Le Huffpost interroge l’historien des religions-théologien (?), en tout cas considéré comme proche de François, sur l’Eglise catholique, le pontificat actuel et surtout les changements dans les relations entre les religions après les évènement du 7 octobre à Gaza.
La critique se fait de plus en plus visible, et elle a d’autant plus de poids qu’elle vient d’un conseiller proche et soutien de la première heure.

Il faut un pape moins généreux ou plus prudent avec ses mots. Je pense aux interviews et à la prolifération des livres qui sortent avec lui comme auteur ou avec son introduction ou sa préface…

Ce qu’il faut, à mon avis, c’est une phase de continence verbale, en s’appuyant davantage sur ceux qui connaissent la situation sur le terrain, ceux qui connaissent de l’intérieur le monde israélien, le monde juif international, le monde islamique.

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Massimo Faggioli : « Le 7 octobre, tout a changé, pour le pape, gouverner seul l’Église est une limite ».

Huffpost: La rencontre du pape François avec les délégations israélienne et palestinienne a suscité beaucoup de controverses et a rendu furieux les rabbins d’Italie. Qu’est-ce que cet épisode nous apprend sur la manière dont Bergoglio gère cette question et d’autres questions internationales délicates ?

Massimo Faggioli Une question concerne le degré d’implication du secrétariat d’État et des diplomates du Saint-Siège dans l’organisation, le calendrier et la structure de ces réunions. Il s’agit d’une question importante : on ne sait pas s’il y a eu une coordination avec ceux qui ont une longue expérience professionnelle de l’importance de ces réunions et de leurs conséquences. Il s’agit d’un aspect plus général du pontificat de François, où l’on perçoit une marginalisation du secrétariat d’État, non seulement en ce qui concerne la gouvernance de la Curie romaine et du Vatican, mais aussi en ce qui concerne les affaires internationales. Ce qui s’est passé le 7 octobre ouvre une question internationale extrêmement délicate qui, à mon avis, modifie les coordonnées des soixante dernières années de dialogue et de relations avec Israël en tant qu’État, avec le judaïsme et avec l’islam. Je pense qu’il y a des limites et des conséquences à un pontificat qui traite ces questions à un niveau très personnel. De mon point de vue, c’est une limite : c’est un style qui peut fonctionner pour entrer en relation avec d’autres types d’interlocuteurs, mais ici je pense qu’il y a des limites et aussi un prix à payer en termes de malentendus et de tensions qu’il vaudrait mieux éviter.

Le management du pape François est-il personnaliste ?

Plus que personnaliste, il est personnel. Le fait est que nous sommes en présence d’un style de gouvernement qui ne fait pas confiance et ne se fie pas aux filtres, aux mécanismes institutionnels. Mais le Saint-Siège a une spécificité au niveau international, juridique, politique et diplomatique qui a besoin de ces filtres, parce que les relations avec les États et les organes de droit international sont différentes des relations avec un diocèse ou un monastère ou des mouvements activistes.

Pensez-vous que le pape François n’est pas suffisamment préoccupé par les effets de son style de gouvernance sur l’Église en tant qu’institution?

Je suis sûr qu’il n’y a pas d’intention provocatrice et que François est convaincu que c’est la meilleure façon d’agir. La question est de savoir quelle est la perception au Vatican, à Sainte Marthe, des conséquences de certaines paroles et de certains actes et ce qui est dit au Pape. On sait que la première chose qui arrive à ceux qui détiennent le pouvoir suprême, le pouvoir monarchique, c’est que ceux qui les entourent cessent de leur dire la vérité, ou cessent de leur dire ce qu’ils pensent vraiment, se limitant à dire ce qu’ils pensent que le monarque veut entendre. Cela a toujours été le cas, mais quand certains filtres ou mécanismes institutionnels sont supprimés, le problème s’aggrave. Quand le style de gouvernement s’inscrit dans la relation entre le pape et l’Église en tant que peuple, il est évident que l’idée même qu’il existe des médiateurs est relativisée ou méprisée. Mais ces médiateurs sont importants : ce sont eux qui doivent non seulement porter la voix du pape au reste de l’Église dans le monde, mais aussi procéder dans l’autre sens, c’est-à-dire faire entendre d’autres voix et d’autres cloches.

L’image est-elle celle d’un pape particulièrement solitaire et retranché?

