Le père Morlacchi, un prêtre romain, qui s’est installé à Jérusalem en 2018 en tant que prêtre fidei donum (se dit des prêtres envoyés en mission, mais restant attachés à leur diocèse d’origine) du diocèse de Rome au Patriarcat latin, raconte comment il subit les évènements depuis Jérusalem où il vit. Son récit équilibré autant qu’il est possible, exempt de toute propagande et de tout parti-pris, tranche avec celui des médias mainstream qui ont adopté une perspective unique, négligeant le calvaire des populations civiles, y compris non israéliennes, et c’est un témoignage vécu de premier ordre. Il a été repris par le blog Rosso Porpora, à son tour cité par AM Valli. En voici les passages les plus marquants.

Don Filippo Morlacchi

Puisque de nombreuses personnes, inquiètes, me demandent des nouvelles de ce qui se passe en Terre Sainte en ces heures, j’écris cette note pour résumer les faits, et pour partager quelques évaluations et opinions personnelles. (…)

Ce qui s’est passé en Israël à l’aube du samedi 7 octobre 2023 est un événement tragique de portée historique, qui ne laissera pas le monde dans l’état où il se trouvait auparavant. Les observateurs politiques parlent à juste titre du 11 septembre d’Israël, et certains l’ont qualifié de « jour le plus sanglant pour le peuple juif depuis la Shoah ». Malgré la puissance militaire supérieure d’Israël et l’efficacité proverbiale de ses célèbres services de renseignement, la branche armée du Hamas et certains groupes du Jihad islamique, profitant d’un matin de shabbat et de la fin de la fête de Soukkot, ont réussi par surprise à franchir les frontières et à pénétrer sur le territoire israélien à partir de la bande de Gaza. Ils l’ont fait par voie aérienne, avec de simples parapentes motorisés ; par voie maritime, avec de simples canots pneumatiques ; par voie terrestre, avec des camionnettes, des voitures civiles et de simples motos.

Le lancement de plus de 2 000 missiles en quelques heures a saturé et rendu inefficace le système de défense israélien Iron Dome, faisant des victimes et des dégâts, et surtout détournant l’attention des forces armées israéliennes de la défense des frontières.

Ainsi, en peu de temps, malgré l’équipement rudimentaire disponible, plusieurs centaines d’hommes armés ont attaqué des postes militaires et des maisons privées, des civils qui se promenaient et des jeunes qui faisaient la fête, tuant brutalement plusieurs centaines de personnes et déportant au moins une centaine de personnes, y compris des prisonniers militaires et des otages civils, vers la bande de Gaza.

Les réseaux sociaux ont diffusé des vidéos épouvantables des meurtres perpétrés de sang-froid par les hommes du Hamas, de la brutalité avec laquelle ils se sont acharnés sur les cadavres et des humiliations qu’ils ont fait subir aux prisonniers.

La stratégie de la terreur a fonctionné : les Juifs, qui considèrent l’État d’Israël comme un « havre de paix » contre les persécutions et la haine antisémite, se sont retrouvés vulnérables et menacés, cette fois chez eux. Ce phénomène aura un impact décisif sur les futures politiques israéliennes.

La réponse militaire d’Israël n’a pas été en temps voulu – et ce retard a déclenché une vive controverse interne sur la responsabilité de la débâcle – mais elle n’a évidemment pas manqué : les bombardements massifs à Gaza ont fait plusieurs centaines de victimes en quelques heures, dont beaucoup de civils, de femmes et d’enfants ; de nombreuses unités de l’armée ainsi que des dizaines de chars ont été déplacés à la frontière avec la bande de Gaza, dans la perspective – peut-être – d’une attaque terrestre.

Mais la présence de nombreux prisonniers rend les bombardements plus complexes, même ceux qui sont ciblés, de peur de tuer des compatriotes utilisés comme boucliers humains : le Hamas a déjà déclaré que quatre otages seraient morts sous les bombes. De plus, la capture d’otages donne au gouvernement de Gaza un pouvoir absolument nouveau dans les négociations, comme « monnaie d’échange » pour obtenir la libération des prisonniers palestiniens.

Les médias israéliens et occidentaux qualifient les paramilitaires du Hamas et du Djihad de « terroristes », et il est indéniable qu’ils le sont, car ils prennent brutalement et délibérément pour cible des civils désarmés et aspirent surtout à la destruction totale de l’État d’Israël.

De plus, pour la première fois avec une telle efficacité, ces hommes, qui ne se considèrent pas comme des terroristes, mais comme une force armée régulière, ont également frappé des cibles militaires israéliennes, telles que des casernes et des postes de police. En outre, aux civils enlevés, que l’on peut à juste titre qualifier d’ « otages », s’ajoutent cette fois de nombreux « prisonniers de guerre » militaires.

Cette stratégie de guerre (…) est un élément nouveau. Et c’est ce qui a le plus surpris tout le monde. Dans le contexte arabe et palestinien, l’opération est décrite comme une « victoire militaire contre la puissance occupante », c’est-à-dire Israël. Cette description des faits est inacceptable pour Israël, qui considère l’agression comme un lâche acte de terrorisme généré par la haine antisémite ; mais le « récit » arabe de la « victoire militaire » n’est pas sans raisons historiques.

