Ecole Ratzinger (je l’ai un peu négligée ces derniers temps). Aujourd’hui François recevait les artistes dans la Chapelle Sixtine, à l’occasion du 50e anniversaire de l’inauguration de la collection d’art moderne des Musées du Vatican – voulue par Paul VI, donc (bof…). Je ne sais pas ce qu’il leur a dit, et cela ne m’intéresse pas – d’ailleurs, personne ne peut imaginer sérieusement que le pape venu du bout du monde a une sensibilité artistique [(*)]. Mais c’est l’occasion de se souvenir de la rencontre de Benoît XVI lui aussi avec les artistes, le 21 novembre 2009. Ce site lui avait consacré un dossier (cf. Le Pape et les artistes). Le discours du Saint-Père est aujourd’hui en français sur le site du Vatican: ICI.

J’avais traduit à l’époque de larges extraits du texte en italien, seul disponible, assortis de mon commentaire, sous le titre « La leçon de beauté de Benoît XVI ».

(*) Parmi les invités de François, Marco Bellocchio, le réalisateur du brûlot anti-église « L’enlèvement » sur l’affaire Mortara, en compétition à Cannes. Il était déjà invité en 2009, sans doute par le cardinal Ravasi, organisateur de l’évènement, mais il avait décliné. Ses explications d’alors ne laissent aucune place au doute: « J’ai d’abord dit oui, mais ensuite, par cohérence, je n’y suis pas allé. Il doit y avoir une correspondance entre ce que vous faites et ce que vous croyez. Et si je crois que l’avortement n’est pas un assassinat, qu’il n’est pas juste que le crucifix se trouve dans les écoles, que l’interdiction des préservatifs en Afrique est un crime, eh bien, je fais comme Ernesto Picciafuoco, le protagoniste de mon film L’Heure de religion. Le pape, je ne vais pas l’applaudir… « .
Il faut croire que depuis, les choses ont changé…


Après avoir rappelé la lettre de Jean-Paul II aux artistes, d’il y a dix ans, et la rencontre avec Paul VI, en 1964 dans cette même Chapelle Sixtine, Benoît XVI s’est à nouveau fait critique d’art pour en commenter les fresques grandioses, dont le « récit » de la Genèse par Michel-Ange.

Ce n’est pas par hasard si nous nous retrouvons justement ici, dans ce lieu, précieux pour son architecture et ses dimensions symboliques, mais plus encore pour les fresques qui le rendent unique, en commençant par des œuvres du Pérugien, de Botticelli, Ghirlandaio et Cosimo Rosselli, Luca Signorelli et d’autres, pour arriver au récit de la Genèse et du Jugement Dernier, les œuvres sublimes de Michel-Ange Buonarroti, qui a laissé ici une des créations les plus extraordinaires de toute l’histoire de l’art. Ici a aussi résonné souvent le langage universel de la musique, grâce au génie de grands musiciens qui ont mis leur art au service de la liturgie, contribuant à élever l’âme à Dieu

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Dans le même temps, la Chapelle Sixtine est un écrin unique de souvenirs, puisqu’il constitue le cadre, solennel et austère, d’événements qui marquent l’histoire de l’Eglise et de l’humanité. Ici, comme vous le savez, le Collège des cardinaux élit le pape; ici, j’ai vécu moi aussi, avec anxiété et une confiance absolue dans le Seigneur, le moment inoubliable de mon élection comme Successeur de Pierre.
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Chers amis, laissez ces fresques nous parler aujourd’hui, nous attirant vers le but ultime de l’histoire humaine. Le Jugement Dernier, qui se trouve derrière moi, rappelle que l’histoire de l’humanité, est mouvement et ascension, est le désir inépuisable vers la plénitude, vers le bonheur ultime, vers un horizon qui dépasse toujours le présent alors qu’il le traverse. Dans son caractère dramatique, cependant, cette fresque place aussi devant nos yeux le danger de la chute définitive de l’homme, menace qui pèse sur l’humanité quand il se laisse séduire par les forces du mal. La peinture lance donc un cri prophétique fort contre le mal, contre toutes les formes d’injustice.
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Mais pour les croyants, le Christ ressuscité est le Chemin, la Vérité et la Vie. Pour ceux qui Le suivent fidèlement, il est la porte qui mène à ce « face à face », à cette vision de Dieu dont jaillit, sans aucune limitation la félicité pleine et définitive. Michel-Ange offre ainsi à notre vision l’Alpha et l’Oméga, le Début et la Fin de l’histoire, et nous invite à suivre avec joie, espoir et courage le chemin de la vie. La beauté dramatique de la peinture de Michel-Ange, avec ses couleurs et ses formes, est donc un message d’espoir, un puissant appel à lever les yeux vers l’horizon ultime.