Je crois que François gouverne plus seul que ses prédécesseurs. Chez ses prédécesseurs, au moins, il y avait ce qu’on appelle l’appartement papal, avec un secrétaire visible et identifiable qui avait une fonction de filtre. Cela avait des implications négatives, comme une cour impériale, mais c’était identifié comme la porte par laquelle certaines questions pouvaient être soulevées. Aujourd’hui, il n’y a plus d’appartement papal, le secrétaire du pape est une fonction invisible qui tourne toutes les quelques années et n’a aucune visibilité. La relation avec la Curie romaine est très difficile à comprendre, dans le sens où certains cardinaux sont très proches du pape François, mais le rôle de la Curie romaine en tant que telle dans son pontificat n’est pas du tout clair. La réforme de la Curie romaine publiée l’année dernière a affaibli la fonction du secrétariat d’État et a rendu la Curie romaine plus réceptive à l’Église mondiale, tout en la recentrant davantage sur le pape. C’est également ce qui ressort de la loi fondamentale de la Cité du Vatican, qui a été publiée en mai 2023. Ce sont des aspects contradictoires : il y a une Église qui, sous l’impulsion du pape François, est en voie d’être plus synodale, mais en même temps elle est aussi plus papaliste.

Cette contradiction est-elle le résultat d’un choix populiste ?

C’est l’un des effets de l’accent mis par le pontificat sur la relation entre le pape et le peuple : l’Église comme peuple de Dieu. Cet accent a des effets sur le style de gouvernance, mais aussi – pour ceux qui s’en occupent en tant que théologiens – des effets plus larges. Par exemple : que signifie être prêtre, évêque ou cardinal dans une Église qui se définit comme peuple? De nombreuses questions restent ouvertes. À mon avis, il ne s’agit pas de populisme politique, contre lequel le pape François s’est exprimé très clairement ces dernières années et de manière critique. Mais c’est précisément l’un des effets d’une ecclésiologie – c’est-à-dire d’une idée de l’Église en tant que peuple avec lequel le pape est en relation directe. C’est un élément plus large de ce pontificat, qui n’a rien à voir avec le populisme politique, dont le pape François a perçu le potentiel destructeur, depuis Trump.

De la guerre en Ukraine au conflit entre Israël et le Hamas, les tentatives de médiation du Vatican n’ont jusqu’à présent pas donné de résultats. Qu’est-ce qui ne fonctionne pas ?

La médiation peut avoir lieu lorsque ceux qui se proposent comme médiateurs sont non seulement acceptés, mais ne sont pas considérés comme faisant partie du problème. Au lieu de cela, tant pour la question de l’Ukraine que pour celle d’Israël, l’Église catholique et le Saint-Siège ont une position différente de celle qu’ils ont adoptée pour d’autres conflits. Cela s’explique par une histoire complexe, dans laquelle le catholicisme, la papauté et le Vatican ont été considérés comme faisant partie du problème de l’antisionisme et de l’antisémitisme d’abord, puis de la relation critique entre le catholicisme et l’orthodoxie en Ukraine.

Les efforts du pape sont généreux. Plus qu’une médiation, je pense qu’il s’agit d’une mission humanitaire : la médiation consiste à se placer au milieu, et jusqu’à présent, il ne me semble pas que le Vatican ou ses émissaires aient eu l’occasion de s’asseoir entre les deux parties ou de les faire parler, mais ils ont essayé de parler aux parties en conflit et à d’autres puissances influentes, à différents moments et en différents lieux. Pour ce faire, ils se sont appuyés sur des canaux différents et parallèles à ceux de la diplomatie vaticane. Là encore, on ne sait pas exactement quel type de coordination il y a eu avec la Secrétairerie d’État et avec la diplomatie vaticane.

Mais – je le répète – les deux cas de l’Ukraine et d’Israël sont différents des autres, car ici le catholicisme et l’Église romaine font depuis longtemps partie de la question et du problème. Tout est plus difficile et plus délicat. C’est pourquoi je pense qu’une plus grande discipline verbale est nécessaire. Chaque mot, chaque geste doit être soigneusement pesé et calibré et résulter d’une consultation avec les experts du Saint-Siège dans ce domaine, sans rien laisser à l’instinct et à l’improvisation, car cela comporte des risques qui n’aident pas les gens à accepter les véritables intentions du pape François et du Saint-Siège.

A-t-on sous-estimé l’impact de l’attaque du Hamas ?

Le 7 octobre constitue, à mon sens, un tournant. On ne peut plus s’appuyer, dans sa relation avec le judaïsme et l’islam, sur des scénarios du passé, et encore moins improviser. Il s’agit d’un dialogue avec un Israël différent de celui du Concile Vatican II ou même de celui du début des années 1990, avec lequel le Saint-Siège a signé l’accord fondamental. Aujourd’hui, Israël est différent et la relation entre le judaïsme et Israël est différente. Dans le même temps, l’Islam avec lequel le Pape François, depuis les premières années de son pontificat, avait prévu de construire un dialogue est également différent. Maintenant que le Hamas est considéré par de nombreux musulmans et Palestiniens comme le libérateur, le dialogue ne peut qu’être différent. Tout cela demande un effort de pensée et de réflexion qu’aucun individu ne peut faire seul, pas même le Pape.

