L’éditorial hebdomadaire d’Andrea Gagliarducci sur son site en anglais est consacré à la parution prochaine du livre « El Sucesor. Mi recuerdos con Benedicto XVI », dont nous avons parlé ces jours-ci. Andrea Gagliarducci est comme d’habitude excessivement soucieux d’être « objectif », c’est-à-dire de créditer François, peut-être pas de motifs nobles mais d’un minimum de bonne foi (ce dont on peut légitimement douter). Mais il oppose ainsi son attitude à la grandeur de Benoît XVI qui, fidèle à sa promesse de 2013, n’a jamais cherché à s’immiscer dans le pontificat de son successeur.

Benoît XVI a été un véritable soutien de son vivant. Dans la mort, il est toujours aimé. Le pape François ne peut s’empêcher de reconnaître la foi extraordinaire de son prédécesseur.

Que signifie cette reconnaissance ? Pourquoi intervient-elle si tardivement, un an après le décès de Benoît XVI ? Fait-elle partie de l’offensive médiatique du pape François pour redéfinir son image, ou est-ce un signe d’estime ?

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Le pape François et les raisons de Benoît XVI

Andrea Gagliarducci
Monday Vatican
12 février 2024

Dans un énième effort éditorial récent, le pape François s’est entretenu avec le correspondant d’ABC au Vatican, Javier Martinez Brocal, pour partager ses souvenirs avec Benoît XVI. Le livre s’intitule El Sucesor. Mi recuerdos con Benedicto XVI, et l’annonce de sa publication est intervenue quelques jours avant le 11 février, jour où Benoît XVI a bouleversé le monde en annonçant sa renonciation au ministère pétrinien.

Certains extraits ont été publiés sous forme de teasers. Dans l’un d’eux, François déclare:

« Benoît et moi avions une relation intense. Je veux que cela se sache, et je veux que cela se sache sans intermédiaire. C’est un homme qui a osé démissionner et qui, à partir de ce moment, a continué à accompagner l’Église et son successeur. »

Le pape François dit encore :

« Parfois, je soulevais un sujet, parfois c’était Benoît. ‘Je suis préoccupé par ce problème’, disait l’un à l’autre. Nous parlions de tout très librement. Lorsque je lui présentais une difficulté, il répondait : ‘Eh bien, il faut aussi tenir compte de tel et tel autre élément.’ Il élargissait toujours son point de vue. Il pouvait élargir mon point de vue pour m’aider à prendre une bonne décision [no comment!!! ndt]. Il ne disait jamais : ‘Je ne suis pas d’accord’. Je me souviens qu’il disait plutôt : ‘C’est bien. Mais nous devrions aussi prendre en compte cet autre élément…‘. Il élargissait la perspective ; il élargissait toujours. »

Ces mots témoignent de la grandeur de Benoît XVI, véritablement capable d’élargir son regard. Et ce sont aussi des mots qui semblent exagérer la relation entre le pape François et Benoît XVI. Car, dans l’esprit d’humilité et d’obéissance toujours respecté par Benoît XVI, il semble compliqué pour le pape émérite de soulever des problèmes avec le pape en exercice. Il a répondu aux sollicitations (le livre de Mgr Gaenswein, secrétaire de Benoît XVI, a publié une lettre de commentaires de lui sur la première interview du pape François, accordée à Civiltà Cattolica), mais il n’a pas sollicité. Il a emprunté la voie de la médiation, qu’il a suivie sans prétention ni ingérence.

Quand Benoît XVI prenait la parole (c’est arrivé quelques fois en public) ou publiait un texte quel qu’il soit, il en faisait immédiatement informer son successeur parce qu’il ne voulait jamais que ses paroles soient mal comprises ou considérées comme étant en conflit avec celles du pape François.

C’est bien, de voir le pape rendre hommage au pape émérite, comme il l’avait fait pendant son pontificat, en l’invitant à tous les événements tels que les consistoires et les canonisations et en lui rendant visite à chaque consistoire avec les nouveaux cardinaux lorsque les forces physiques de Benoît XVI commençaient à faiblir….

Mais en même temps, nous ne pouvons pas oublier comment les funérailles de Benoît XVI ont été célébrées : le corps amené à Saint-Pierre à l’aube, dans l’obscurité, avec une camionnette ; l’homélie du pape, avec presque aucune référence au pape émérite ; François qui ne s’est même pas rendu sur la tombe dans les Grottes du Vatican pour les derniers rites funéraires ; les délégations diplomatiques mises en grande difficulté par les demandes, y compris celle de s’habiller de manière informelle.

