Dans l’interview qu’il a accordée par mail à Edward Pentin, j’avais été interpelée par l’ arguments du futur préfet de la doctrine selon lequel la doctrine ne change pas, mais, grâce au souffle de l’Esprit, le Pape a, comme successeur de Pierre, « un don vivant et actif« , un charisme spécial et unique qui lui permet de changer la doctrine-qui-ne-change-pas et dont dériverait une impossibilité absolue de contester ses décisions. Le professeur Leonardo Lugaresi, spécialiste de Dante, répond au « théologien » du Pape dans un commentaire argumenté et nourri de références érudites (mais très accessible), où il souligne cette antinomie entre deux conceptions de la doctrine, celle figée, immuable, morte, en somme, donc à laquelle on ne peut pas toucher, et celle, vivante et active, « la doctrine du Pape », incarnée aujourd’hui par Jorge Mario Bergoglio, et demain… qui sait par qui? (inutile de dire que pour Tucho, c’est la seconde qui est la « bonne ») .

La tradition et le Pape selon Mgr Fernandez

Paradoxalement, il faut être reconnaissant à Mgr Fernandez, nouveau préfet du Dicastère pour la Doctrine de la Foi et bientôt cardinal, car, bavard comme il l’est (il semble qu’il ait déjà donné une quarantaine d’interviews depuis l’annonce de sa nomination) et peut-être moins prudent que d’autres dans ses prises de parole, il lui arrive de dire ouvertement ce qu’il pense.

Interviewé par Edward Pentin pour le magazine National Catholic Register le 11 septembre, il a fait la déclaration suivante

« Quand nous parlons d’obéissance au Magistère, nous l’entendons dans au moins deux sens, qui sont inséparables et tout aussi importants l’un que l’autre.

L’un est le sens le plus statique, celui d’un ‘dépôt de la foi’ que nous devons garder et préserver indemne.

Mais d’autre part, il existe un charisme particulier pour cette sauvegarde, un charisme unique, que le Seigneur n’a donné qu’à Pierre et à ses successeurs.

.

Dans ce cas, il ne s’agit pas d’un dépôt, mais d’un don vivant et actif, qui est à l’œuvre dans la personne du Saint-Père. Je n’ai pas ce charisme, ni vous, ni le cardinal Burke. Aujourd’hui, seul le pape François le possède. Maintenant, si vous me dites que certains évêques ont un don spécial de l’Esprit Saint pour juger la doctrine du Saint-Père, nous entrerons dans un cercle vicieux (où n’importe qui peut prétendre détenir la vraie doctrine) et ce sera de l’hérésie et du schisme. Rappelez-vous que les hérétiques pensent toujours connaître la vraie doctrine de l’Église. Malheureusement, aujourd’hui, non seulement certains progressistes tombent dans cette erreur, mais aussi, paradoxalement, certains groupes traditionalistes ».

J’imagine que Mgr Fernandez, n’étant pas (encore ?) pape, ne se sent pas entouré de la même aura d’indiscutabilité qu’il attribue à la personne du pontife, et qu’il ne verra donc pas d’inconvénient à ce qu’un simple baptisé comme moi ose exprimer quelques perplexités générées par la lecture de cette déclaration.

Bien qu’au début il définisse comme « inséparables et également importantes » les deux formes d’obéissance au magistère qu’il distingue, en réalité il les sépare, les oppose implicitement et considère l’une beaucoup plus importante que l’autre.

La première obéissance, en effet, s’applique à ce qu’il appelle, selon une expression traditionnelle, le dépôt de la foi, c’est-à-dire le corps de vérité de la Révélation. Le mot « dépôt » (en grec παραθήκη) dans le Nouveau Testament n’apparaît que trois fois, dans les deux Lettres à Timothée, des écrits pastoraux issus du milieu paulinien que la grande majorité des spécialistes ne considèrent toutefois pas comme étant de la main de l’apôtre, mais qui ont probablement été composés vers la fin du premier siècle.

