Une interview par Nico Spuntoni d’un de ses plus proches amis, le cardinal allemand Paul Cordes, président émérite du Conseil pontifical « Cor Unum ».

Cordes : Le vrai souci de Ratzinger ? L’oubli de Dieu

Pour Benoît XVI, l’oubli de Dieu est « le problème de notre temps » et cela a été le thème central de son pontificat. Deus Caritas Est est le développement d’un document sur la charité demandé par Jean-Paul II, mais rejeté par la Secrétairerie d’État. Le cardinal allemand Paul Josef Cordes, ami et proche collaborateur du pape Ratzinger, prend la parole.

Clerical Whispers: Cardinal Paul Joseph Cordes

Pour expliquer l’intensité du lien entre Benoît XVI et le cardinal Paul Josef Cordes, il suffit de savoir que ce dernier s’est vu remettre plusieurs objets personnels ayant appartenu à son frère bien-aimé Georg Ratzinger après son décès à l’été 2020. Le président émérite du Conseil pontifical « Cor Unum », longtemps considéré comme le « protecteur » des mouvements ecclésiaux au sein de la Curie, était l’une des figures les plus familières de Joseph Ratzinger au Vatican, depuis son arrivée à l’ancien Saint-Office jusqu’à ses derniers jours à Mater Ecclesiae.
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Ils avaient en commun non seulement leur nationalité allemande, mais aussi cette marque de loyauté envers Rome qui leur a valu à tous deux l’hostilité de nombreux confrères évêques et dirigeants d’organisations laïques, mais aussi l’estime inconditionnelle de saint Jean-Paul II. À ceux qui, venus d’Allemagne, avaient l’habitude de réclamer une Église appelée à s’ouvrir sans discernement à la société, Ratzinger et Cordes ont opposé l’alarme d’une société de plus en plus marquée par l’oubli de Dieu. Le cardinal allemand, aujourd’hui âgé de 89 ans et qui a récemment fêté les 62 ans de son ordination sacerdotale, a évoqué dans cet entretien avec La Bussola son ami devenu pape qui disait de lui : « C’est un homme de décision définitive ».

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Éminence, quelle était votre opinion sur le professeur Ratzinger lorsque vous étiez encore un jeune étudiant en théologie ?
J’ai rencontré Joseph Ratzinger pour la première fois lorsque j’étais étudiant en théologie au Collegium Leoninum de Paderborn, en 1959. Il était venu parler de l’imminence de Vatican II. Au cours de la discussion qui a suivi, ses réponses m’ont étonné. Elles étaient si complètes qu’une pensée m’est venue à l’esprit : avait-il répondu à nos questions sur le champ ou les connaissait-il avant qu’elles ne soient soulevées ? Dans ses diverses considérations, il m’a fait l’impression d’une grande intelligence. Il était tout simplement brillant ! C’est cette impulsion qui m’a poussé à lire ses écrits.

Est-il vrai que le cardinal Ratzinger est devenu préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi également grâce à vous ?


Je ne peux pas donner de réponse précise à cette question. Mais je peux dire ceci : le cardinal Ratzinger était le rapporteur général du Synode des évêques sur la famille en 1980, séjournant au Collège Teutonique au Vatican. En novembre 1980, peu après la conclusion du synode, il est revenu de Munich pour récupérer des effets personnels qu’il avait laissés dans sa résidence au Collège. Nous nous sommes rencontrés dans l’ascenseur. Je lui ai dit un peu effrontément : « Monsieur le Cardinal, on dit que le Pape vous appellera bientôt à Rome ». Il m’a répondu : « À moins que le pape Jean-Paul ne me le demande explicitement, je resterai à Munich ». Comme je soupçonnais que telle était l’intention du pape et que ce brillant théologien me semblait être un grand atout pour la Curie, j’ai appelé immédiatement après la réunion le secrétaire de confiance du pape, Monseigneur Stanislaus Dziwisz, et je lui ai rapporté les paroles du cardinal Ratzinger.

Comme l’a également reconnu Monseigneur Georg Gänswein dans son dernier livre, vous avez été l’inspirateur de « Deus Caritas est ». Pouvez-vous nous dire ce que Bressanone a à voir avec ce qui allait devenir la première encyclique de Benoît XVI ?

