La chronique en anglais du lundi d’Andrea Gagliarducci. Le « changement de paradigme » opéré par François depuis 10 ans (les derniers développements plaident pour un terme nettement plus musclé, je verrais plutôt « chamboulement » dans un registre moins châtié mais plus efficace! [*]) se confirme avec la publication d’un énième motu proprio (on le les compte plus!!), cette fois réformant l’Académie pontificale de théologie, « Ad theologiam promovendam » , afin que ladite théologie soit « capable d’interpréter l’Évangile dans le monde d’aujourd’hui ».

[*] Le texte même du MP (§4) réclame une «courageuse révolution culturelle» qu’Andrea Gagliarducci reprend en guise de titre
.

4. La réflexion théologique est donc appelée à un tournant, à un changement de paradigme, à une « révolution culturelle courageuse » qui l’engage, avant tout, à être une théologie fondamentalement contextuelle, capable de lire et d’interpréter l’Évangile dans les conditions dans lesquelles les hommes et les femmes vivent chaque jour, dans des environnements géographiques, sociaux et culturels différents, et ayant comme archétype l’Incarnation du Logos éternel, son entrée dans la culture, la vision du monde et la tradition religieuse d’un peuple.

https://www.vatican.va/content/francesco/it/motu_proprio/documents/20231101-motu-proprio-ad-theologiam-promovendam.html

Le pape François et la révolution culturelle

Andrea Gagliarducci
Monday Vatican
6 novembre 2023

Dans la dixième année de son pontificat, le Pape François a concrètement défini ce qu’il croit devoir être une révolution culturelle au sein de l’Église, c’est-à-dire un changement de paradigme dans l’étude de la théologie. Ainsi, moins d’une semaine après la fin du Synode, face à un texte final fortement amendé qui témoignait des sensibilités sur le terrain, le pape François a réformé l’Académie pontificale de théologie.

Cette réforme est significative à plusieurs égards. Le premier aspect est que la réforme contient une critique implicite et explicite de la manière dont la recherche théologique s’est développée ces dernières années. Fidèle au principe selon lequel « c’est à partir des périphéries que l’on voit le mieux l’Église », le pape François veut renverser l’idée selon laquelle la recherche théologique part d’abord des vérités de la foi. Celles-ci restent fermes, elles ne sont pas un enjeu, mais il faut partir de la vie concrète, comprendre les situations de manière pastorale, et chercher la réponse de Dieu dans ces situations.

Il reste à voir comment ce choix pastoral ne conduit pas ensuite à une définition « casuistique » de la situation – ce que le pape François montre souvent craindre. Toutefois, la recherche théologique doit évoluer, être concrète et – pourquoi pas ? – être présente dans le débat actuel en acceptant aussi des catégories qui ne viennent pas de l’Église catholique mais qui viennent d’autres horizons.

Le deuxième aspect est que le pape François a finalement une idée précise de l’Église et qu’il la fait avancer. L’Église de François est pragmatique parce que « les réalités sont supérieures aux idées », mais en même temps, elle semble manquer d’organisation et de structure. Tout est discuté – et le Synode en est la preuve – mais en même temps, sans organisation, tout devient alors un choix arbitraire du leader. Ce modèle fonctionne dans les congrégations religieuses, mais pour le Saint-Siège, il devient problématique.

La vérité est que, bien que jouissant de prérogatives de souverains absolus, les papes ont toujours gouverné de manière collégiale. Jean-Paul II a fait discuter à plusieurs reprises la réforme de la Curie au consistoire, qu’il a renvoyé en 1989 avec Pastor Bonus, par exemple, tandis que Paul VI aimait rencontrer les cardinaux à la fin de chaque voyage. Ensuite, chaque loi prévoyait des consultations avec les ministères compétents, avec l’intervention de consultants, qui étaient souvent des laïcs et des experts.

Le pape François, lui, a entamé une sorte de consultation globale avec le Synode, mais il a finalement suivi sa propre voie. En effet, quand il a été confronté au rapport de synthèse du Synode, le cardinal Jean Claude Hollerich, rapporteur général du Synode, a clairement parlé de « résistance. » Le même Hollerich a ensuite accordé une interview à Repubblica dans laquelle il souligne que si les femmes ne se voient pas confier des rôles de responsabilité, beaucoup de mensonges auront été dits, et il réitère que la doctrine sur la pratique homosexuelle peut être changée.

Le langage semble être celui de quelqu’un qui doit tenir des  » promesses électorales  » ; la pression sur le Synode résulte de la nécessité de changer les choses pour ne pas trahir les attentes des gens. Le Pape François a décidé de laisser faire parce qu’il a déjà son plan.

Le troisième aspect de la réforme de l’Académie pontificale de théologie est justement de vouloir développer une vision, ce qui crée nécessairement un avant et un après. On parle d’une théologie « ouverte, pastorale et ‘en sortie’ « , on déplore une éventuelle autoréférentialité, et de fait il devient évident que les textes théologiques sont appelés à être moins scientifiques et plus liés à l’actualité, plus pastoraux. Le risque est celui de la fin de la théologie en tant que sujet scientifique.

Le risque qui en découle est que la théologie devienne quasiment accessoire parmi les disciplines scientifiques et qu’elle soit reléguée à l’une des nombreuses disciplines philosophiques ou – pire encore – sociologiques. Elle semble être une question pour intellectuels, mais en fin de compte, ce n’est pas le cas.

