Les médias du Vatican, dans une démarche totalement inédite, ont réalisé « en interne » un documentaire sur les années missionnaires de Robert Francis Prevost au Pérou. C’est un choix délibéré (pourquoi pas « Léon de Chicago », ou « Léon à Rome »? Ou même « Itinéraire d’un futur pape »?), qui marque la volonté (teintée d’idéologie?) d’inscrire le nouveau pontificat dans la continuité de François – même si on peut comprendre que ces années ont marqué profondément le futur pape.
Andrea Gagliarducci (chez qui on perçoit une nuance de déception) y trouve des pistes pour tenter de déchiffrer (à la lumière, aussi, de quelques faits récents) un homme qui a fait de la discrétion sa marque de fabrique, et qu’il serait sans doute vain de recruter dans un camps ou un autre.
Au fond, nous sommes en train d’apprendre à connaître le pape.
Beaucoup de décisions devront être lues dans une perspective plus large. Certaines décisions avaient déjà été prises auparavant.
Dans certains cas, nous serons en profond désaccord, dans d’autres moins.
Le 8 juin dernier, Vatican News annonçait la parution prochaine d’une vidéo de 45 minutes, réalisée en interne:
«León de Perú», un documentaire sur les années missionnaires du Pape
Un itinéraire à travers Chiclayo, Chulucanas, Callao, Lima, Trujillo, pour découvrir la figure du Pape augustinien à travers les voix et les témoignages de ceux qui l’ont connu, de ceux qui ont collaboré avec lui ou qui ont reçu son aide en tant que missionnaire et pasteur.
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https://www.vaticannews.va/fr/vatican/news/2025-06/leon-xiv-pape-chiclayo-perou-documentaire-medias-vatican.html
En voici la bande-annonce, ici sous-titrée en anglais:
La vidéo est aujourd’hui disponible, avec des sous-titres en anglais , très faciles à lire:
Compte tenu de la provenance, on pourrait redouter non pas un documentaire, mais une opération de propagande pilotée, à laquelle le pontificat précédent nous avait tristement habitués. Et c’est vrai qu’il y a un peu de cela: en situant le récit en Amérique latine, la communication du Vatican a fait le choix délibéré d’inscrire le nouveau pontificat dans une continuité évidente avec El Papa. Un choix qui n’est évidemment pas innocent.
Mais il y a beaucoup d’autre matières à réflexion dans ce documentaire. En particulier, qu’ « on ne peut pas comprendre Léon XIV sans comprendre son passage au Pérou et en Amérique du Sud. Mais cela ne suffit pas pour comprendre Léon XIV« .
León de Perú, un documentaire qui fait réfléchir
Andrea Gagliarducci
vaticanreporting.blogspot.com
Il s’intitule León de Perú, et c’est un gros travail éditorial des médias du Vatican qui, après l’élection du pape Léon, se sont rendus non seulement à Chiclayo, mais aussi là où le jeune augustinien Prevost avait été missionnaire, afin de comprendre qui est le pape Léon, ce qu’il est et ce que l’on peut attendre de lui.
C’est un effort éditorial sans précédent pour les médias du Vatican, appelés non seulement à fournir une biographie, mais aussi à faire du journalisme. On peut peut-être dire qu’avec cet effort, le secteur des médias du Vatican sort de son habituel cadre institutionnel, pour devenir, précisément, une entreprise médiatique. Et, en même temps, on ne peut ignorer le fait qu’il s’agit d’un documentaire réalisé par les médias du Vatican et qu’il peut donc, d’une certaine manière, être considéré comme un récit officiel du pontificat.
Il s’agit d’un travail choral, dans lequel les journalistes ont prêté leur caméra aux visages, aux personnes, aux lieux, disparaissant complètement, si ce n’est pour le fait que ce sont eux qui ont monté, classé et assemblé le matériel. Il n’y a pas de voix off, il y a la voix des gens. Les images sont parfois brutales, comme un coup de poing dans le ventre – du moins pour ceux qui veulent voir les détails, car les casseroles incrustées, les murs non crépis témoignent d’une pauvreté endémique – et les voix racontent un Prevost en partie inconnu. La personnalité du pape missionnaire est mise en lumière.
Je pense qu’il y a des personnes plus qualifiées que moi pour critiquer ce travail, dans lequel je vois la passion, le dévouement et, dans les remerciements, également un lien avec l’Église et les communautés locales, montrant qu’au fond, le monde catholique est toujours un pays et qu’il n’y a pas vraiment de périphérie dans l’Église, là où il y a le Christ.
