En ce moment est diffusé sur Arte une série réalisée par Marco Bellocchio, relatant, entre fiction et documentaire, un épisode sombre de l’histoire italienne récente, les « années de plomb » plus précisément l’enlèvement et l’assassinat du président de la Démocratie Chrétienne Aldo Moro par les Brigades rouges en 1978. Comme le réalisateur est « prestigieux » (sans doute que ses sympathies politiques d’ex-mao le rendent insoupçonnable, voir plus bas), la série a reçu un accueil élogieux de toute la critique qui compte (une unanimité qui inspire immédiatement la méfiance), et je l’ai moi-même regardé avec intérêt, avant d’avoir lu les critiques. Si l’on oublie que la trame est une histoire vraie dont certains protagonistes sont encore vivants, une énigme irrésolue qui a fait couler des fleuves d’encre en Italie sans qu’une once du mystère se soit dissipé, on peut se laisser emporter et trouver la série passionnante, esthétiquement réussie, et même, par moment très émouvante sous l’angle humain, quand il question de l’homme politique et de sa famille (comme l’épisode 4 qui vit le drame du côté de la femme d’Aldo Moro), avec une dimension onirique surprenante.
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Sauf que… En France, cet épisode historique est très mal connu, voire pas du tout [Voir Annexe], les arcanes de la politique italienne sont très loin, les noms des protagonistes politiques quasiment inconnus; et la Démocratie Chrétienne qui a dominé la vie politique italienne de l’après guerre jusqu’à ce qu’elle soit emportée par l’opération « Mani pulite » en 1994 ne nous dit pas grand chose de plus que son nom… qui sent le soufre, pour certains. On n’a donc aucun moyen de situer les évènements autrement qu’à travers les yeux de l’auteur (clairement « biaisés »). La seule chose que l’on comprend, c’est que ladite Démocratie Chrétienne (chrétienne!!) en prend pour son grade (ce qui pose aujourd’hui encore la question de la présence des chrétiens en politique, qui était un thème cher à Benoît XVI)
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Il est donc intéressant d’avoir un point de vue italien. On objectera qu’il peut être aussi biaisé, peut-être, mais au moins, on pourra faire la part des choses.
J’ai cherché sur mon site préféré (!) la Bussola, et j’ai trouvé le compte rendu de Nico Spuntoni, après la diffusion de la série sur Rai 1 (la première chaîne publique) en novembre dernier.

C’est un compte-rendu extrêmement détaillé, l’auteur connaît le sujet à fond, il est visiblement très impliqué, et je ne l’ai traduit que partiellement, car beaucoup de faits et surtout de noms cités nous sont totalement inconnus, cela m’entraînerait trop loin. Ce qui reste est extrêmement précieux mais évidemment, ce que je n’ai pas traduit contient beaucoup de preuves « à charge » contre Bellocchio et son regard partisan. En particulier, contrairement à ce qu’il affirme, ce sont les communistes plus que la Démocratie Chrétienne qui ont refusé toute négociation avec les Br (qui exigeaient la libération de prisonniers en échange de celle d’Aldo Moro), condamnant de facto ce dernier à mort.

Décidément, il n’y a pas que la France qui est « aux ordres d’un cadavre » (dixit Maurice Druon). L’Italie aussi.

Esterno notte, beaucoup de mensonges sur l’affaire Moro

Nico Spuntoni
/lanuovabq.it/it/esterno-notte-tante-bugie-dautore-sul-caso-moro

« Esterno notte », la série télévisée sur l’affaire Moro réalisée par Marco Bellocchio, répète une série de faux et d’erreurs historiques typiques du réalisateur (ancien militant maoïste). Un regard très indulgent est porté sur les terroristes des BR, alors que toute la responsabilité est rejetée sur la seule Démocratie Chrétienne. Il n’y a pas non plus de jugement sur le rôle du PCI.

Cossiga [l’un des principaux protagonistes, ministre de l’intérieur à l’époque, sorte de fils spirituel de Moro, il est mort en 2010, c’était un grand ami de Benoît XVI, cf. benoit-et-moi.fr/ete2010 – dans sa dernière interview, il parle d’Aldo Moro] disait que « lorsque l’histoire ne correspond pas à ses choix idéologiques, on exerce son imagination et on a cette forme spécifique d’histoire qu’on appelle la diétrologie [recherche de ce qui se passe « derrière », en somme « complotisme »] « .