Dans les trois cas, le terme est étroitement lié au verbe « garder » [custodire] :

  1. « O Timothée, garde le dépôt (τὴν παραθήκην φύλαξον) ; évite les discussions profanes et les objections de la prétendue science, au nom de laquelle certains se sont écartés de la foi » (1 Timothée 6, 20-21) ;
  2. « Je sais qui j’ai cru et je suis convaincu qu’il est capable de garder mon dépôt (τὴν παραθήκην μου φυλάξαι) jusqu’à ce jour-là, mon dépôt. […]
  3. Garde le bon dépôt (τὴν καλὴν παραυήκην φύλαξον) par l’Esprit Saint qui habite en nous (ἐν ἡμῖν) » (2 Tm 12.14).

Nous constatons :

a) la garde du dépôt, qui dans la perspective de l’auteur des deux lettres est une fonction ecclésiale essentielle, est présentée comme une responsabilité partagée par les croyants : par « Paul » lui-même et par « Timothée » auquel il s’adresse. Ce n’est pas la tâche exclusive de « Pierre » (qui n’est même pas nommé), c’est-à-dire du pape (qui, d’ailleurs, à cette hauteur chronologique, était encore loin d’être une institution dotée des prérogatives et des pouvoirs d’aujourd’hui) ;

b) la capacité de garder intact le dépôt, c’est-à-dire la vérité de la foi, ne nous appartient pas mais vient directement de Dieu : du Christ lui-même en qui nous croyons et de l’Esprit Saint qui habite en nous.

Ce que je trouve très problématique, c’est que le nouveau préfet de la DDF considère la Tradition comme quelque chose de statique. Le concept de depositum fidei, tel qu’il le présente, loin d’être pensé de manière relationnelle, est isolé et fermé sur lui-même. Il n’évoque pas la Tradition vivante qui, depuis le Christ, à travers la médiation normative des Apôtres, puis le travail incessant de conservation, de méditation, de prière et d’approfondissement réalisé par des générations et des générations de nos Pères, nous l’a apportée jusqu’à aujourd’hui – donnant à chacun de nous la responsabilité ecclésiale de l’accueillir, de l’accepter, de lui obéir, de la faire nôtre en nous identifiant à son infinie richesse, et de la transmettre à notre tour, enrichie de notre foi, aux générations futures – mais elle est figée dans une forme fermée, et donc morte en elle-même, si quelqu’un ou quelque chose de l’extérieur ne la fait pas revivre. Paradoxalement, mais pas trop, j’oserais dire que sa conception de la Tradition est traditionaliste. En effet, il est très clair, à la manière dont il en parle, que le depositum fidei est pour lui comme un coffret ancien : un précieux héritage familial, que « nous devons conserver sain et sauf » (aussi parce que c’est de là que la famille tire ses quartiers de noblesse), mais qui n’a en soi aucune vie, aucune pertinence pour le présent ; il appartient au passé.

L’autre aspect de son argumentation me semble tout aussi problématique. En effet, il poursuit :

« Mais d’autre part, il y a un charisme particulier pour cette sauvegarde, un charisme unique, que le Seigneur n’a donné qu’à Pierre et à ses successeurs ».

Déjà cet conjonction adversative (« mais, d’autre part ») est particulière, révélant la séparation / opposition, inhérente à sa conception, malgré l’affirmation initiale : le préfet raisonne comme si la Tradition de l’Église (enfermée dans le tronc du depositum) et le magistère du pape étaient deux entités distinctes, le second – s’appliquant ou se superposant au premier – ayant le pouvoir exclusif de le faire fonctionner correctement. Or, les deux pôles, de cette manière, ne se trouvent pas sur le même plan et il ne peut donc y avoir de véritable relation entre eux. Mgr Fernandez le dit immédiatement après, « papale papale » [italianisme qui signifie: de façon directe, sans moyen terme]: « Dans ce cas« , c’est-à-dire dans le cas du « charisme unique que le Seigneur a donné seulement à Pierre et à ses successeurs », « il ne s’agit pas d’un dépôt, mais d’un don vivant et actif, qui est à l’œuvre dans la personne du Saint-Père« .

