Voici un exposé de l’évêque émérite de Reggio Emilia, en Lombardi, Mgr Camisasca, prononcé lors d’une série de conférences organisées au niveau local sur le thème « L’héritage de Benoît XVI ». Le modérateur est Leonardo Lugaresi, le rédacteur du blog ami Vanitas ludus omnis consacré à l’étude de La Divine Comédie, celui qui m’a donné l’idée de mon cours élémentaire « Ecole Ratzinger ».
C’est un texte « trapu » , sans doute destiné à un public averti (dont je ne fais pas partie!), qui nécessite d’être lu et relu méticuleusement, mais même les non-initiés peuvent en tirer profit pour comprendre la pensée de Benoît XVI et ne pas le réduire à sa caricature répandue à la fois parmi les progressistes militants et les « tradis » purs et durs:

Si on lit patiemment et attentivement ses textes, on peut vraiment constater une continuité fondamentale dans sa réflexion théologique.

Cela n’a aucun sens de parler de lui comme d’un théologien « progressiste et conciliaire » qui serait devenu, en raison des nouvelles fonctions assumées dans l’Église, un « conservateur, partisan du centralisme romain, défenseur de l’Institution même au détriment de la liberté des fidèles ».

En réalité, c’est exactement le contraire que l’on constate. Ratzinger a vécu sa tâche de théologien en exerçant une liberté absolue et une ouverture de la raison, mais d’une raison croyante.

L’ecclésiologie de Ratzinger

Je n’ai pas reproduit l’abondant appareil de notes, qu’on trouvera sur le site de « Tempi » (la revue de Communion et Libération, dont est issu l’orateur).

Mgr Massimo Camisasca 
24 mars 2023


Aborder la réflexion de Joseph Ratzinger/Benoît XVI sur l’Église, c’est comme aborder un océan. Tant par son étendue que par sa profondeur. Il faut donc faire des choix.

J’ai choisi trois textes que j’ai considérés comme particulièrement significatifs, écrits par notre auteur à trois périodes différentes de sa vie et de sa réflexion théologique.

  • Le premier, publié en 1958 alors que Ratzinger avait 31 ans, concerne le rapport entre l’Église et la liturgie.
  • Le second, intitulé Communion-Communauté-Mission, date de 1983, alors que Ratzinger occupait depuis peu le poste de préfet de la Congrégation pour la foi.
  • Le troisième, intitulé L’ecclésiologie de la Constitution Lumen Gentium, est une communication faite en 2000 lors du Congrès consacré au Concile Vatican II, 35 ans après sa conclusion.

Avant d’entrer dans la réflexion de Ratzinger sur l’Église, telle qu’elle ressort de ces trois contributions, je voudrais faire quelques remarques méthodologiques simples.

1- Si on lit patiemment et attentivement ses textes, on peut vraiment constater une continuité fondamentale dans sa réflexion théologique. Cela n’a aucun sens de parler de lui comme d’un théologien « progressiste et conciliaire » qui deviendrait, en raison des nouvelles fonctions assumées dans l’Église, un « conservateur, partisan du centralisme romain, défenseur de l’Institution même au détriment de la liberté des fidèles ». En réalité, c’est exactement le contraire que l’on constate. Ratzinger a vécu sa tâche de théologien en exerçant une liberté absolue et une ouverture de la raison, mais d’une raison croyante. Il s’est toujours situé dans la foi de l’Église, en scrutant en particulier la foi apostolique et celle des Pères, en référence constante à l’Écriture Sainte et à la Tradition de l’Église. Il a cherché de nouvelles voies pour répondre aux questions toujours changeantes que l’humanité posait à l’Église, à son Magistère et à ses théologiens.

Ratzinger aimait l’histoire, en particulier l’histoire de l’Église et l’histoire des dogmes, toujours intégrée dans l’histoire des peuples et des nations, c’est-à-dire des cultures. Il n’en avait pas peur, même lorsqu’elle semblait poser des problèmes radicaux à l’esprit du croyant. Il aimait aussi les sciences physiques, juridiques et politiques, la littérature et l’art. Il aimait l’homme. Il entendait ainsi répondre indirectement aux problèmes posés au début du siècle par la crise moderniste, selon laquelle les données de la foi devaient être soumises aux jugements des sciences humaines. Il l’a assumé, même dans le domaine de l’exégèse et de la critique biblique, afin de réconcilier la modernité et le christianisme.

