Presque quatre mois après sa mort, il continue à faire l’actualité et son œuvre immense suscite un intérêt croissant même dans les milieux qui lui témoignaient de l’hostilité de son vivant – quitte à le « récupérer ». Ici, une interview dans la revue catholique espagnole progressiste Ciudad Nueva, de Gianmaria Vian, ex-directeur de l’ « Osservatore Romano » (de 2007 à 2018); il avait pris les rênes du « journal du Pape » soi-disant pour le moderniser et l’ouvrir à l’international, et pourtant il était difficile de le qualifier de ratzingérien [voir ICI]. C’était vraiment une autre époque. Mais la volonté du Saint-Père d’accueillir toutes les tendances pour l’assister est peut-être l’une des faiblesses que Vian lui impute.

Entretien avec Giovanni Maria Vian

Joseph Ratzinger et sa recherche de la vérité

Victoria Gómez
Ciudad Nueva
www.ciudadnueva.com

Le mois d’avril porte deux dates clés dans la vie de Joseph Ratzinger : il est né le 16 (1927, Marktl am Inn, Bavière) et a été élu pape le 19 (2005). La distance qui le sépare de sa mort (31 décembre 2022) agrandit sa figure de manière directement proportionnelle et nous laisse entrevoir l’horizon gigantesque à découvrir.

Cette conversation avec Giovanni Maria Vian nous rapproche des thèmes et des perspectives et nous permet d’entrer sur la pointe des pieds dans la vérité et le courage du parcours de Benoît XVI.

Le bon et le moins bon dans le pontificat de Joseph Ratzinger.

Dans le pontificat, et je dirais aussi dans sa vie, puisqu’il s’agit d’un ensemble très cohérent. Une vie très longue : prêtre, théologien, archevêque de Munich pendant 5 ans, 23 ans comme préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, l’ancien Saint-Office, puis 8 ans comme pontife et pape émérite pendant 10 ans.

Ses réussites ? Ce qu’il a laissé d’écrit, une œuvre rassemblée en 16 volumes, parfaitement éditée en allemand, que je connais très bien en espagnol ; mais derrière l’œuvre écrite, il y a son expérience et sa passion pour l’histoire et la pensée chrétienne telle qu’elle s’est développée et que, comme très peu d’autres, il a su communiquer. Je crois que c’est là sa plus grande réussite : il l’a communiquée avec une clarté impressionnante.

Ses défauts ? C’était un homme trop gentil qui s’appuyait trop sur les gens, ce qui a parfois entraîné une faiblesse du gouvernement et un manque de capacité à gérer les conflits. Ce fut le cas à Munich comme archevêque et pendant son pontificat, où il laissa trop de place à des collaborateurs qui ne le servirent pas comme il le méritait. Ce ne fut pas le cas pendant ses 23 années à la tête de la Congrégation pour la doctrine de la foi, et on le sait peu : avec lui, pour la première fois dans l’histoire, le sommet du dicastère du Vatican s’est déplacé sur différents continents, montrant une dimension non centralisée de l’exercice doctrinal.

Ratzinger et le courage de penser : pour lui, la foi et la raison sont le meilleur de l’être humain.

Il reprend une tendance très importante du christianisme qui n’est pas acceptée par tous, celle de l’ouverture au dialogue avec la culture séculière. Et ce, dès les premiers siècles, imprégnés de la culture grecque, qui rend possible une dialectique avec les étrangers. Il y aurait beaucoup à dire à ce sujet, et Ratzinger était un chercheur de dialogue. Pour lui, la raison soutient une manière de vivre la foi qui est compatible avec la nature de l’être humain ; la raison caractérise l’être humain, elle lui permet de dialoguer avec les autres, elle est un terrain d’entente.

Une autre caractéristique de Jospeh Ratzinger est la loyauté. Il est impossible de ne pas la relier à son comportement face aux abus qui ont dramatiquement marqué son travail de préfet puis son pontificat.
La tragédie des abus n’est pas traitée comme elle devrait l’être. Pensons à l’affaire Rupnik ou à la réaction des épiscopats, à l’exception de la France qui l’a prise à bras le corps [???].