En effet, si la théologie n’est pas considérée comme un objet d’étude sérieux, la religion et tout ce qu’elle a à dire ne le sont pas non plus. On en revient à l’idée diplomatique du « We don’t do God » du spin doctor anglais de Tony Blair, Alistair Campbell . En outre, on s’ouvre également à l’idée d’assimiler le Saint-Siège à une ONG.

Tout ce que l’Église a à dire ne devient alors intéressant que s’il y a un lien concret avec la réalité. Elle devient, en fin de compte, politique. Mais le risque est que l’Église devienne une voix parmi d’autres, aimée si elle dit ce qui est attendu du sens commun, haïe et marginalisée quand elle parle autrement. Le risque est celui d’une Église moins libre.

Il y a déjà une exhortation apostolique, Laudate Deum, qui est liée à une question contingente, qui tient un discours politique et qui sera la base du discours que le Pape prononcera lors de la COP28 à Dubaï le 2 décembre prochain. Mais est-ce là le sens profond de l’Eglise ? En fait, l’Église, le Pape, est appelé à parler avec un langage politique, comme un des nombreux dirigeants du monde.

Le quatrième aspect concerne le langage. La réforme de l’Académie pontificale de théologie nous demande aussi d’emprunter des catégories qui sortent de la sphère étroite de la théologie. Mais c’est ce qui s’est passé avec la théologie de la libération en Amérique latine quand la sociologie marxiste a fourni la base théorique permettant à l’Église de s’engager au niveau social.

Il est vrai qu’il était nécessaire de répondre, ici et maintenant, à une crise et, de fait, le Saint-Siège n’a pas condamné toute la théologie de la libération. Il est également vrai que l’utilisation de catégories qui ne sont pas religieuses fausse la pensée critique et théologique de la foi. Jusqu’à présent, la volonté a toujours été d’innover la pensée, en s’intéressant à la production contemporaine, mais sans dénaturer la mission et les idées. Actuellement, il y a le risque de dénaturer la mission et les idées.

La révolution culturelle du pape François risque donc de ramener l’Eglise dans un débat qui s’est posé après le Concile Vatican II et qui semblait dépassé. Paradoxalement, en voulant avancer à tout prix, on risque de reculer. C’est le cas quand la pensée est politique et sociologique et qu’elle perd de vue la dimension religieuse. Et il est vrai que le Pape, dans le texte de la réforme, demande de développer une pensée de « sagesse ». Mais une sagesse qui risque d’être simplement pastorale ou mystique. Un équilibre devra être trouvé, et l’on peut facilement imaginer que beaucoup dépendra des personnes qui mettront en œuvre cette réforme.

Les personnes seront cruciales. Le Synode a montré que la question culturelle a été très débattue. Bien que le texte final ait obtenu une majorité des deux tiers sur tous les points, le fait qu’il y ait eu 1251 amendements avant l’approbation témoigne que la direction prise par l’assemblée n’était pas celle d’un changement radical, ni d’une écoute et d’une inclusion totales, mais plutôt celle d’une Église à l’écoute et ancrée dans la tradition. Une Église, en somme, qui cherche à dépasser la question de son impact sur le monde et à préserver son identité.

Le pape François, lui, avait déjà décidé de changer de paradigme auparavant et n’est pas revenu en arrière. Du Synode, il n’a tiré que ce qui semblait confirmer son idée de l’Église. Le récit qu’il a mis en avant est que maintenant le Synode est vraiment celui pensé par Paul VI (qui, cependant, voulait un Synode des évêques, pas un Synode ouvert à tous) et que ceux qui résistent sont au contraire des « rétrogrades ». Et ceux qui soutiennent le récit donnent des interviews pour dire qu’il n’y a pas de retour en arrière possible par rapport à ce nouveau paradigme.

En réalité, les problèmes à affronter sont différents et, bien que nous puissions faire confiance à l’Église, l’inquiétude est légitime.

Certains affirment que les Dubia des cardinaux ont eu un impact substantiel sur le débat, conduisant à un texte final du Synode plus faible qu’on ne le pensait. La vérité est que les Dubia ont atterri sur un terrain fertile. Ils ont exprimé les préoccupations de nombreuses personnes.

Dans l’Église, cependant, on ne se met pas souvent sous les feux de la rampe. On travaille dans l’ombre pour créer la communion.

Il en sera probablement ainsi même après la réforme de l’Académie pontificale de théologie. Une réforme qui, en fin de compte, est influencée par le concept de « théologie spirituelle incarnée » du cardinal Victor Fernandez, la théologie pop de Mgr Antonio Staglianò, président de l’Académie, et un débat philosophique qui connaît bien l’Amérique latine des années 1970, quand on a abordé l’idée de « transdisciplinarité » à la recherche d’une synthèse de la pensée qui était aussi une pensée typiquement locale, populaire, sud-américaine, et qui veut devenir une « théologie source. »

Le Pape a indiqué une voie, et il s’agit maintenant de voir comment l’Eglise peut la développer. Il n’est pas certain que ce soit dans le sens où le pense le pape François, mais il ne faut pas y voir un retard. Il s’agit plutôt de l’ancien besoin d’innover la tradition et l’innovation, résultant du fait que la révélation, pour l’Église, est déjà venue avec Jésus-Christ.

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