En même temps, ce documentaire m’a donné l’occasion de faire quelques réflexions qui ne concernent pas seulement le documentaire, mais aussi le travail des vaticanistes à l’époque de Léon XIV.
Au total, il s’agit de sept brèves observations.
1. On ne peut comprendre Léon XIV sans comprendre le Pérou. Le lien avec ce peuple, le sens de la famille que le pape a trouvé là-bas, dépasse tout. Léon XIV est avant tout un pape qui appartient à la communauté à laquelle il a été envoyé. Il est profondément augustinien, car c’est là que sa vocation l’a conduit. Il est devenu profondément péruvien, car c’est là que sa mission l’a conduit.
Mais sa disponibilité à ce que la vie lui apporte est totale. « Il parlait comme un Péruvien », est le commentaire que l’on entend dans le documentaire. Et il n’est pas évident, au fond, qu’une personne s’imprègne autant d’une culture, non seulement en apprenant sa langue, mais aussi en apprenant son langage.
Et c’est peut-être précisément pour cette raison que Léon XIV s’est immédiatement immergé dans l’univers symbolique de la papauté, non pas en créant une restauration, mais en conservant certains éléments de restauration. Si Prevost pouvait parler péruvien comme un Péruvien, Léon XIV peut parler pontifical comme un pontife.
2. Le documentaire ne met donc en lumière qu’un aspect de la personnalité multiple du pape. C’est un aspect qui le place dans la continuité totale du pape François, comme si un pontificat sud-américain succédait à un autre pontificat sud-américain. Car, au fond, l’Amérique du Sud que montre le documentaire est aussi celle que le pape François a connue. Une Amérique du Sud où le prêtre doit se salir les mains, où l’évêque doit clairement affirmer qu’il n’est pas l’expression d’un quelconque pouvoir, où être avec le peuple est un choix nécessaire et décisif et où l’on finit par parler de politique même quand on ne parle pas de politique, car dans cette extrême pauvreté, même parler de famille devient un discours politique.
Ce n’est pas un hasard si la théologie de la libération et la théologie du peuple sont nées en Amérique du Sud, s’il y a eu une sorte de « guerre civile » sur ce que devait être l’Église, si, à un certain moment, on a même cherché à retrouver l’esprit des années 70, le seul qui semblait garantir un compromis, comme on dit en espagnol, dans la sphère publique. On ne peut pas comprendre Léon XIV sans comprendre son passage au Pérou et en Amérique du Sud. Mais cela ne suffit pas pour comprendre Léon XIV.
3. En ce sens, il aurait été également important d’aller à Chicago, de se pencher sur la partie « américaine » du pape, de connaître les augustins et, surtout, d’essayer de comprendre quels étaient les débats intellectuels qui ont le plus marqué les années de séminaire de Robert Francis Prevost.
Prevost a montré qu’il était flexible, qu’il savait s’adapter, qu’il était une personne profondément réfléchie. Il a exercé une partie de son gouvernement en tant que supérieur des Augustins, il a également dirigé un dicastère du Vatican à un âge mûr. L’histoire raconte que tout le monde connaissait Prevost parce que, membre de onze dicastères du Vatican, il participait et parlait avec tout le monde. Il faudrait comprendre ce que l’on pensait à cette époque, dans ces situations.
Une question demeure : aujourd’hui, qui parlerait de Prevost sans le prisme du fait qu’il est désormais pape et qu’on ne peut que parler en bien du pape, ou en tout cas pas en mal ?
4. Le fait est que prendre un seul aspect de Prevost permet également aux « gardiens de la révolution » de s’obstiner à vouloir démontrer que, au fond, Léon XIV est un François II, ou quelque chose de ce genre. Ou en tout cas, cela trahit la crainte de perdre l’héritage du pape François, d’une manière ou d’une autre.
Ici, je ne fais pas référence au documentaire, qui a été réalisé avec l’intention – pure [??] et légitime – de raconter un aspect du pontificat qui suscite peut-être le plus de curiosité et dont très peu de gens avaient pu / su parler jusqu’à présent. Je fais plutôt référence au débat en cours, toujours aussi vif, dans lequel tout doit être raconté comme s’inscrivant dans la continuité ou la discontinuité avec François. Mais il s’agit d’un nouveau pontificat, qui a ses propres traits d’originalité, comme je l’ai dit à plusieurs reprises.
