Andrea Gagliarducci, dans sa chronique hebdomadaire en anglais, analyse les trois derniers développements du pontificat, coïncidant avec l’ouverture du Synode: réponse/non-réponse aux dubia d’abord des cinq cardinaux, ensuite du cardinal Duka, puis exhortation écologiste. François n’a plus besoin de se retenir, il a jeté le masque, sanctionnant définitivement la rupture avec le passé. C’est moins, en fait, un changement de paradigme qu’une révolution pure et simple

Au passage, on ne peut que constater que c’est la mort de Benoît XVI qui a été le déclencheur de ce déferlement, et on mesure l’impatience avec laquelle le locataire de Sainte Marthe attendait la disparition du « grand-père sage à la maison », malgré ses fausses protestations d’amitié: la renonciation de Benoît XVI n’a sans doute fait que retarder la catastrophe de quelques années, soit une poussière de temps au regard de l’éternité de l’Eglise.

Le pape François et le changement de paradigme du pontificat

Andrea Gagliarducci
Monday Vatican
9 octobre 2023

Le début du Synode des évêques, la semaine dernière, a coïncidé avec un changement de paradigme définitif dans le pontificat du pape François. Après dix ans, ayant presque achevé la transition générationnelle au sein du Collège des cardinaux et de la Curie romaine, le pape François est apparu sans masque, projetant ses idées et sa mentalité. Il n’a plus besoin de faire des compromis ou de trouver un équilibre. Il dit et fait ce qu’il pense être juste sans se soucier des conséquences.

Les signes de ce changement de paradigme étaient déjà devenus évidents avec Traditiones Custodes, puis les réponses [de fait remplacées par la lettre pastorale des évêques brésiliens] aux dubia sur Amoris Laetitia. Dans ce cas, le pape François n’a pas eu peur de rompre radicalement avec ce qui avait été fait précédemment et avec le passé, imposant presque sa vision de l’Église y compris à des entités qui portaient peut-être beaucoup de fruits.

Ensuite, il y a eu la décision de réformer l’Opus Dei, qui a de fait aboli l’institution des prélatures personnelles telles que Jean-Paul II les avait envisagées et qui a radicalement changé la structure de l’Opus Dei. Et encore avant cela, il convient de rappeler que Praedicate Evangelium, la constitution réformant la Curie, avait été publiée à l’improviste, sans avertissement, sans traductions et avec une conférence de presse qui n’en a expliqué la portée que plus tard.

La semaine dernière, cependant, le changement de paradigme est devenu complet, comme le démontrent trois développements qui semblent distincts mais qui sont au contraire intimement liés :

  • La réponse aux dubia de cinq cardinaux, représentant les cinq continents, sur certaines questions doctrinales récemment soulevées ;
  • La réponse au dubia soulevé par le cardinal Dominik Duka, archevêque émérite de Prague, sur l’application de l’exhortation Amoris Laetitia ;
  • La publication de l’exhortation Laudate Deum, qui est une mise à jour de Laudato Si.

Les réponses aux dubia ont été rédigées par le cardinal Victor Manuel Fernandez, préfet du Dicastère pour la doctrine de la foi, et soumises au pape. Laudate Deum est un texte entièrement rédigé par le pape François [sans doute sur les instructions de ses sponsors étrangers à l’Eglise], à tel point que l’original est en espagnol et qu’il n’existe même pas, du moins pour l’instant, d’édition type en latin.

Ces trois développements montrent que le pape n’a plus peur de se montrer au grand jour et qu’il a l’intention de dire précisément ce qu’il pense. En fin de compte, la décision d’appeler son ami Fernandez à Rome est également née du besoin d’aide pour faire avancer son programme de renouveau de l’Église.

Le pape François n’a jamais voulu répondre aux questions qui lui étaient posées sur des sujets doctrinaux, évitant ainsi de susciter la polémique.

Les dubia de quatre cardinaux présentés en 2016, qui se plaignaient d’une application générique, vague et non unitaire d’Amoris Laetitia, étaient restés sans réponse, suspendus, alors que les interprétations de l’exhortation se multipliaient. Mais le pape lui-même a dit comment interpréter l’exhortation, répondant aux directives des prêtres de la région de Buenos Aires en disant que c’était « la seule interprétation possible » et en demandant d’insérer la lettre du pape et les directives qui lui ont été envoyées dans les Acta Apostolicae Sedi, les documents officiels du Saint-Siège.

Le pape François a cessé d’utiliser la ruse consistant à ne pas répondre directement et à envoyer des signaux à la place. Contrairement aux textes (parfois très vagues, voire idéologiques) du nouveau préfet du Dicastère pour la doctrine de la foi, le pape François affirme une position claire, montre sa conception de l’évolution de la doctrine, écarte toute interprétation différente de la sienne et réaffirme effectivement l’indépendance des évêques dans la gestion de certaines situations [??].