C’est l’impression que l’on a eue en regardant Esterno notte, la série sur l’affaire Moro diffusée la semaine dernière en prime time sur Rai Uno. C’est précisément l’ancien président de la République [Cossiga], l’incontournable Giulio Andreotti et la Démocratie chrétienne qui se sont retrouvés sur le banc des accusés dans le produit télévisuel réalisé par Marco Bellocchio.

Derrière le paravent sournois de la « réélaboration artistique et créative des auteurs », un récit conspirationniste de la tragédie de l’homme d’État de Maglie a été propagé à des millions de téléspectateurs sur la première chaîne de télévision publique d’Italie. Récit selon lequel, pour dire les choses crûment, ceux qui ne voulaient pas que Moro soit libéré étaient avant tout ses compagnons de parti Giulio Andreotti, Francesco Cossiga et, bien sûr, les omniprésents Américains.

La série, comme tant d’autres opérations cinématographiques, télévisuelles et non fictionnelles sur les 55 jours les plus angoissants de l’histoire républicaine, est pleine d’amnésies, de falsifications et d’inexactitudes. Dans cette dernière catégorie, on trouve la scène où Bellocchio imagine aux pieds d’un Moro fraîchement libéré, allongé sur un lit d’hôpital , Cossiga, Andreotti et Zaccagnini, tandis qu’en arrière-plan la voix de l’acteur (excellent) qui l’interprète lit la fin très dure du mémoire, dans laquelle il manifeste son « incompatibilité totale avec la DC » et, au contraire, reconnaît « la générosité des Brigades Rouges » pour la « restitution de la liberté ».

La libération de Moro par les Brigades Rouges, mettant ainsi à nu les prétendues responsabilités de la Démocratie Chrétienne, est un vieux projet du réalisateur déjà mis en scène dans le film Buongiorno notte en 2003. Mais ces mots du grand homme politique pouillais, à la lumière de ce qui s’est passé, ne sont rien d’autre que le témoignage le plus frappant de la cruauté avec laquelle les terroristes rouges ont traité leur prisonnier, lui laissant croire un instant qu’ils le laisseraient retourner auprès de sa famille, pour ensuite lui annoncer l’ordre d’exécution. Bien loin du respect et de l’attention manifestés dans Esterno notte (et avant cela, dans Buongiorno notte) : les brigadistes se sont moqués de leur prisonnier de la manière la plus atroce, en le trompant et en l’éliminant de la pire manière qui soit, en lui infligeant douze balles et en le laissant mourir au terme d’une longue agonie.

La complaisance avec laquelle les brigadistes sont racontés est une autre des limites de la série télévisée, au point que la responsabilité de l’organisation terroriste dans l’enlèvement et l’assassinat de Moro apparaît presque floue. C’est également le cas dans le final où, pour susciter l’indignation du téléspectateur, on rappelle les réalisations politiques ultérieures des deux « méchants » de l’histoire, Francesco Cossiga et Giulio Andreotti. En même temps, cependant, il n’est pas fait mention de ce qu’il est advenu des brigadistes qui ont participé à l’opération dite « Fritz » [l’enlèvement d’Aldo Moro, ndt]: les seuls à être mentionnés sont les « postiers » Valerio Morucci et Adriana Faranda, mais c’est pour souligner leur dissociation [du mouvement] en prison. Dans le travelling final, en revanche, aucune mention n’est faite des fugitifs toujours indemnes Alvaro Lojacono et Alessio Casimirri, ni de Mario Moretti, jamais repenti et jamais dissocié, en semi-liberté depuis 1997.

Tout comme le réalisateur, ancien sympathisant du groupe maoïste extraparlementaire Unione dei Comunisti Italiani, aurait pu épargner au spectateur cette bande-son accompagnant L’internationale chantée dans la salle d’audience du procès au Centre historique des BR à Turin.

