Alors que l’on commémorait le 11 février les 10 ans de la renonciation de Benoît XVI, et à un peu plus d’un mois de sa disparition, certains, dans les milieux « conservateurs », parlent de le proclamer docteur de L’Eglise, des voix prestigieuses se sont élevées même en ce sens, comme celle du cardinal Müller. Mais pour être docteur de l’Eglise, il faut déjà être canonisé, c’est-à-dire déclaré saint par l’Eglise au terme d’un processus juridique (procès canonique). Qu’en sera-t-il de Benoît XVI?
C’est l’occasion pour Giovanni Maria Vian, directeur de l’OR de 2007 à 2018 de dresser une très intéressante chronologie de la sainteté des papes à travers l’histoire. On découvre que « sur les 81 [papes] saints traditionnellement vénérés, 73 sont du premier millénaire, et pas moins de 55 d’entre eux sont concentrés dans les cinq premiers siècles ».
La grande nouveauté des dernières années est que TOUS les papes depuis le Concile, de Jean XXIII à Jean Paul II, ont été canonisés, ou s’apprêtent à l’être. Pour des raisons qui tiennent plus à la politique, ecclésiale ou pas, qu’aux vertus, même bien réelles, des hommes concernés.

La question qui se pose est donc: Benoît XVI le sera-t-il aussi? Pour ceux que cela intéressent, à titre personnel, je préférerais que non, au moins dans l’immédiat. Et je ne suis pas la seule.

Pourtant, au cours de la cérémonie de funérailles, le 5 janvier dernier, des voix se sont élevées de la Place Saint-Pierre: Santo Subito. Ce n’était pas un cri massif et impérieux , comme 18 ans plus tôt pour le pape polonais, mais une clameur discrète, presque humble, à l’image de celui que l’on honorait ainsi. Mais selon tous les témoignages que j’ai lus, elle venait vraiment du cœur, de foules silencieuses et recueillies (des « anonymes » selon les médias) venues à Rome au prix de mille difficultés pour lui témoigner, une dernière fois, leur affection.

Mais à la fin de son livre « Nient’altro che la verità », Georg Gänswein écrit:

J’ai aussi été interpelé sur ce que serait ma pensée au sujet d’une éventuelle cause de béatification et canonisation. Personnellement, je n’ai pas de doute sur sa sainteté, pourtant, connaissant bien la sensibilité que m’a exprimée en privé Benoît XVI, je ne me permettrai de faire aucune démarche pour accélérer un procès canonique. Ma suggestion serait plutôt de laisser sédimenter toutes les questions émergées en tant d’années de vie, et particulièrement dans la période de pontificat et d’éméritat, de manière que le jugement sur les vertus héroïques de Joseph Ratzinger – que je répute indiscutables – puisse être totalement cristallin et amplement démontré et partagé.

*

Ma traduction, « Nient’altro che la verità », page 320

On ne peut que souscrire à une telle sagesse.


La tentation de l’Eglise de faire de chaque pape un saint

Gian Maria Vian
Via Il Sismografo

Bergoglio possède un record qui sera presque impossible à dépasser : il est le premier pape à avoir proclamé saints trois de ses prédécesseurs et à en avoir béatifié un quatrième. Cette circonstance est sans précédent et est destinée à ne pas se répéter.
Déjà un an après son élection, en une seule cérémonie, François a canonisé Jean XXIII (Angelo Roncalli) et Jean-Paul II (Karol Wojtyła), puis en 2018 ce fut le tour de Paul VI (Giovanni Battista Montini), que Bergoglio lui-même avait béatifié exactement quatre ans plus tôt ; enfin, en 2022, il a déclaré bienheureux Jean-Paul Ier (Albino Luciani), pontife pendant un peu plus d’un mois et probable futur saint.

Ainsi, tous les papes qui ont régné de 1958 à 2005 ont été élevés aux honneurs des autels.

Bernard Lecomte, auteur d’une biographie fiable [?] de Wojtyła, dans son Dictionnaire amoureux des Papes a souligné de manière convaincante un autre aspect de ce phénomène nouveau dans l’histoire de la sainteté :

Que dire de l’extraordinaire célébration papale organisée à Rome le 27 avril 2014 par le pape François, qui a présidé la cérémonie de canonisation de Jean XXIII et de Jean-Paul II, ayant à ses côtés son prédécesseur Benoît XVI, devenu pape « émérite » ? Deux papes vivants canonisant deux papes morts : cette « fête des quatre papes », sans précédent dans l’histoire, a été suivie par deux milliards de téléspectateurs !


