Esselunga est une chaîne italienne d’hypermarchés. Dans le cadre d’une campagne publicitaire commandée par les responsables de la marque, la télévision transalpine diffuse ces jours-ci un spot qui fait grand bruit sur les réseaux sociaux parce qu’il met en scène de façon résolument à contre-courant un « fait de société » actuel, qu’on croyait objet de consensus. La surprise c’est que les Italiens, dans leur grande majorité, plébiscitent le message transmis ici.

L’héroïne est une fillette qui a imaginé un plan pour réconcilier ses parents séparés. Je résume le début du scenario:

Une jeune femme qu’on suppose d’un milieu social aisé fait ses courses dans un hypermarché avec sa fillette, Emma, qui peut avoir 7-8 ans. Brusquement, l’enfant échappe à la surveillance de sa mère. Paniquée, celle-ci finit par la retrouver au rayon fruits et légumes devant … une pêche, qu’on suit jusqu’au tapis roulant de la caisse.
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On retrouve ensuite la maman et la petite, qui ont apparemment un lien « fusionnel » (comme on dit aujourd’hui), dans un appartement confortable où l’on devine qu’il n’y a pas de papa. Soudain, la sonnette retentit…

La suite est à découvrir en visionnant ce génial (je pèse mes mots) petit film de 2 minutes à peine, – qui se termine avec Emma offrant à son papa la pêche de la réconciliation, en lui disant « c’est maman qui te la donne » – qui dit beaucoup de choses en très peu de plans et qui arrache(rait presque) des larmes, suscitant même de nombreux débats sur les réseaux sociaux pour le modèle de famille (et de société) qu’il promeut. Des débats dont l’intérêt dépasse évidemment largement la frontière des Alpes

Le site de notre ami exégète de Dante fait une formidable analyse. Mais avant de la lire, regardez ce petit bijou:

#Esselunga la sa lunga. (*)

(*) Esselunga en sait long. Jeu de mot intraduisible sur le nom de l’hypermarché

Ayant flairé le vent, les astucieux créateurs de la campagne publicitaire d’Esselunga ont réalisé un très bon film, que j’intitulerais La pesca (La pêche), et qui a impressionné tout le monde. C’est la première chose que je voudrais souligner : il a littéralement touché tout le monde, sans exception, et en lisant certains commentaires sur les réseaux sociaux, on a même l’impression que, parmi les plus touchés, il y a les irréductibles qui bavent toutes sortes de grossièretés à l’encontre de ce film. Dans certains cas, ensuite, ceux qui savent lire n’ont aucun mal à comprendre, en filigrane, qu’ils ont aimé le film eux aussi, et c’est ce qui les fait paniquer.

Pourquoi cela a-t-il touché tout le monde ? Je crois que c’est parce qu’il intercepte un fait de la réalité. Après des années et des années où la publicité ne fait qu’imposer, de manière martelante et obsessionnelle, une représentation totalement factice du monde dans lequel nous vivons, une simple allusion à la réalité telle qu’elle est peut avoir un impact perturbateur. Depuis des années, ils nous abreuvent de « saloperies idéologiques » matin, midi et soir, nous forçant à accepter que le monde, et en particulier la société italienne, est ce qu’ils montrent dans leurs publicités. Même une masse d’esclaves endormis par la peur et abrutis par l’ignorance, comme nous sommes réduits à l’être, finit par ne plus en pouvoir.

C’est à ce premier niveau, le plus superficiel, que l’on peut dire que ce film capture un fait de la réalité. Non seulement en Italie, mais un peu partout dans le monde occidental, on commence à sentir un souffle de rébellion, un signe de résipiscence, une impatience face à l’avalanche de mensonges et de bêtises qui nous a été déversée. Peut-être que cela finira mal, mais en attendant, c’est là. Et c’est cet air que les gens d’Esselunga ont dû sentir. Bravo, c’est bon pour leurs affaires.

Mais plus profondément, la réalité est autre, et elle concerne les enfants. Ces nuisances insupportables, que la culture – dont la publicité est l’expression normale – déteste profondément et que la démographie occidentale fait tout pour éliminer, existent encore (de moins en moins, mais elles existent). Et non seulement ils existent, mais ils résistent, c’est-à-dire qu’ils continuent imperturbablement à venir au monde avec la même revendication fondamentale que toujours : celle d’avoir un papa et une maman qui sont avec eux. Cette revendication est universelle, pérenne, incontestable : tous les enfants veulent cela et, dans les premières années de leur vie, on peut dire qu’ils s’en « contentent », c’est-à-dire qu’ils ne veulent que cela. Ils ne se contentent pas d’être achetés par des riches capricieux qui exigent l’impossible (c’est-à-dire des enfants qu’ils ne peuvent pas avoir); ils ne se contentent pas d’avoir des parents qui soit ne peuvent pas, pauvres choses, s’occuper d’eux parce qu’ils sont obligés de faire autre chose, soit, misérables choses, ne veulent pas s’occuper d’eux parce qu’ils préfèrent faire autre chose ; ils ne se contentent même pas d’être « aimés séparément », et parfois de manière contradictoire, par leur père et leur mère. Toutes choses que la « merde idéologique » ci-dessus nous oblige à soutenir de façon apodictique.

Il est vrai que la réalité du monde, depuis le péché originel, a toujours partiellement frustré cette réalmité fondamentale avec laquelle chaque homme et chaque femme vient au monde : il y a toujours eu des orphelins, il y a toujours eu des enfants dont les parents ne pouvaient pas s’occuper, et ceux qui ont grandi dans des familles où le père et la mère, loin de s’aimer, ne pouvaient même pas se supporter. Mais personne ne doutait que l’envie était là, et qu’elle était légitime. La culture dominante d’aujourd’hui, en revanche, est la première à prétendre le nier : les enfants de parents séparés – dit la publicité – sont très heureux, à condition d’avoir le même mobilier de chambre dans les deux maisons (à condition de l’acheter dans la célèbre fabrique de meubles suédoise, qui vend deux mobiliers de chambre en bois aggloméré pour le prix d’un seul).

Voilà, il a suffi d’un joli film de deux minutes, dans lequel la réalité apparaît, pour faire un tabac.

Post-scriptum.

Pourquoi n’ai-je pas dit qu’il s’agissait d’une publicité, mais tout de même d’un film ? Parce que tel est, à mon avis, La pêche (ou quel que soit le nom que le réalisateur veuille lui donner).

Je n’y connais pas grand-chose, mais je pense que si vous prenez le film dit « d’art et d’essai » italien standard (celui qui parle d’un couple de trentenaires en crise), que vous enlevez les dialogues interminables remplis d’écrans de fumée pseudo-intellectuels censés montrer à quel point le réalisateur et les scénaristes sont intelligents et cultivés, les gros plans censés montrer l’expressivité intense des acteurs, et les plans d’effets d’environnements et de paysages pour montrer le génie artistique du directeur de la photographie, et que vous le réduisez ainsi de 90 minutes à 90 secondes, vous obtenez La pesca, c’est-à-dire un produit de bien meilleure qualité. (Et entre autre, très bien joué: qu’on donne tout de suite un prix à la petite fille!)

Leonardo Lugarese

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