Sa conception du rapport raison-foi pourrait s’exprimer ainsi : il doit y avoir une réponse à ce problème, même si nous ne la connaissons pas encore. Cherchons-la. Éclairés par la foi de l’Église, nous la trouverons comme une nouvelle illumination issue d’une foi ancienne et toujours nouvelle.

2- Dès ses premiers écrits des années 1950, nous pouvons voir comment il a anticipé la révolution provoquée par le Concile en ce qui concerne la recherche et l’enseignement théologiques. Jusque dans les années 1960, les traités de théologie étaient basés sur un exposé systématique à dominante philosophique. Chez Ratzinger, un nouveau climat est immédiatement perceptible. Ses fondements sont les Ecritures, la vie de l’Eglise avec au centre la conscience priante du peuple, les écrits des saints en commençant par les Pères, jusqu’aux grands maîtres spirituels de tous les temps. Il a ainsi ouvert les fenêtres de l’étude théologique, non pas pour laisser entrer l’esprit du monde, mais pour permettre à l’Esprit de Dieu de renouveler son Église.


Église et liturgie

Ce n’est pas du tout un hasard si l’un des premiers textes d’ecclésiologie des Opera Omnia de notre auteur parle de la relation entre l’Église et la liturgie. Même si le Concile s’ouvrira cinq ans plus tard, l’attention de Ratzinger est déjà tournée vers l’Église en tant que mystère. Par rapport à la vision de l’Église comme société parfaite qui prévalait à la fin du Moyen-Âge et à l’époque moderne, cette vision est totalement nouvelle. Rien n’est renié de ce qui est substantiel dans la réflexion du passé. Aucune condescendance à l’égard d’une vision de l’Église comme pure communauté spirituelle.

Au contraire, Ratzinger parle toujours d’une interconnexion entre l’Église visible et invisible. L’accent est immédiatement sacramentel : l’Église est l’œuvre de Dieu dans l’histoire humaine. C’est pourquoi la liturgie en est le centre.

Entrons maintenant dans le vif du sujet.

Cette leçon commence par une relecture des textes évangéliques qui font référence à la purification du Temple de Jérusalem par Jésus, soit au début, soit à la fin de sa mission. Le théologien y voit non seulement la révolte contre la « dégénérescence marginale », mais la prophétie de la fin du provisoire par rapport au définitif : « Jésus remplace le culte du Temple précédent par un culte dont le centre est son corps transfiguré » . Le lien entre l’Église et la liturgie est déjà immédiatement évident.

Le véritable culte ne peut jamais être réduit à un ensemble de rituels ou d’observances. Il est « la présence de Dieu parmi les hommes et la glorification de Dieu par les hommes » . (Tout cela est merveilleusement développé dans le volume Introduction à l’esprit de la liturgie).

L’Église est donc le lieu de culte de l’humanité, le vrai temple dans le monde, « le lieu vivant du culte de l’éternité dans le temps » .

Pour nous expliquer ce qu’est l’Église, Ratzinger développe ici une histoire des mots que dans ce contexte nous ne pouvons pas reparcourir. Dans l’Ancien Testament, le mot ecclesia désigne l’assemblée cultuelle, teintée également d’un sens politique. Dans le Nouveau Testament, il désigne proprement la communauté. Aussi bien la communauté locale que la totalité de l’ unique Église, bien que pour Ratzinger l’élément premier soit l’idée de l’Église universelle. Mais cette unique Église se réalise dans l’assemblée du culte. Toutes les communautés eucharistiques sont telles parce qu’elles sont l’expression de l’Église une :  » les communautés de croyants sont une à partir du corps du Seigneur, à partir du seul et même pain qu’elles mangent toutes ensemble, où qu’elles soient dispersées dans le monde « .

À travers l’Eucharistie, présence de la mort et de la résurrection du Christ, nous comprenons comment l’Église vit de la liturgie. En elle, nous rencontrons sa personne, en elle les mystères de sa vie deviennent vraiment présents.