Je m’explique : ce qui est perçu par Israël comme « une incursion scélérate de terroristes » (et il s’est certes agi d’une action violente sans déclaration de guerre préalable, avec un massacre injustifiable de civils), reproduit spéculairement [en miroir], du point de vue arabe, ce que les Palestiniens vivent lorsqu’ils subissent les incursions systématiques de l’armée israélienne dans les territoires occupés pour procéder à des assassinats ciblés de terroristes présumés ou pour démolir des maisons : la violation envahissante de frontières légitimes par des agresseurs injustes. En pratique, le Hamas voulait faire ressentir à Israël ce que l’on ressent lorsqu’on subit une agression « à l’intérieur de sa maison ». Cependant, toute hypothèse de comparaison ou de coresponsabilité est rejetée avec indignation par la partie israélienne, et ce point de vue doit aussi être compris. (…)

En résumé, la situation est extrêmement complexe, et l’équilibre presque impossible. Cependant, la condamnation ponctuelle et sans appel des actes terroristes du Hamas et du Djihad islamique, et la reconnaissance du droit indiscutable d’Israël à la légitime défense, ne doivent pas nous faire oublier que la paix se construit lentement, par la justice, pour tous, sans exclusions ni distinctions.

Bref, en très peu de temps, un nouveau scénario est en train de se mettre en place, bien différent même de celui de la dernière guerre de Gaza (2021). En effet, de nouvelles vagues d’attentats sont à craindre de la part des Palestiniens (des rabbins ont permis que les funérailles se déroulent en privé pour éviter les rassemblements), ainsi que des réactions violentes contre « les Arabes » en général de la part des colons et des civils israéliens, dont beaucoup se promènent armés. (…)

Les pèlerins en Terre Sainte achèvent leur pèlerinage avant de rentrer chez eux, lorsque les vols le permettent. Ils visitent les sanctuaires et tentent de respecter le programme de voyage prévu, à la recherche d’une normalité ; mais il s’agit d’une normalité fictive. Les rues de Jérusalem sont aussi désertes qu’à l’époque du Covid, tant dans la partie juive que dans la partie arabe, y compris la vieille ville. Les pharmacies, les supermarchés et certains magasins restent ouverts, mais la tension est palpable dans l’air. Pratiquement tous les points de contrôle de la frontière avec la Cisjordanie sont fermés. (…)

Pour ma part, je suis relativement tranquille. A Jérusalem, et en particulier dans le quartier de la Porte de Damas, où se trouve la Casa Filia Sion dans laquelle je vis, on craint moins les roquettes (qui ont atteint certaines banlieues au sud et à l’ouest de la Ville Sainte, faisant des dégâts et des victimes), que l’éventuelle flambée d’attentats et de violences. Hier devait être le premier jour d’école après les vacances de Sukkot, mais toutes les écoles – juives, musulmanes et chrétiennes – sont fermées.

Certains jeunes du vicariat catholique hébréophone ont été appelés à prendre les armes.

L’incertitude est grande, car on ne sait pas quelles seront les prochaines actions. Une prochaine attaque terrestre d’Israël est plausible, mais on ne sait pas quelles contre-réactions elle pourrait provoquer du côté palestinien : pas tant dans la bande de Gaza, qui succombera certainement à la supériorité militaire israélienne, mais surtout à Jérusalem et en Israël. Du reste, l’opération du Hamas a été qualifiée de « déferlante d’Al-Aqsa », c’est-à-dire destinée à venger les « profanations » commises sur l’esplanade des mosquées.

Jérusalem reste au centre du conflit. Dimanche dernier, le Psaume responsorial (Ps 79) était d’une actualité brûlante, et dans l’homélie, je l’ai simplement lu et expliqué :

« Tu as arraché la vigne (le peuple d’Israël) à l’Égypte,

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tu as chassé les peuples (les peuples de Palestine) et tu l’as transplantée…

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Tu as étendu ses sarments jusqu’à la mer (Méditerranée),

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ses sarments ont atteint le fleuve (Jourdain)…

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Pourquoi as-tu ouvert des brèches dans ses murailles (les murailles défensives construites par Israël) ?

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Dieu des armées, reviens ! … Protège ce que ta droite a planté… ».

Nous pouvons et devons prier pour Israël, pour que cette violence aveugle contre le peuple de la promesse cesse, unilatéralement et sans réserve.

Mais nous devons également prier pour la Terre Sainte, car la paix ne naîtra jamais des représailles et de la vengeance, et les peuples de cette Terre ont tant besoin de justice et de paix.

J’invite mes frères prêtres et tout le diocèse de Rome à prier à cette intention. Jérusalem a besoin d’un nouvel engagement pour construire une paix juste et une solution durable au conflit du Moyen-Orient. Il nous reste, à nous chrétiens, ici pris dans l’étau, le devoir d’intercéder, de servir de médiateurs là où c’est possible, de « consoler ceux qui sont dans quelque affliction que ce soit avec la consolation dont nous sommes nous-mêmes consolés par Dieu » (cf. 2 Co 1, 4), de faire confiance à Dieu, l’Unique, juste et miséricordieux, et de leur enseigner à le faire, également au nom de Jésus son Fils.

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