Benoît XVI n’a pas été traité comme un pape émérite, ni même comme un membre particulier du cercle intérieur du pape régnant, composé essentiellement de cardinaux. Il a été traité comme un personnage unique mais ordinaire.

Onze ans après sa démission, un an après sa mort, le souvenir de Benoît XVI est toujours vivant. Et il y a beaucoup de Benoît XVI dans chaque action de l’Église, même celles qui semblent les plus éloignées de sa personnalité, précisément parce que Benoît XVI savait élargir les horizons pour regarder au-delà des questions contingentes.

Benoît XVI était un homme profondément amoureux de Dieu et un pape qui voulait que l’Église se renouvelle à partir du Christ. Nous parlons souvent de la Vème Conférence épiscopale latino-américaine d’Aparecida en 2007, où le cardinal Bergoglio était rapporteur général. Le thème était « Disciples et missionnaires de Jésus-Christ. Pour que nos peuples retrouvent la vie. » Benoît XVI a souhaité que la phrase soit reformulée comme suit : « Pour que notre peuple retrouve la vie en Lui« .

La centralité du Christ était symbolisée par le crucifix placé au centre de l’autel, point de référence pour tous les fidèles et le prêtre qui le célébrait.

Benoît XVI communiquait avec ses livres. Ce n’est pas un hasard si sa dernière œuvre théologique importante est la trilogie Jésus de Nazareth. Tout vient de là. Tout commence à partir de là. Tout se termine là, dans son éternité bénie.

La centralité du Christ a donné corps et vie à tout le reste, qui chez Benoît XVI était immense. C’est pourquoi il a continué à exercer un charisme extraordinaire, même après sa démission, bien que Benoît XVI n’ait jamais aspiré à des rôles de leadership.

Il était inévitable que la présence de Benoît XVI dans l’enceinte de Pierre fasse souffrir le pape François. Cependant, avec ce livre d’entretiens, malgré quelques exagérations qui semblent avoir pour but de tisser un récit plus que de dire la vérité, le pape François doit reconnaître l’extraordinaire capacité du pape émérite à élargir son regard.

Benoît XVI avait libéralisé la messe traditionnelle en latin, ce qui avait permis de demander enfin aux schismatiques et para-schismatiques lefevbvristes et hyper-conservateurs de signer un préambule doctrinal pour accepter le Concile Vatican II. Avait-il raison de se comporter ainsi ? Oui, car par contre, avec la dureté du pape François à l’égard du monde traditionnel, les différentes décisions ont créé plus de division et moins d’unité.

Benoît XVI a eu raison de rechercher l’unité parce que c’était le seul moyen d’éviter la polarisation. Le pape François poursuit une orientation qui oblige tout le monde à prendre position. Benoît XVI a eu raison de se concentrer sur le Christ parce que le Christ est précisément ce qui manque aujourd’hui dans de nombreux débats, de la bénédiction des couples irréguliers à la réforme synodale de l’Église.

Le pape François reconnaît les raisons de Benoît XVI et se les approprie. Il permet à chacun de faire entendre sa version des faits. Il faut cependant rappeler que le pape François n’est pas Benoît XVI, que le respect d’un prédécesseur ne signifie pas qu’il aura un bon pontificat. Surtout, le pape est de plus en plus seul aujourd’hui.

Benoît XVI a été un véritable soutien de son vivant. Dans la mort, il est toujours aimé. Le pape François ne peut s’empêcher de reconnaître la foi extraordinaire de son prédécesseur.

Mais que signifie cette reconnaissance ? Pourquoi intervient-elle si tardivement, un an après le décès de Benoît XVI ? Fait-elle partie de l’offensive médiatique du pape François pour redéfinir son image, ou est-ce un signe d’estime ?

Ce sont des questions qui brûlent, comme brûle la mémoire de Benoît XVI, vivante et présente. Onze ans après sa renonciation, il existe encore un souvenir vivant de ce jour. Benoît XVI était, en fin de compte, un pape libre. Il n’y a pas eu de chantage contre lui. Ce n’était pas possible.

C’est pourquoi l’idée que Benoît XVI ait pu soulever des questions est déroutante. Le concept d’un pape François prêt à écouter est tout aussi déconcertant. Le pape François a construit et favorisé le récit de son propre pontificat – tout à fait légitimement – qui comprend un projet de renouveau pour l’Église et la ligne de la miséricorde, également essentielle pour Benoît XVI. Onze ans plus tard, nous pouvons cependant constater que le pontificat de François n’est pas un pontificat de continuité.

Nous pouvons aussi voir à quel point Benoît XVI avait raison sur beaucoup de choses, malgré les difficultés. Et l’histoire, un jour, rendra justice.

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