Après le tournant du 7 octobre, faut-il revoir le document signé avec le Grand Imam ?

Je ne pense pas que cet accord doive être annulé. Il s’agit clairement d’un événement historique qui nous oblige à repenser les paramètres et les limites. Que signifie le dialogue avec quels interlocuteurs ? Il s’agit d’initier un processus de conversion intellectuelle, mentale et spirituelle que le pape ne peut pas faire seul, et il s’agit aussi de mesurer très consciemment et très soigneusement les mots et les gestes.

Il faut un pape moins généreux ou plus prudent avec ses mots. Je pense aux interviews et à la prolifération des livres qui sortent avec lui comme auteur ou avec son introduction ou sa préface… Ce qu’il faut, à mon avis, c’est une phase de continence verbale, en s’appuyant davantage sur ceux qui connaissent la situation sur le terrain, ceux qui connaissent de l’intérieur le monde israélien, le monde juif international, le monde islamique. C’est un travail très complexe. Mais il faut le faire, en gardant à l’esprit que ce que dit le pape se mesure davantage à l’autorité qu’à la quantité de ses paroles ».

Le pape François est-il anti-occidental ?

Il ne fait aucun doute que le pape est critique à l’égard de certains aspects de l’Occident, mais Martin Luther King ou Mère Teresa de Calcutta l’étaient aussi. Sur certains points, nous l’avons applaudi, comme lorsqu’il a critiqué une certaine culture américaine sur la peine de mort ou le capitalisme. Je ne pense pas que François soit anti-occidental. Je pense qu’il est typique d’une culture latino-américaine de se méfier des intentions de l’Occident et des États-Unis. Son attitude fait partie de cette culture, tout comme il faisait partie de la culture de Jean-Paul II d’être extrêmement méfiant à l’égard de toute ouverture des catholiques vers les partis socialistes ou communistes. Il n’y a pas de condamnation de l’Occident, mais il y a une distanciation qui fait partie intégrante de ce qui se passe aujourd’hui dans le catholicisme mondial, qui n’est plus – et ne sera plus – dominé par des hommes blancs d’Europe occidentale ou d’Amérique du Nord. Le fait que le pape considère l’Occident comme quelque chose qui ne se superpose pas au catholicisme n’est pas nouveau ; cela était déjà évident lorsqu’il a visité Cuba avant les États-Unis en 2015 ou lors d’autres voyages. Aujourd’hui, cependant, cette distance du pape à l’égard de l’Occident fait plus mal parce qu’elle est liée à une scission interne et à un état de confusion dans l’Occident lui-même. Est-il avec ceux que nous percevons comme les oppresseurs des Palestiniens ou avec ceux qui ont kidnappé et violé des femmes israéliennes ? Face à cette fracture, une partie de l’Occident aimerait être rassurée par un pape qui n’a jamais caché qu’il était autre chose.

Nous venons de passer le cap des dix ans de pontificat. Comment l’Église a-t-elle changé sous le pape François ?

Ma thèse sur ce pontificat est qu’il représente une phase d’accélération très forte vers la mondialisation du catholicisme, qui n’est plus constitué de l’Occident relié à certaines périphéries, mais où l’Occident devient une périphérie comme une autre. Il suffit de voir qui sont ceux qui étudient aujourd’hui la théologie dans les universités pontificales ou catholiques d’Europe du Nord ou d’Amérique du Nord : de plus en plus de non-Européens et de non-Occidentaux. C’est un moment historique car l’Église change de visage, au sens propre. Ce qui signifie de nouvelles énergies : une Église multiculturelle. En même temps, cela signifie aussi une Église beaucoup plus compliquée.

Nous le constatons au sein même de l’Église, comme dans le catholicisme des États-Unis du deuxième président catholique, Joe Biden. C’est un catholicisme plus global, moins européen, plus multiculturel, plus diversifié, mais aussi plus difficile à tenir ensemble. C’est, à mon avis, le personnage clé d’un pontificat qui a accepté le défi d’aider l’Église à être plus globale et plus multiculturelle. Cela implique des changements de régime et de langage. Il est clair que ces changements dérangent beaucoup ceux qui ont toujours nourri l’idée que le catholicisme est le pilier de l’Occident. Il s’agit d’un fardeau historique que le pape François co-interprète et accompagne, mais qu’il n’a pas produit : c’est le résultat de forces imparables. C’est un pontificat qui, à mon avis, doit être compris dans ce contexte.

(HuffPost)

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