Je sors un instant de l’exégèse de ses propos et me permets une simplification brutale (qu’il aurait probablement raison de considérer comme violente, mais que je n’aurais pas tort de défendre comme un vulgaire exemple de la manière dont certaines doctrines sont ensuite traduites dans la pratique…) : « la tradition est morte, le pape (ce pape) est vivant ».

Ce qui est frappant dans cette approche, ce n’est certainement pas la revendication – sur laquelle tous les bons catholiques sont d’accord – de l’autorité suprême du pape en matière de doctrine de la foi et de gouvernement de l’Eglise, mais :

a) le fait que cette autorité institutionnelle soit présentée comme un charisme personnel. Le risque est de laisser entendre qu’il existe une assistance spéciale de l’Esprit Saint garantie non pas à l’évêque de Rome en tant que tel, c’est-à-dire en tant qu’institution-cardinale de l’Église universelle, mais aujourd’hui à Jorge Mario Bergoglio, hier à Joseph Ratzinger, avant-hier à Karol Wojtyla, et ainsi de suite… en remontant jusqu’à des temps reculés où les historiens de l’Église nous disent que même des individus peu recommandables sont montés sur le trône pontifical. Cette confusion, je crois, est également à l’origine de l’expression singulière qui sort peu après de la plume du préfet : « juger la doctrine du Saint-Père ». Mais existe-t-il une « doctrine du Saint-Père » distincte et différente de la « doctrine de l’Église » ? N’y a-t-il pas là un risque de confusion grave, couvrant du manteau de l’incontestabilité même ce que le pape tient pour un « docteur privé » (et que, comme tel, il devrait toujours veiller à ne pas confondre avec son Magistère ordinaire) ?

b) La manière absolument étrangère, pour ne pas dire incompatible avec l’idée de collégialité apostolique, avec laquelle la primauté de Pierre est ici représentée. Le pape n’est pas ici le garant ultime, l’instance suprême de discernement et de jugement d’une œuvre commune de « vitalisation du dépôt de la foi » à laquelle sont appelés tous les fidèles, et en particulier toute la hiérarchie ecclésiastique, en vertu du don de l’Esprit qu’ils ont tous reçu, mais il en est l’unique protagoniste. Dans la scène évoquée par les paroles du préfet, en effet, il y a le tronc du depositum, plein de choses anciennes ; il y a le pape François avec son charisme papal-personnel de ramener les choses mortes à la vie ; et puis il n’y a rien d’autre. Les évêques (désagréablement évoqués par un nom choisi non au hasard [le cardinal Burke]) n’apparaissent à l’arrière-plan que comme d’éventuelles figures dérangeantes, à faire taire immédiatement.

c) La troisième chose problématique que je trouve dans l’affirmation de Mgr Fernandez est précisément le fait qu’il semble dériver de ses prémisses une conséquence qui, bien au-delà de l’infaillibilité, aboutit à une sorte d’incontestabilité ou d’inattaquabilité de tout ce que dit et fait le pape. Quand il dit que le charisme, le bon, « aujourd’hui seul le pape François le possède », et donc que tous les autres, qu’ils soient cardinaux, évêques, prêtres ou laïcs, doivent se taire, ne préfigure-t-il pas un idéal d’église monarchique, dans laquelle le pape est le souverain absolu ?

Je m’interroge sur les fondements d’une telle conception. Dans l’Évangile de Jean, je lis que lorsque le Ressuscité confie à Pierre la tâche de paître ses brebis, il accompagne ce mandat de cet avertissement :

« En vérité, en vérité, je te le dis, quand tu étais jeune, tu te vêtais toi-même et tu allais où tu voulais ; mais quand tu seras vieux, tu étendras les mains, un autre te vêtira et te conduira où tu ne voudras pas » (Jn 21,18).

Je ne vois ici aucune trace de l’idée, très répandue aujourd’hui parmi les personnes très papistes mais pas très catholiques, selon laquelle « le pape est le pape et peut faire tout ce qu’il veut ». Au contraire, il me semble que l’autorité suprême de Pierre est enchaînée à l’obéissance suprême du martyre.

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