Et il poursuit:


(..)
Le moment présent est malheureusement marqué non seulement par des phénomènes négatifs dans les domaines social et économique, mais aussi par un déclin de l’espoir, une certaine méfiance dans les relations humaines, d’où des signes croissants de résignation, d’agressivité, de désespoir. Le monde dans lequel nous vivons, alors, risque de changer de visage par l’oeuvre pas toujours sage de l’homme qui, plutôt que de cultiver la beauté, exploite sans conscience les ressources de la planète au profit d’un petit nombre et il n’est pas rare qu’il détériore les merveilles de la nature. Qu’est-ce qui peut injecter à nouveau enthousiasme et confiance, qui peut encourager l’esprit humain à retrouver le chemin, à lever les yeux sur l’horizon, à rêver d’une vie digne de sa vocation, si ce n’est la beauté?
Vous le savez, chers artistes, que l’expérience de la beauté, la vraie beauté, non pas celle éphémère ou superficielle, n’est pas quelque chose de secondaire ou de mineur dans la recherche de sens et de bonheur, parce que cette expérience n’éloigne pas de la réalité, mais au contraire, conduit à une confrontation serrée avec le vécu quotidien, pour le sauver de l’obscurité et le transfigurer, pour le rendre lumineux, beau.

Une fonction essentielle de la vraie beauté, en effet, déjà indiquée par Platon, est de communiquer à l’homme une saine « secousse », qui le met hors de lui, l’arrache à la résignation, à l’accommodement au quotidien, le fait souffrir, aussi comme une flèche qui le blesse, mais justement ainsi le « réveille » à nouveau, lui ouvrant à nouveau les yeux du cœur et d’esprit, lui mettant les ailes, le poussant vers le haut. L’expression de Dostoïevski que je vais citer est certainement audacieuse et paradoxale, mais elle invite à réfléchir: «L’humanité peut vivre – dit-il – sans la science, elle peut vivre sans pain, mais sans la beauté, elle ne pourrait plus vivre parce qu’il n’y aurait plus rien au monde à faire. Tout le secret est là, toute l’histoire est là. Il est repris par le peintre Georges Braque: « L’art est fait pour troubler, alors que la science rassure». La beauté frappe, mais justement ainsi, elle rappelle à l’homme son destin ultime, le remet en marche, le remplit avec un nouvel espoir, lui donne le courage de vivre pleinement le don unique de la vie.
La recherche de la beauté dont je parle, bien sûr, ne consiste pas en une fuite dans l’irrationnel ou dans le pur esthétisme.

Trop souvent, cependant, la beauté qui est diffusée (dont on fait la promotion) est trompeuse et mensongère, superficielle et aveuglante jusqu’à l’étourdissement et, au lieu de faire sortir les hommes d’eux-mêmes et de leur ouvrir les horizons de la vraie liberté, de les attirer vers le haut, elle les emprisonne en eux-mêmes et les rend encore plus esclaves, privés d’espoir et de joie. Il s’agit d’une beauté séduisante mais hypocrite qui réveille la soif ardente, le désir de pouvoir, de possession, d’abus sur l’autre et qui très vite se transforme en son contraire, assumant les visages de l’obscénité, de la transgression et de la provocation comme fin en soi. La véritable beauté, au contraire, ouvre le cœur humain à la nostalgie, au désir profond de connaître, d’aimer, d’aller vers l’Autre, vers l’Au-delà de soi-même. 
Si nous acceptons que la beauté nous touche intimement, elle nous blesse, elle nous ouvre les yeux, puis nous redécouvrons la joie de la vision, la capacité à saisir le sens profond de notre existence, le mystère de notre origine et de là nous pouvons atteindre la plénitude, le bonheur, la passion, l’engagement de tous les jours…


L’art dans toutes ses expressions, au moment où il affronte les grandes questions de l’existence, avec les thèmes à la base du sens de la vie, peut avoir une signification religieuse et devenir un chemin de réflexion intérieure profonde et de spiritualité. Cette affinité, cette harmonie entre la foi et l’itinéraire artistique, sont attestées par un nombre incalculable d’oeuvres d’art qui ont pour protagonistes des personnages, des histoires, des symboles de cet immense dépôt de « figures » – au sens le plus large — qui est la Bible, l’Écriture Sainte. Les grands récits bibliques, les thèmes, les images, les paraboles ont inspiré d’innombrables chefs-d’œuvre dans tous les secteurs des arts, et ont parlé au cœur de toutes les générations de croyants à travers les oeuvres d’artisanat et d’art local, non moins éloquentes et prenantes.



Chers artistes, arrivant à la conclusion, je vous adresse moi aussi, comme mon prédécesseur, un appel cordial, amical et passionné. Vous êtes les gardiens de la beauté; vous avez, grâce à votre talent, la capacité de parler au cœur de l’humanité, de toucher la sensibilité individuelle et collective, de susciter des rêves et des espoirs, d’élargir les horizons de la connaissance et de l’engagement humains.

Soyez pour cela reconnaissant des dons reçus et pleinement conscients de la grande responsabilité de communiquer la beauté, de faire communiquer dans la beauté et à travers la beauté! Soyez vous aussi, par votre art, des hérauts et des témoins d’espérance pour l’humanité! Et n’ayez pas peur d’affronter la source première et ultime de la beauté, de dialoguer avec les croyants, avec ceux qui, comme vous, se sentent en pèlerinage dans ce monde et dans l’histoire vers la beauté infinie!

La foi n’enlève rien à votre génie, à votre art, et même, elle les exalte et les nourrit, les encourage à franchir le seuil et à contempler avec les yeux fascinés et émus le but ultime et définitif, le soleil qui ne se couche jamais, qui illumine et embellit le présent .


Pendant que je vous bénis de tout cœur, je vous salue, comme le fit Paul VI, avec un mot: arrivederci!

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