Dans le contexte de cette récente sainteté papale, il a donc semblé normal à beaucoup que, lors des funérailles de Benoît XVI, quelques banderoles soient brandies par la foule avec les mots « Santo subito », à l’instar de celles brandies en 2005 pour Jean-Paul II avec plus de détermination.

Pour étouffer ces enthousiasmes prévisibles, le secrétaire de Joseph Ratzinger, l’archevêque Georg Gänswein, a déclaré dans ses mémoires très critiqués et très lus qu’il n’avait personnellement aucun doute sur sa sainteté, mais a prudemment ajouté :

« Bien conscient également de la sensibilité qui m’a été exprimée en privé par Benoît XVI, je ne me permettrai pas de prendre des mesures pour accélérer un processus canonique ».

Une gloire peu fréquente

La « sensibilité » d’un connaisseur désabusé de l’histoire comme Ratzinger ne surprend pas. La gloire des autels n’a pas été fréquente pour les papes de Rome.

Quiconque parcourt la liste des successeurs de l’apôtre Pierre – quelque trois cents papes et antipapes – est frappé par un fait : sur les 81 saints traditionnellement vénérés, 73 sont du premier millénaire, et pas moins de 55 d’entre eux sont concentrés dans les cinq premiers siècles.

L’explication est simple : jusqu’au début du Moyen Âge, la papauté a voulu de cette manière se célébrer aussi elle-même et ses origines, idéalisée et proposée comme exemplaire. Sans aucun doute dans le cadre d’événements historiques complexes, récemment étudiés par Roberto Rusconi dans les sept cents pages de Santo Padre [2010], qui enquêtent sur cette histoire singulière, jusqu’à la cause du pape Wojtyła.
Plus que d’autres, en somme, la difficile sainteté papale est une sainteté politique, à tel point qu’à son égard, l’Église de Rome a été réaliste et très prudente. Jusqu’à ces dernières décennies.

Avant le pontificat (1939-1958) de Pie XII, en effet, seuls quatre papes après l’an 1000 étaient devenus saints. Au XIe siècle, il s’agit de l’Alsacien Léon IX – sur la tombe duquel se multiplient les prodiges et les miracles – puis de Grégoire VII, grands protagonistes de la réforme radicale dite grégorienne mais initiée et voulue par l’empire allemand.

Deux siècles plus tard, c’est l’histoire de Célestin V, qui a quitté le trône de Pierre et est entré dans l’histoire grâce à Dante qui déplora son « grand refus ». Plus tard encore, Pie V, le pape qui avait favorisé l’alliance contre les Turcs vaincus en 1571 à Lépante, est proclamé saint.

C’est Grégoire VII lui-même qui a théorisé cette sainteté papale dans le Dictatus papae [1075], déclarant solennellement que « le pontife romain, s’il a été canoniquement ordonné, par les mérites du bienheureux Pierre devient sans doute possible un saint ».

Un peu plus tard, l’affirmation se traduit visuellement dans les fresques de l’Oratoire de Saint-Nicolas au Latran, où chacun des papes qui se sont succédé entre 1061 et 1119 est représenté comme sanctus, pour célébrer la papauté réformatrice.

La politique conditionne l’histoire dramatique et la canonisation de l’ermite Pietro del Morrone, pontife pendant cinq mois en 1294 sous le nom de Célestin V à la demande de Charles II d’Anjou [(1254-1309) – roi de Naples] et proclamé saint en 1313 par le premier pape d’Avignon. Le contexte était l’affrontement entre la papauté théocratique vigoureusement affirmée par Boniface VIII [né Benedetto Caetani (1235-1303) élu pape après le retrait de Célestin V en 1294] et la monarchie française de Philippe IV le Bel.
Le pape Caetani, qui avait succédé à Célestin, était mort, mais le monarque ne parvient pas à obtenir la condamnation de Boniface et la canonisation de Célestin. Le Français Clément V, bien que pressé par le roi, résista d’une certaine façon et décréta que son prédécesseur serait proclamé saint – écrit un chroniqueur – en tant que « Saint Pierre le confesseur, puisque tel était son nom avant la papauté, à savoir Pierre de Morrone » : ainsi fut ratifiée la renonciation controversée de Célestin, mais aussi la légitimité de Boniface, le pontife détesté par Philippe (*).