En novembre 1999, le pape Jean-Paul II m’a chargé de formuler un document sur les possibilités et les distorsions modernes de la charité ecclésiale. Après une longue période de travail avec des spécialistes, j’ai produit un projet que j’ai présenté au cardinal Ratzinger. Il l’a vérifié et corrigé. Je l’ai ensuite envoyé à la Secrétairerie d’État. Leur réaction m’a surpris. J’ai reçu la réponse que le projet n’était pas adapté à une directive papale et j’ai été invité à cesser de travailler sur le document. Heureusement, j’ai pu rapidement informer le cardinal Ratzinger de ce refus abrupt. Au cours de l’été 2004, il était en vacances à Bressanone, où je fuyais moi aussi chaque année la chaleur romaine. Il a immédiatement dicté une réponse dans laquelle il défendait la question et le projet.

Mais cela n’a en aucun cas ouvert la voie à l’encyclique sur la Caritas. Dieu merci, pouvons-nous dire rétrospectivement. Car deux jours seulement après son élection comme pape, j’ai rencontré Benoît XVI dans la résidence vaticane Sainte Marthe où il résidait au début de son pontificat. Et comme s’il avait deviné mes pensées, dès la deuxième phrase, il m’a demandé : « Et notre encyclique ? ». J’étais ravi qu’il veuille s’y attaquer à nouveau. Et quiconque connaît l’impulsion théologique fondamentale de Ratzinger ne sera pas surpris qu’il ait donné au texte précédent un tout nouveau visage : la première moitié de l’encyclique traite désormais exclusivement de la question de Dieu. Cela montre une fois de plus que ce théologien qu’est Ratzinger ne souffre probablement de rien d’autre que de l’oubli moderne de Dieu.

Le deuxième secrétaire de Benoît XVI, Monseigneur Alfred Xuereb, a raconté dans son livre un curieux épisode qui vous a vu en audience avec les participants de la plénière du Conseil pontifical ‘Cor Unum’ en 2008. Pouvez-vous nous en parler ?

Ma nomination en tant que président de Cor Unum en décembre 1995 impliquait la participation aux réunions plénières annuelles de ce dicastère, dont le point culminant était toujours la réception du Pape. C’est à moi, en tant que président, qu’il revenait de prononcer le discours de bienvenue au successeur de Pierre. C’était toujours un moment solennel qui me rendait nerveux. Une fois, avec le pape Benoît, je n’ai pas trouvé mes lunettes de lecture dans ma soutane. J’ai fouillé dans les différentes poches, en vain. Le Saint-Père avait manifestement découvert ma mésaventure, il a donc remis ses lunettes à son secrétaire, Monseigneur Gänswein, qui me les a données. Benoît a ri. Moi, en revanche, j’étais embarrassé et je le lui ai dit après coup : ‘Saint-Père, je m’excuse pour ma mésaventure, je suis très embarrassé’. Il m’a répondu : « Ces petites humiliations sont utiles pour la croissance spirituelle ».

Benoît XVI a souvent été critiqué par des évêques et des théologiens allemands. Vous qui êtes allemand, pourquoi la célèbre expression « nemo propheta in patria » s’applique-t-elle aussi à lui ?

La première réaction au voyage du pape Benoît XVI en Allemagne en 2005 a été un véritable enthousiasme.

BILD begrüßt Papst Benedikt XVI. in Deutschland: Axel ...

L’un des journaux les plus vendus du pays a titré « Nous sommes Pape » « Wir Sind papst« , Bild, ndt]. Quiconque se souvient de l’enthousiasme suscité lors de sa visite en bateau sur le Rhin comprendra la question admirative d’un journaliste : le célèbre pape a certainement dû se rendre compte lors de sa visite à Cologne « que les jeunes sont incroyablement réceptifs, que vous avez personnellement été très bien accueilli ».
Au troisième voyage, cependant, le climat d’approbation avait complètement changé. Ceux qui avaient longtemps désapprouvé l’enthousiasme du pape en Allemagne ont trouvé leur argument, après la réception en Bavière, dans la citation de l’empereur byzantin Manuel II Paléologue à l’université de Ratisbonne, qui, selon eux, critiquait l’islam. L’agression contre Benoît a probablement atteint son apogée plus tard, lors de son discours à Fribourg le 24 septembre 2011, auquel des délégués du Comité central des catholiques allemands avaient également été invités. L’orateur a parlé du manque d’amour pour Dieu dans le monde occidental et du manque d’accès à Lui, auquel le système ecclésiastique bien structuré n’était manifestement pas en mesure de faire face. Il a déclaré : « Je pense que nous devons être honnêtes et dire que nous avons un excès de structure par rapport à l’esprit. Les responsables de l’Église allemande ne pouvaient pas supporter une telle chose et ont réagi avec ressentiment. De nombreux médias n’étaient que trop heureux de se joindre à eux. Cela et ses critiques à l’égard de l’Église allemande ont bien sûr considérablement diminué sa popularité.