Le pape ne prend pas la responsabilité d’apporter des changements fondamentaux dans le domaine doctrinal. Mais il accepte une rhétorique qui n’est ni un oui ni un non, et renvoie tout au discernement personnel. C’était au fond une approche déjà pratiquée dans les paroisses et les Églises locales, évaluée au cas par cas. Mais aujourd’hui, le pape François a également supprimé toute référence doctrinale. Le discernement doit se faire dans des situations concrètes, ce qui signifie qu’il y a des ouvertures qui, en fin de compte, touchent aussi la doctrine de l’Église.

Le pape dit non à la bénédiction de toute forme d’union qui n’est pas un mariage entre un homme et une femme et ouvert à la vie, et réitère son « non » aux unions homosexuelles. Mais il souligne ensuite que la grâce agit de manière mystérieuse et qu’une bénédiction ne peut donc pas être refusée. Il ouvre donc la porte à la bénédiction des couples homosexuels, si les évêques locaux le jugent opportun.

Enfin, les réponses réaffirment que les personnes divorcées et remariées, pour avoir accès à la communion, sont appelées à vivre « en amis » et dans la « continence ». Toutefois, le cardinal Fernandez note que, dans certains cas, cette continence est complexe et qu’il faut en tenir compte. En somme, on ne peut pas nier la possibilité d’une absolution car, en fin de compte, tout le monde n’arrive pas à vivre une vie pleinement chrétienne.

Ce qui est frappant, c’est justement la signification de la vie chrétienne. Elle est décrite comme un idéal et non comme une vocation, et un idéal risque de ne pas être concret et de ne pas répondre aux besoins de certains, voire de beaucoup. Mais cette notion d’idéal – et de miséricorde appliquée à la difficulté – met en quelque sorte en péril la structure même de la foi. Finalement, il n’y a plus de martyrs, ni de héros, parce qu’il est admis que la vie chrétienne ne peut pas être vécue pleinement.

Au contraire, le pape souhaite que la vocation chrétienne soit pleinement vécue dans la sphère sociale. En témoigne l’exhortation Laudatum Deum, dont la publication constitue le troisième des événements marquants de cette semaine. Quel est le lien entre l’exhortation et les réponses aux dubia ? L’exhortation est le document le plus politique du pape François. Relativement courte (14 pages), elle bouleverse l’ordre traditionnel des documents catholiques, qui va du général au particulier.

Pour le pape François, cependant, nous partons du particulier, c’est-à-dire des données environnementales, et il importe peu que ces données proviennent principalement de documents internationaux souvent contestés qui, par leur nature même, présentent des variables. Le pape souligne au contraire que ces données représentent la vérité et ne doivent pas être rejetées. Ceux qui contestent ces données le font, en fin de compte, pour des raisons économiques et non pour des raisons scientifiques.

Laudate Deum est l’exhortation la plus politique du pape François parce que le pape n’a plus besoin de se cacher derrière le cadre de la tradition. Il dit directement ce qu’il veut dire, sans filtre. Le pape choisit d’écrire une exhortation parce que, contrairement à une encyclique, c’est un document plus personnel. Elle permet aussi de contourner les différents dicastères qui vérifient la cohérence théologique.

Laudato Si’ était aussi un document politique, né d’un contexte particulier et voulant peser sur le débat. Il n’était cependant pas aussi politique que l’exhortation (non définie « apostolique« ) Laudate Deum, destinée à tous les hommes de bonne volonté, qui s’étend sur 60 paragraphes avant de ne décrire son fondement théologique qu’à partir du paragraphe 61 mais ne prend que 14 sections pour pointer du doigt ceux qui, même au sein de l’Église catholique, sont sceptiques à l’égard du changement climatique.

Ainsi, les réponses aux dubia et l’exhortation apostolique montrent le changement de paradigme définitif du pape François. Le pape a enlevé son masque, n’a plus de filtres et se sent en sécurité pour parler.

Les critiques contre le pape sont immédiatement réduites au silence comme une opposition et une attaque contre le pape. Les voix légèrement différentes de celle du Pape sont réduites au silence ou sont victimes de l’idéologie, et quand ce n’est pas le Pape qui s’exprime clairement, il y a les « gardiens de la révolution » qui travaillent sur le récit papal, le défendent dans tous les aspects, et le protègent dans les médias en reformulant ses déclarations.

Actuellement, l’idée est que la papauté vit seule, isolée et détachée des autres pontificats et de l’histoire de l’Église – bien qu’elle soit dans l’Histoire pour diverses raisons. Ce n’est pas un hasard si les documents papaux citent, dans la plupart des cas, des documents du pape François lui-même, et rarement d’un pape précédent, à l’exception, parfois, de Paul VI ou de Jean XXIII. Les pontificats de Jean-Paul II et de Benoît XVI apparaissent presque comme une parenthèse dans l’histoire de l’Église. Est-ce parce que le pape François est ancré dans les années soixante-dix, ou simplement parce qu’il a décidé de procéder différemment ?

Au final, nous avons un pape qui répond et dit ce qu’il pense, même si c’est parfois de manière vague.

Entre-temps, le début du Synode a ouvert le laboratoire de l’Église du futur. Sera-t-elle à l’image et à la ressemblance du pape François ?

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