(*) Selon Wikipedia:
En 1305-1306, Philippe le Bel demande au pape Clément V l’ouverture d’une enquête sur la vie et les miracles de Célestin. Clément V, qui a refusé au roi l’ouverture d’un procès contre Boniface VIII, finit par accepter. L’enquête débute en 1306, mais n’aboutit qu’en 1313. Le 5 mai, Célestin V est déclaré saint, mais non reconnu comme martyr, comme le demandait Philippe le Bel. En 1517, la dépouille mortelle de Célestin V est transférée dans l’église abbatiale du monastère qu’il avait fait construire à L’Aquila et où il avait été intronisé pape en août 1294.

Au milieu de l’ère moderne, alors que le pouvoir de l’Église de Rome décline sur la scène européenne, la célébration politique de la papauté refait surface avec Pie V, le grand inquisiteur puis protagoniste de la retentissante victoire navale de Lépante, qui est béatifié en 1672 et canonisé en 1712.

Moins d’un siècle plus tard, c’est paradoxalement la tempête révolutionnaire et napoléonienne, avec la déportation en France de deux papes, Pie VI et Pie VII, qui a accru le prestige d’une papauté persécutée.

Et ce n’est pas un hasard si, après 1870, quand le dogme de l’infaillibilité papale a été proclamé et que le pouvoir temporel s’est effondré, la nouvelle exaltation de la papauté s’est accompagnée jusqu’en 1898 de la confirmation du culte de six papes médiévaux (cinq d’entre eux comme bienheureux, soit la moitié des dix pontifes ainsi vénérés).

La nouveauté de Pie XII

Mais la nouveauté est venue avec Pie XII qui, en 1951, a béatifié et, en 1954, a déclaré la sainteté de Pie X, mort quarante ans plus tôt et dont il avait été le collaborateur au plus haut niveau de la curie.
Personnage très populaire [né Giuseppe Sarto (1835-1914), élu pape en 1903] en raison de ses origines modestes et de son profil pastoral évident, le pontife vénitien – répresseur du modernisme et en même temps réformateur radical – jouissait déjà de son vivant d’une réputation de thaumaturge, à propos de laquelle Pie X lui-même plaisantait avec humour, comme l’a rapporté un témoin :

« Maintenant on parle et on imprime que j’ai commencé à faire des miracles, comme si je n’avais rien d’autre à faire… Que voulez-vous ? Vous devez tout faire dans ce monde ».

La canonisation du pape Sarto, combattue en raison des excès de la répression antimoderniste mais vivement souhaitée par Pacelli, est suivie en 1956 par la béatification d’Innocent XI, exalté comme le défenseur de l’Europe après la défaite des Turcs, arrêtés à Vienne en 1683.

Dix ans plus tard seulement, en 1965, alors que Vatican II touchait à sa fin, c’est Paul VI qui a dénoncé l’utilisation politique de la sainteté papale. Confronté en effet à la proposition de canoniser Jean XXIII au Concile, que les progressistes opposaient à Pie XII, Montini s’arrangea pour que les causes des deux soient mises en route par la voie ordinaire : l’intention – dit le pape – était d’éviter « que quelque motif autre que le culte de la vraie sainteté et qui est la gloire de Dieu et l’édification de son Église, recompose pour notre vénération leurs authentiques et chères figures ».

Cela introduit toutefois le principe de la mise en balance d’un pontife par rapport à un autre.
Ainsi, alors que la cause de Pie XII a été ralentie pour son silence [prétendu!!] face à la Shoah, Jean XXIII a été béatifié en 2000 avec Pie IX [né Giovanni Maria Mastai (1792-1878) élu pape en 1846] au milieu d’une inévitable controverse pour le comportement du pape Mastai pendant le Risorgimento.

Et il en va de même en 2014, lorsque sont proclamés saints Roncalli et Wojtyła, dont la cause a été introduite en 2005, moins d’un mois après sa mort, par Benoît XVI, qui ne résiste pas à la pression, et béatifie déjà en 2011 son prédécesseur immédiat.

C’est donc toute la papauté protagoniste de Vatican II qui a été élevée à la gloire des autels sur l’ordre des trois papes non italiens qui se sont succédé depuis 1978.

C’est sans précédent, mais éclipsé par une controverse croissante : pour la gestion ratée des abus durant le pontificat de Jean-Paul II, un appel à sa  » décanonisation  » a été lancé en France en 2019, tandis qu’aux États-Unis, il a été proposé de supprimer son culte public en 2020 [ndt: j’apprends quelque chose! reste à savoir de qui proviennent ces appels, et quel impact ils ont réellement].

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