Le problème remonte à loin : il a été découvert dans les années 80 ; Ratzinger se rend compte de sa gravité, mais il est stoppé dans son élan. Dans L’Osservatore Romano, nous avons publié des lettres entre lui et le préfet de la Congrégation pour le clergé, le cardinal Castrillón Hoyos. La vieille mentalité a gagné (ne pas faire de remous pour ne pas provoquer de scandale) et Ratzinger a perdu. Il n’a pas non plus été autorisé à agir sur le crime du père Maciel, fondateur des Légionnaires du Christ, qui bénéficiait de très fortes protections au sein de la Curie. C’est en tant que pape qu’il y a fait face.

Quelques semaines avant son élection, dans ses méditations pour le chemin de croix du Vendredi saint 2005 au Colisée, il a prononcé des mots très durs contre les abus.

« Que de saletés dans l’Église et parmi ceux qui, en raison de leur sacerdoce, devraient lui être entièrement dévoués !…. La trahison des disciples, la réception indigne de son Corps et de son Sang… « .

Je me souviens que lors de son voyage aux Etats-Unis en avril 2008, auquel j’ai participé, il a exprimé sa honte et a placé les victimes au centre du problème. Il l’a répété à de nombreuses reprises et également à la fin de sa vie, lorsqu’on lui a reproché d’avoir couvert un prêtre alors qu’il était archevêque de Munich. Il a déclaré son innocence mais a écrit dans une lettre :

« Aujourd’hui encore, je ne peux qu’exprimer à toutes les victimes d’abus sexuels ma profonde honte, ma grande tristesse et ma sincère demande de pardon. Comme j’ai eu d’importantes responsabilités dans l’Église catholique, ma peine est d’autant plus grande pour les abus et les erreurs qui se sont produits pendant la durée de ma mission dans les lieux respectifs. Chaque cas d’abus sexuel est terrible et irréparable ».

J’ai honte, je demande pardon, j’assume la responsabilité : telle est la loyauté de Ratzinger, qui implique le courage d’affronter le mal.

Ratzinger et l’Église dans le monde contemporain : où se situent ses espoirs?

Il a toujours été un homme optimiste, il a regardé la réalité en face, ce qui est critique mais pas nouveau. Il avait bien étudié Saint Augustin et ses œuvres, dans lesquelles il montre une profonde connaissance de l’esprit humain et de l’absence d’illusion due à la nature délabrée de l’homme.

On parle du pessimisme augustinien de Ratzinger, mais il n’a jamais négligé la réalité quotidienne. Il s’agit plutôt d’un réalisme qui apprécie le monde, tout en sachant qu’il y a quelque chose qui le transcende.

L’une des choses les plus impressionnantes à propos de Ratzinger est sa dernière homélie en tant que cardinal. Quelques heures plus tard, il deviendra pape. On se souvient de l’homélie contre le relativisme, mais il y a un passage où il va plus loin et réfléchit sur la vie elle-même :

« Que reste-t-il de ce monde ? L’argent ne reste pas, les bâtiments ne restent pas, les livres passent ? La seule chose qui demeure éternellement, c’est l’âme humaine, l’être humain créé par Dieu pour l’éternité ».

Et il conclut :

« Demandons au Seigneur de nous aider à porter des fruits, des fruits qui demeurent. Ce n’est qu’ainsi que la terre pourra être transformée d’une vallée de larmes en un jardin de Dieu ».


Ratzinger était impressionné par la féminité des femmes, comme nous le lisons dans sa biographie ; il l’admirait et y réfléchissait.

Ma collègue et amie Lucetta Scaraffia, historienne à l’Université La Sapienza, qui a bien connu Ratzinger et qui, en son nom, a fondé et dirigé Donne Chiesa Mondo, le mensuel féminin de L’Osservatore Romano, a raison.

Elle est convaincue que Ratzinger est le pape le plus ouvert aux femmes et que sa relation avec elles a été « caractérisée par le courage et la vérité, sans tomber dans des tentations idéologiques faciles, mais ouverte à l’innovation ».

