Marcello Veneziani (68 ans) a pris un train de nuit, dans son Italie méridionale natale, par une soirée d’août, avec des « jeunes » se rendant en discothèque. Ce n’était pas tout à fait un voyage au bout de la nuit, mais à coup sûr, pour lui, et CHEZ lui, une excursion en terre inconnue

Mais, je m’interroge : que deviendra dans quelques décennies tout notre monde patiemment et laborieusement construit au fil des siècles, à force de batailles, de guerres, de sacrifices, de foi, de savoir, de travail, de labeur ? Rien, le Rien.

Tabula rasa, zéro absolu, le post-humain se réalise même sans manipulations génétiques, sans robots de remplacement, sans intelligence artificielle, sans monstres de laboratoire.

Dans le train vers nulle part, des étrangers dans sa propre maison


13 août 2023

L’autre soir, j’ai pris un train régional entre Foggia et Bari. J’étais dans mon propre pays, je devais me rendre dans ma ville natale, j’ai pris le dernier train régional de la soirée. Je n’étais pas en première classe, je ne lisais pas Proust, et j’étais curieux de savoir qui était autour de moi. J’étais le seul vieux [MV est né en 1955, ndt] dans un train rempli de jeunes, d’habitués de discothèques, qui allaient passer la nuit dans les villes voisines. Je me trouvais sur un trajet qui m’était autrefois familier, mais je me sentais comme un étranger chez moi. Non, il n’y avait pas d’étrangers dans le train, comme c’est souvent le cas dans les trains régionaux. Je me souviens qu’une fois, sur une ligne locale, j’étais le seul Italien parmi des non-Européens, principalement des Noirs, et je me sentais très mal à l’aise parce que j’étais aussi le seul à avoir un billet. Cette fois-ci, au contraire, j’étais parmi des jeunes originaires des pays de mon enfance et de ma prime jeunesse, mais je me suis sentie plus étranger qu’à d’autres occasions.

Je les observais, ces garçons et surtout ces filles, ils étaient des essaims hurlants agitant leur objet sacré, leur lampe d’Aladin et leur totem, le smartphone. Ils s’appelaient tout le temps, le mot clé pour communiquer était « Amò », et ils passaient leur temps à s’appeler pour savoir où tu es, où nous nous rencontrons. C’était comme une conversation entre navigateurs qui s’indiquaient mutuellement l’endroit où ils se trouvaient.

Les filles étaient vêtues, ou plutôt dévêtues, les cuisses découvertes, comme des entraîneuses de bar, ou quelque chose du genre, avec des corps inadéquats.

C’était leur fête, leur samedi villageois, mais à une époque bien différente de celle où Leopardi racontait l’animation villageoise qui précédait le dimanche. De leurs ancêtres, ils n’avaient peut-être que le même côté « kitsch » d’avant la fête, mais à une époque où chacun se sent un peu Ferragnez et un peu rock star. Ils se parlaient dans un langage basique, des phrases d’accroche et des dictons syncopés. Jamais une phrase complète, juste un appel pétulant, entrecoupé de quelques selfies, s’envoyant l’emplacement, puis se préparant à se rencontrer, puis s’assommant de musique, de bruit, de quelques verres, de fumée, et de je ne sais quoi encore.

J’ai vu les visages de ces jeunes, ils étaient des objets de série, interchangeables, ils disaient tous les mêmes choses, chacun en contact avec le lot de référence. J’ai essayé de trouver en chacun d’eux une différence, une origine, quelque chose de différent du troupeau ; mais peut-être était-ce mes yeux peu familiers, mon âge très éloigné du leur, mais je ne voyais rien qui les distinguait, qui les rendait réels, je ne dirais pas authentiques. Pourtant, ils ne parlaient que d’eux-mêmes, se reflétaient dans leurs vidéos, leurs selfies, vivant continuellement sur eux-mêmes sans se soucier le moins du monde de qui se trouvait à côté d’eux, ensemble ou devant eux. Déconnectés.

Peut-être s’agit-il d’une phase de leur vie, puis ils changeront ; peut-être qu’en troupeau, ils ne donnent pas le meilleur, seuls, ils sont mieux. Mais il n’y avait rien qui fasse réfléchir à leur avenir ou à leur petit passé, à leur famille, à leur pays, au monde qui les entoure ; encore moins à l’histoire, encore moins aux pensées, à la vie intérieure, aux croyances. Leur ignorance abyssale, cosmique, transparaissait ; de tout, sauf de l’usage des smartphones. Leurs ancêtres aussi, me suis-je dit, étaient ignorants ; mais c’était une ignorance paysanne, archaïque et prolétaire, pleine d’humilité et de labeur, de misère et d’étonnement ; la leur ne l’est pas, c’est une ignorance hautaine et accessoirisée, non due à la nécessité, avec un désir démesuré de plaire et de vivre le plaisir à fond, totalement immergé dans l’instant. Pour ensuite tomber dans les profondeurs de la dépression, parce qu’ils sont si fragiles.

Je me disais que les vieux se plaignent encore et toujours des jeunes, qu’ils les voient toujours pires qu’eux et que leurs grands-parents. Mais, croyez-moi, le sentiment le plus fort par rapport à eux, c’était l’étrangeté absolue, martienne : rien de commun sauf le fait générique d’être mortel, bipède, parlant. Nous n’avions rien d’autre en commun que les téléphones portables.

Pour me réconforter, je me suis souvenu de ces rares jeunes que j’ai connus et qui démentent le cliché : ils sont réfléchis, pensants, ils lisent, ils étudient sérieusement, ils savent distinguer le temps du plaisir de celui du savoir, ils sont curieux de la vie, ils comprennent l’existence d’autres mondes et d’autres générations, ils sont même capables d’engager la discussion avec ceux qui n’ont pas leur âge. Mais je crains fort qu’ils ne soient que des exceptions. Et mille preuves personnelles et d’autres personnes confirment cette impression. Un ami qui anime des réunions dans les écoles m’a raconté que devant un auditoire de trois cents jeunes, il leur a demandé s’ils lisaient des journaux, ou même des livres, s’ils regardaient les informations télévisées, s’ils connaissaient des personnages, je ne dirai pas historiques ou des grands du passé, mais au moins importants à notre époque. Un sur cent, et puis le silence. Ils ont perdu leur dernière place, la vidéo, chacun regarde son film et sa série sur Netflix ou les plateformes équivalentes, suit son idole, n’a de vie que sur les réseaux sociaux,

Rien de politique ou de social, d’historique ou de culturel, ne les touche, ne les intéresse le moins du monde.

Bien sûr, ce sont toujours les minorités qui suivent activement la réalité ou qui cultivent une vision du monde et la partagent avec un peuple, un mouvement, une communauté. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas « leur faute » s’ils sont comme ils sont. C’est aussi notre faute ; et même, ce n’est pas une question de faute. Et l’incapacité de communiquer avec eux est aussi notre faute.

Mais, je m’interroge : que deviendra dans quelques décennies tout notre monde patiemment et laborieusement construit au fil des siècles, à force de batailles, de guerres, de sacrifices, de foi, de savoir, de travail, de labeur ? Rien, le Rien. Seraient-ce là les citoyens, les Italiens de demain ? Seraient-ils différents, et plus autochtones, que les étrangers extracommunautaires qui débarquent chez nous ? Tabula rasa, zéro absolu, le post-humain se réalise même sans manipulations génétiques, sans robots de remplacement, sans intelligence artificielle, sans monstres de laboratoire.

Ce train de nuit ne menait pas d’un pays à l’autre, il ne menait que dans la nuit.

Marcello Veneziani
La Verità, 12 août 2023

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