Si nous nous arrêtions là, nous pourrions peut-être penser à une vision réduite de la vie chrétienne. Ratzinger poursuit : il faut que le culte se réalise dans la vie. La liturgie nous permet d’entrer dans la dimension de l’agapè, dans le don que Dieu fait de lui-même à travers son Fils et dans le don que nous sommes appelés à faire de notre vie à Dieu. « La nature la plus profonde du culte au sens chrétien ne consiste pas dans le don de choses matérielles, mais dans l’amour jusqu’au bout… Elle ne consiste pas dans certaines actions rituelles, mais dans le don total de soi à Dieu ».

Ratzinger explique cela par un profond commentaire du livre X de La Cité de Dieu d’Augustin. Comment peut-on adhérer à Dieu ? « En entrant dans l’amour éternel, en commençant à aimer. Si l’adhésion à Dieu est le seul culte dont l’homme a besoin, on peut dire encore plus clairement que l’amour est le seul culte légitime ».

Vivre selon Dieu, c’est s’offrir en sacrifice. Mais comment l’homme corrompu peut-il trouver ce moyen d’adhérer à Dieu ? Le Christ « se charge de notre misère par miséricorde ». Lorsqu’il ouvre les bras sur la croix, il adore en même temps le Père et accueille l’humanité, selon la profonde réflexion de Ratzinger. L’adoration et l’étreinte ne font qu’un.

Communion-communauté-mission

Vingt-cinq ans se sont écoulés entre le premier discours que nous avons commenté et celui-ci. Il y a surtout eu le Concile, aux travaux duquel Ratzinger a activement contribué et qui lui a permis de faire une expérience qui sera très importante pour lui, mais pas révolutionnaire.

Nous retrouvons dans cette conférence donnée aux prêtres à Collevalenza l’entrelacement des sources que nous avons déjà envisagé.

Tout d’abord l’Écriture, avec l’enseignement des Apôtres. Ensuite l’histoire de l’Eglise primitive, avec quelques réflexions en arrière sur le monde juif et en avant sur l’hellénisation du christianisme. En arrière-plan apparaît toujours Augustin, le grand maître qui a marqué la forma mentis théologique de Ratzinger.

Le mot clé est la communion, koinonia, qui sous-tend et unifie les quatre caractéristiques fondamentales de l’Église, rassemblées dans les Actes (2,42): l’écoute concordante de l’enseignement des Apôtres, la communion fraternelle, la fraction du pain et les prières.

L’unité apparaît d’emblée comme la caractéristique fondamentale de l’Église. Puis la sainteté, qui vient de la prière et de la relation avec Dieu. L’apostolicité, qui préserve l’enseignement des Apôtres dans le temps. La Pentecôte complétera cette image avec l’expérience des langues parlées et comprises, c’est-à-dire de l’universalité.

Ratzinger souligne que « le mot koinonia (…) sera le véritable terme clé de notre réflexion ; en effet, outre le sens d’eucharistie, il peut aussi signifier « communion, communauté ». En lui s’unissent les deux réalités de l’eucharistie et de la communauté, de la communion comme sacrement et de la communion comme réalité sociale et institutionnelle ».

La communion se situe entre l’enseignement des Apôtres et la fraction du pain. Elle est comme un pont entre les deux, dit Ratzinger.

Ratzinger fait une analyse similaire sur Galates 2,9-10 : Paul donne la main à Jacques, Pierre et Jean en signe de communion. L’Apôtre des Gentils, pour sa mission si radicalement nouvelle, ne pouvait se passer de cette pleine attestation. Ce sont précisément les discordes déjà manifestées à l’époque entre Pierre et Paul qui indiquent l’urgence de la communion, que Ratzinger voit magnifiquement exprimée dans la collecte pour les pauvres de Jérusalem organisée par Paul, « une reconnaissance de l’importance de Jérusalem au niveau de l’histoire du salut, comme centre de l’unité et point focal de l’histoire du salut » .

Le discours du cardinal se poursuit par une analyse approfondie du mot koinonia. Dans la langue grecque, il exprime un travail commun (comme dans le cas des quatre pêcheurs de l’Évangile, une coopérative), mais aussi les valeurs communes qui en découlent. De cette expérience, la grâce tirera la nouvelle communauté de l’Église, avec en son centre le poisson mystérieux, le Seigneur ressuscité « qui est descendu dans les profondeurs de la mer, dans la nuit de la mort, se laissant prendre par nous et pour nous, afin de devenir notre nourriture pour la vie éternelle ».