Je crois que cela vient de son histoire personnelle, depuis ses études universitaires jusqu’à la fin de sa vie, une attitude qui n’est pas du tout cléricale. Il l’a clairement démontré dans la manière dont il a parlé des femmes chrétiennes à travers l’histoire, un sujet que Lucetta Scaraffia a étudié avec originalité. Le pape, par exemple, a déclaré docteur de l’Église une personne qui n’était même pas une sainte, Hildegarde de Bingen, une religieuse et une grande intellectuelle du Moyen Âge, médecin, musicienne, naturaliste, astronome, mystique. On l’appelait la prophétesse de l’Allemagne, elle discutait avec l’empereur et était invitée par les archevêques à prêcher dans les cathédrales, une figure imposante, laissée pour compte de l’histoire.

Benoît a réussi à la canoniser par une voie spéciale et à la proclamer docteur de l’Église, ouvrant ainsi des voies au féminisme, à l’environnementalisme [il faudrait couper les « ismes » qui ne sont très loins de la pensée de Benoît XVI] et au mysticisme. Un thème à explorer qu’un mouvement comme les Focolari, qui considère l’aspect féminin comme central, pourrait approfondir.

Benoît XVI a démissionné. Il savait ce qu’il faisait. Il voulait que l’Église ait un nouveau pape dans la plénitude de ses pouvoirs et de sa force. Pourquoi y a-t-il des groupes ultraconservateurs [!] avec des ressources et des motivations idéologiques qui continuent à l’exploiter même après sa mort

Parce qu’il y a toujours eu des partis dans l’Église, depuis le début de l’histoire du christianisme. Il suffit de lire les lettres de saint Paul. La succession se fait par l’élection d’un nouveau pape, qui peut représenter un courant opposé. Il y a toujours des partisans de ceux qui ne sont plus papes, soit parce qu’ils sont morts, soit parce qu’ils ont démissionné, comme c’est le cas ici. Cela s’est toujours produit et c’est l’une des raisons pour lesquelles il n’est pas opportun de canoniser les papes, pas même les saints [apparemment, Vian fait la distinction entre le processus juridique et la sainteté de la personne?]; Paul VI en était convaincu, et pourtant il a lui aussi été canonisé.

Benoît XVI a démissionné parce qu’il n’en pouvait plus. Telle est la vérité [qu’en sait-il?]. Un acte qui, à sa manière, est sans précédent dans l’histoire de l’Église. Il l’a exprimé clairement et ce qu’il a dit doit être respecté. Il l’avait déjà anticipé en 2010, dans le troisième livre d’entretien avec Seewald. Et il l’avait presque prédit lorsqu’il a célébré la messe pour Paul VI, qui venait de mourir, le 10 août 1978 : une homélie impressionnante, presque inconnue, polycopiée dans le bulletin de l’archevêché de Munich, que nous avons publiée dans L’Osservatore Romano alors qu’il n’était plus pape.

Ratzinger n’avait aucune soif de pouvoir, montrant ainsi ce qu’il doit en être pour un chrétien, et plus encore pour un évêque et un pape : le pouvoir est un service. Le pouvoir, c’est le service. L’Église de Rome a beaucoup de défauts, on pourrait en parler pendant des heures, mais elle a une grande particularité : à la mort ou à la démission d’un pape, elle se remet en jeu et peut changer du tout au tout. C’est tout à son honneur.

La devise de l’évêque Ratzinger était « coopérateurs de la vérité » et sa vie montre à quel point cela a été le fil conducteur de sa vie, de sa vocation, de sa mission et aussi de son pontificat, marqué par des crises et des drames. Se considérait-il comme un martyr ? Comment l’histoire se souviendra-t-elle de lui ?

Non, je ne pense pas qu’il se soit considéré comme un martyr. Il était conscient, comme il l’a dit dans son homélie de la messe pour Paul VI, qu’ « un pape ne doit pas se laisser influencer » ni par l’esprit du temps ni par les grands pouvoirs. Il a fait ce qu’il a pu. Il était conscient de sa grandeur en tant que théologien. Il n’était peut-être pas très créatif, mais il savait communiquer la foi chrétienne comme personne d’autre. En ce sens, je voudrais rappeler la trilogie Jésus de Nazareth, le distillat d’une recherche de toute une vie. Oui, les « copérateurs de la vérité », et la vérité c’est le Christ, c’est Jésus de Nazareth.

