîte noire de l’affaire Moro reste enfermée dans son article censuré

Marcello Veneziani
La Verità
19 mars 2023

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