De la Bible aux Pères. La communion est maintenant étudiée à travers la pensée d’Augustin pour montrer comment elle est une transformation totale de la vie. Dans la communion entre les hommes réalisée par la grâce, se réalise de la même manière la communion entre la nature humaine et la nature divine qui s’est accomplie de manière réelle dans la personne du Christ. En ce sens, pour notre théologien, la communion est la participation commune à l’obéissance du Fils, c’est-à-dire au mystère pascal.

L’ecclésiologie de Lumen Gentium

D’autres années ont passé. En 2000, trente-cinq ans après la conclusion du Concile Vatican II, une conférence organisée par le Saint-Siège s’est tenue à Rome pour réfléchir sur les quatre Constitutions dogmatiques de ce Concile. Ratzinger s’est vu confier Lumen Gentium.

On entrevoit, en lisant attentivement ce discours, une critique profonde des diverses réductions sociologiques opérées dans l’Ecclésiologie. Surtout, l’expression « peuple de Dieu », sans doute fondamentale dans la compréhension de l’Église, a été instrumentalisée en vue d’une démocratisation de celle-ci.

« L’Église n’existe pas pour elle-même, mais elle est censée être l’instrument de Dieu pour rassembler les hommes autour de lui, pour préparer le moment où Dieu sera tout en tous… La crise de l’Église, telle qu’elle se reflète dans la crise du concept de « peuple de Dieu », est une « crise de Dieu » ; elle résulte de l’abandon de l’essentiel. Il ne reste qu’une lutte pour le pouvoir ».

Il décrit ainsi, par anticipation, ce qui se passera dans les années suivantes. Il revient donc à l’ecclésiologie de communion. Même si ce mot n’a pas une place importante dans les textes conciliaires, il « peut servir de synthèse pour les éléments essentiels de l’ecclésiologie conciliaire ». Nous revenons ainsi aux débuts de la réflexion de Ratzinger, à l’Eucharistie qui construit l’Église comme un corps et qui « par son Corps ressuscité nous unit au Dieu trinitaire et les uns aux autres ».

Cependant, Ratzinger doit constater avec amertume qu’aucun mot n’est à l’abri d’un malentendu, même le meilleur et le plus profond. Ainsi, non seulement l’expression « peuple de Dieu », mais aussi l’expression même de « communion » ont été progressivement réduites dans une clé horizontale aux relations entre l’Église locale et l’Église universelle, en termes de compétences et de pouvoir. Une fois de plus, note Ratzinger sur un ton dramatique, la discussion entre les disciples pour savoir qui était le plus grand. Dans l’Église, il n’y a plus de Dieu. Elle n’est plus considérée comme l’épouse du Christ, son Corps : « non seulement l’ecclésiologie des Pères a été abandonnée, mais aussi celle du Nouveau Testament et même celle d’Israël dans l’Ancien Testament ».

Le Concile, selon Ratzinger, avait une vision christologique, voire théologique, de l’Église. On peut parler de l’Église seulement pour parler de Dieu, elle se transcende toujours elle-même. C’est pourquoi elle est d’emblée Église universelle, qui se détermine ensuite nécessairement dans les Églises locales. C’est pourquoi Ratzinger note que « l’Eucharistie ne naît pas dans l’Église locale et ne s’y termine pas » . De même, les évêques ne sont pas tels dans la mesure où ils sont des individus, mais parce qu’ils appartiennent au collège, à la continuité historique du collège des Apôtres.

Le Concile nous dit que l’Église du Christ, sujet concret en ce monde, peut être rencontrée dans l’Église catholique. Elle est l’espace de Dieu dans le monde, « l’Église existe pour que Dieu habite dans le monde et qu’il y ait la sainteté : c’est pourquoi on doit concourir dans l’Église non pour des privilèges plus ou moins grands, non pour occuper les premières places ». Ce dernier cri de Ratzinger, exprimé il y a maintenant plus de vingt ans, reste l’avertissement le plus incisif pour la redécouverte d’une ecclésiologie authentique, d’une révélation du Christ et de Dieu, sans laquelle tout discours sur l’Église perd sa signification.

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