De mon point de vue, sa vie restera, comme ses œuvres resteront. Avec une conscience dramatique. Son premier livre, un succès impressionnant à l’été 1968, Introduction au christianisme, qui résume ses cours à l’université de Tübingen, commence par une histoire racontée par Kierkegaard (*). Un cirque itinérant prend feu et un clown court au village pour appeler à l’aide. Mais les habitants ne le croient pas, pensant qu’il fait de la publicité pour le cirque. Le clown insiste, crie ; les gens admirent sa façon de faire, mais personne ne le croit. Il en va de même pour le théologien, pour le chrétien : déguisé en clown, pour ainsi dire, il court pour avertir que quelque chose se passe, mais personne ne le croit, incapable d’aller au-delà de l’habit.

Cependant, je pense que Ratzinger a réussi à se faire comprendre et qu’il le fera de plus en plus. Le feu, pour poursuivre la métaphore, se propage et il faudra du temps pour comprendre ce qui se passe, mais il ne faut pas perdre espoir. Ratzinger le disait déjà dans les années 1960 et prévoyait une Église qui devait se préparer à devenir de plus en plus petite. Il était convaincu que l’Église devait être comprise comme un ensemble de minorités créatives, avec un héritage de valeurs qui n’appartiennent pas au passé, mais qui sont une réalité vivante et actuelle.

(*) Ndt
LA FABLE DU CLOWN

Quiconque aborde de nos jours le problème de la foi devant des auditeurs peu ou pas familiarisés, de par leur profession ou le milieu ambiant, avec le langage et la pensée de l’Église, ressentira bien vite la singularité, voire l’étrangeté de son entreprise. Rapidement il aura l’impression de se trouver dans une situation comparable à celle admirablement décrite par Kierkegaard dans son célèbre apologue, et récemment reprise par Harvey Cox dans La Cité séculière (Paris, 1968) : celle du clown criant « au feu ! »
L’histoire se passe au Danemark ; le feu s’était brusquement déclaré dans un cirque ambulant. Aussitôt le directeur envoya le clown, déjà costumé pour le spectacle, au village voisin, où le feu menaçait de se communiquer également à travers les chaumes. Le clown se rendit en hâte au village pour appeler les gens au secours du cirque en détresse. Mais les villageois, accourus aux cris du clown, crurent à un stratagème habile pour les attirer au spectacle et se mirent à l’applaudir en riant jusqu’aux larmes. Le clown avait plutôt envie de pleurer. Il s’efforça en vain de les conjurer et de leur démontrer qu’il ne s’agissait pas d’une plaisanterie, mais que le cirque était bel et bien la proie des flammes. Plus il insistait, plus on riait, plus on trouvait son jeu excellent. Quand finalement le feu eut gagné le village, il était trop tard pour intervenir. Tous deux, cirque et village, furent pareillement ravagés.

*

Cox se sert de cet apologue pour illustrer la situation du théologien moderne ; le clown, impuissant à se faire comprendre, en serait le symbole. Affublé de ses habits du Moyen Âge ou de toute autre époque écoulée, il n’est pas pris au sérieux. Quoi qu’il dise, son rôle le classe et le catalogue immédiatement. Quelque air qu’il prenne ou quelque effort qu’il fasse pour exposer le sérieux de la situation, il sera toujours regardé comme un clown. D’avance on connaît son boniment et l’on sait qu’il donne une représentation sans rapport avec le réel. Aussi peut-on l’écouter tranquillement, sans se laisser troubler par ses propos. C’est là une image assez fidèle de la triste réalité dans laquelle se trouve aujourd’hui le théologien qui veut enseigner ; elle donne une idée de l’impossibilité de briser les routines et de montrer que la théologie est une affaire éminemment sérieuse qui intéresse la vie humaine.
Mais à y regarder de plus près, il faut reconnaître que cet apologue – en dépit de son riche contenu de vérité et de matière à réflexion – simplifie trop les choses. Car tout se passe, comme si le clown, c’est-à-dire le théologien possédait toute la vérité et en apportait un message lumineux. Les villageois au contraire, chez lesquels il se rend, c’est-à-dire les gens qui n’ont pas la foi, seraient plongés dans une ignorance totale, dont il faudrait les sortir en les instruisant. Que le clown change donc de costume, enlève ses fards et tout sera bien. La chose, en réalité, n’est pas aussi simple.

*

« Foi chrétienne hier et aujourd’hui » (Mame, 1976)
Share This