Vous avez critiqué le chemin du synode allemand en des termes très clairs. En avez-vous parlé avec Benoît XVI ? Que pensait-il de la voie synodale en Allemagne ?

Dans un essai important, Joseph Ratzinger a présenté son analyse de la révolution sexuelle à l’époque moderne. Il explique clairement comment Benoît XVI a observé longtemps le déclin de la morale sexuelle dans le monde occidental et dans l’Église. La « voie synodale » en Allemagne a réagi à ce déclin de manière presque superficielle. Cette superficialité ne pouvait en aucun cas convaincre ou même satisfaire Joseph Ratzinger. Il s’est donc donné pour tâche de donner « aux présidents des conférences épiscopales… une ou deux suggestions pour les aider en cette heure difficile ». Enfin, il s’est également intéressé à l’impact de la vague de pornographie sociale sur les prêtres et leur formation.

Ses observations lucides ne peuvent et ne doivent pas être résumées ici. Elles peuvent facilement être lues sur internet, ayant été publiées le 11 avril 2019 [dossier ici: benoit-et-moi.fr/2019/leglise-et-le-scandales-des-abus-sexuels]. Seule la mise en exergue finale doit être soulignée à nouveau. Il veut nommer la racine de la confusion moderne. C’est ainsi que le pape arrive à la question de Dieu. Littéralement :

« Une société dans laquelle Dieu est absent, une société qui ne le connaît pas et le considère comme inexistant, est une société qui perd sa mesure. À notre époque actuelle, on a inventé le mot clé de la mort de Dieu. Quand Dieu meurt dans une société, celle-ci devient libre, nous assure-t-on. En réalité, la mort de Dieu dans une société signifie aussi la fin de sa liberté, parce que le sens qui donne l’orientation meurt. Et parce que la mesure qui nous indique la bonne direction, en nous apprenant à distinguer le bien du mal, disparaît. La société occidentale est une société dans laquelle Dieu est absent de la sphère publique et n’a plus rien à dire. Et c’est pourquoi c’est une société dans laquelle la mesure de l’humain se perd de plus en plus ».

Malheureusement, la majorité des pasteurs consacrés n’ont guère prêté attention à l’exposé détaillé et argumenté du pape Benoît. Un aveuglement criminel.

Vous – comme lui – pensez que l’oubli de Dieu est ‘le problème de notre temps’. Le pontificat de Benoît XVI a-t-il eu un effet bénéfique pour l’arrêter ou au moins l’atténuer ?

Dans le domaine de la pastorale, toute tentative de contrôle des effets est délicate. Il restera toujours difficile de savoir dans quelle mesure un pasteur a pu contribuer à ses objectifs. Cependant, en ce qui concerne l’intention du pasteur, je ne vois personne qui ait lutté avec plus d’insistance, de motivation et de constance contre l’oubli moderne de Dieu que Joseph Ratzinger. Dans l’un de ses discours lors d’une rencontre publique proche de la canonisation de Josémaria Escriva, il a inventé le mot « Dieucentrisme » pour formuler l’élan nécessaire de l’engagement de l’Église.
En outre, deux citations significatives : un jour, il m’a envoyé une photo de Hans Urs von Balthasar, sur laquelle était inscrite la devise qu’il avait incontestablement fait sienne : « Ne pas présupposer Dieu, mais le présenter ».
Et à la fin de sa vie, dans ses puissantes déclarations quasi testamentaires, les « Dernières conversations » avec Peter Seewald, il a même résumé l’intention générale de son ministère papal par cette phrase : « Il y avait avant tout l’intention positive de vouloir mettre Dieu et la foi au centre ».
Quiconque garde ces éléments à l’esprit ne peut douter de la manière dont Joseph Ratzinger a compris sa mission fondamentale en tant que prêtre, évêque et pape.

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