Le sentiment de « camarades qui se trompent », en somme, accompagne dangereusement le visionnage de cette série télévisée. Le grand coupable est la Baleine blanche [Balena Bianca, surnom de la Démocratie Chrétienne]

(…)

De même, il est intéressant de relire ce que l’homme politique des Pouilles écrit dans le mémorial retrouvé dans la cache de la Via Montenevoso à propos de la conduite de Cossiga pendant les 55 jours. Moro écrit :

« Si je devais exprimer mes pensées avec une certaine confidentialité, je dirais que dans cette affaire, il a semblé perdu, comme hypnotisé. Par qui? Par Berlinguer ou par Andreotti ? Si je peux me permettre une hypothèse, il a été hypnotisé par Berlinguer plutôt que par Andreotti avec qui il entretient des relations difficiles ».

Ainsi, les deux « coupables » identifiés dans la série de Bellocchio ont été critiqués par le détenu précisément en raison de leur conformité excessive à la fermeté du PCI. Mais de tout cela, il n’y a aucune trace dans la série.

Une autre scène emblématique de cet oubli est celle de la découverte du cadavre rue Caetani, lorsque le ministre Cossiga est interpellé par la foule aux cris de « démission ». Là encore, les cris des manifestants (qui s’en prennent aussi au secrétaire de la CGIL – CGT à l’italienne – , Luciano Lama) décrits par certains journalistes présents comme ayant lancé des insultes à Berlinguer ne sont pas rapportés dans leur intégralité.

Il y a aussi la description d’un improbable Paul VI qui a l’intention de prendre indirectement les ordres de son ancien fils spirituel, Giulio Andreotti, en écrivant le fameux appel aux « hommes des Brigades Rouges » avec la demande de libérer le prisonnier « sans conditions ».

La faiblesse de ce produit est visible jusque dans les moindres détails : dans une scène, on voit Giulio Andreotti recevoir Mgr Agostino Casaroli [secrétaire d’état de Paul VI, il ne fut créé cardinal que par Jean Paul II] et l’appeler « Eminenza ». Imaginez que quelqu’un comme lui, habitué aux palais sacrés au point de plaisanter avec Jean XXIII nouvellement élu en lui disant : « Permettez-moi, Votre Sainteté, mais vous ne connaissez pas le Vatican », ait pu commettre une erreur aussi grossière !


Annexe

Pour aller plus loin. J’ai trouvé sur le site de l’ENS Lyon un résumé assez bref, accessible aux non-initiés, apparemment factuel, de Sarah Ilouz, agrégée d’italien

Les « visages » d’Aldo Moro – Cinquante-cinq jours dans la « prison du peuple »
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Par Sarah Illouz : Agrégée d’italien
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L’Italie post-soixante-huit fut bouleversée par une profonde crise politique, culturelle, sociale et économique. En effet, les luttes ouvrières, les groupes révolutionnaires et la multiplication des actes de terrorisme agitaient le pays tout entier. Face à cette dégradation du climat national, Enrico Berlinguer, leader du Parti communiste italien, proposa le « compromis historique » qui consacrerait l’union entre la Démocratie Chrétienne (Dc), le Parti Socialiste (Psi) et le Parti Communiste (Pci).

(…)

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http://cle.ens-lyon.fr/italien/civilisation/xxe-xxie/les-annees-de-la-contestation/les-visages-d-aldo-moro-cinquante-cinq-jours-dans-la-prison-du-peuple-

Et, du même auteur:

Le prisonnier Aldo Moro dans la perception du monde politique
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Par Sarah Illouz : Agrégée d’italien

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Quelques jours après son enlèvement, Aldo Moro fut autorisé par les Brigades Rouges à écrire diverses lettres aux membres de sa famille ainsi qu’aux forces politiques. L’écriture épistolaire fut pendant les cinquante-cinq jours du séquestre son seul lien avec le monde extérieur et son unique outil de communication. Une lecture attentive des lettres permet donc de dresser un portrait objectif et rationnel mais aussi précis et sincère du leader Dc prisonnier…

(…)

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http://cle.ens-lyon.fr/italien/civilisation/xxe-xxie/les-annees-de-la-contestation/le-prisonnier-aldo-moro-dans-la-perception-du-monde-politique

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