5. Certes, après un mois et demi de prudence, la dernière semaine de Léon XIV n’a pas aidé.
Sa visite à Santa Maria di Galeria [ndt: le 19 juin, le Pape s’est rendu au Centre de diffusion sur ondes courtes de Radio Vatican. Au terme de la visite, il est descendu de sa voiture pour répondre aux questions d’un journaliste de la RAI] était connue du TG1 (honneur à nos collègues qui étaient au courant et qui étaient présents) et le pape s’est arrêté pour une interview improvisée.
Or, il est frappant que le pape, qui a même lu un texte écrit à la loggia des bénédictions, décide néanmoins d’accorder quelque chose à une télévision, même si celle-ci est nationale et jouit d’une grande autorité. Et il est évident que dans ces interviews, on en est réduit à parler en termes généraux. Il a suffi que le pape dise que « nous connaissons tous les effets du changement climatique » pour faire de lui un champion de la continuité avec François.
Et c’est là le problème. Personne n’a jamais dit que la sauvegarde de la création n’était pas l’une des priorités de l’Église. Benoît XVI a même été surnommé le pape vert, les projets écologiques du Vatican remontent déjà aux années 90, et un travail considérable a été accompli sur le thème de l’écologie, y compris dans le domaine œcuménique. Le pape François, cependant, a parlé du réchauffement climatique en utilisant les rapports des Nations unies et un langage parfois très politique. Mais les rapports changent, car les données changent, et un langage politique place nécessairement l’Église d’un côté ou de l’autre.
Léon XIV, bien qu’ayant fait des choix précis (il suffit de penser au modèle diplomatique sur l’Ukraine), avait fait de la modération dans le langage une de ses caractéristiques. Il est intéressant de noter qu’il ait néanmoins décidé d’autoriser une interview qui ne semblait pas avoir été programmée. En somme, le documentaire risque de faire un clin d’œil à un récit qui semble aujourd’hui vouloir s’accrocher au pontificat précédent.
6. Pour clarifier les choses : je ne pense pas qu’il y ait quoi que ce soit de mal à avoir apprécié le pontificat du pape François, et je crois sincèrement qu’il est possible de cohabiter avec des positions différentes [!!]. Ce que je ne comprends pas, c’est la nécessité de trouver à tout prix des signes de continuité, ce qui trahit également un agenda personnel. Ce n’est pas le cas de tout le monde, je tiens à le souligner, mais c’est le cas de beaucoup. Je n’ai jamais aimé voir la discontinuité à tout prix – j’ai moi-même montré que beaucoup de choses dites par Benoît XVI se retrouvaient chez le pape François, et je l’ai fait pour le simple plaisir de montrer que rien dans l’Église ne naît de rien – je n’ai jamais aimé qu’on cherche une continuité à tout prix. Tout le monde a une idée, cela ne sert à rien de le nier. Mais plus nous faisons campagne pour cette idée, plus nous sommes de mauvaise foi, car nous voulons imposer notre idée à tout le monde.
7. Cela dit, je suis très reconnaissant au documentaire, car il m’a fait réfléchir et m’a aidé à replacer dans son contexte non seulement le pape, mais aussi un monde qu’il est nécessaire de connaître. C’est une partie de l’Église qui a son propre langage, son propre univers, qui doit être compris, vécu, conçu. Mais ensuite, chaque univers de symboles doit être médiatisé avec les autres univers, expliqué, inséré dans un cadre plus large lorsqu’il entre en contact avec quelque chose de nouveau. Sinon, nous risquons d’être comme les habitants de Macondo [ndt: village fictif, théâtre du roman « Cent Ans de solitude » de Gabriel García Márquez], avant qu’ils ne s’ouvrent au monde.
Au fond, nous sommes en train d’apprendre à connaître le pape. Beaucoup de décisions devront être lues dans une perspective plus large. Certaines décisions avaient déjà été prises auparavant. Dans certains cas, nous serons en profond désaccord, dans d’autres moins.
Un documentaire comme León de Perú est une partie nécessaire pour comprendre ce pape. Mais il faudra beaucoup de temps pour comprendre pleinement le cadre dans lequel il s’inscrit, face à un pape qui a fait de la discrétion sa marque de fabrique.