Benoît XVI appréciait les États-Unis dans la mesure où il voyait dans ce pays une expression de la « bonne » laïcité. Une laïcité « positive » qui respectait les croyances de chacun, et surtout, ne nourrissait pas envers l’Eglise une hostilité larvée, comme par exemple la France, ou plus systémique, comme l’Allemagne. Certains l’auront peut-être accusé de naïveté, mais on se souvient du grand succès de son voyage apostolique au printemps 2008, pourtant démoli par avance dans les médias. Et ce n’est pas pour rien qu’il avait choisi l’américain William Levada pour lui succéder à la CDF en 2005.
Avec François, les choses sont nettement plus compliquées, et bien qu’il ait choisi, à travers des nominations orientées, passées « en force » de mettre en avant des évêques « de sa sensibilité » (pour user d’une ellipse), comme Cupich, Gomez, Farell, Gregory, sans parler du nonce à Washington, Christophe Pierre, qui sera créé cardinal cette semaine il semble que ce ne soit pas vraiment la lune de miel avec l’épiscopat américain, et que la principale opposition au Pape, en tout cas la plus structurée, et aussi la plus « politique », soit américaine. L’évêque de Tyler, Mgr Strickland en est la figure emblématique.
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Il y a peut-être de quoi inquiéter les progressistes. Massimo Faggioli, un universitaire américain, catho-progressiste ultra-bergoglien au point d’avoir été qualifié de « théologien du Pape » (encore un!) mais qui commence peut-être à se lasser d’attendre des réformes qui ne viennent pas, dresse un tableau fort intéressant, encore que très orienté idéologiquement, de la situation. Il épouse à fond la thèse de l’indietrisme. Mais de façon plutôt inattendue, il s’inquiète des propos de « Tucho » Fernandez dans l’interview avec Edward Pentin, qui attribuait au Pape un charisme spécial et unique réservé au successeur de Pierre. Des propos dans lesquels il voit un ultramontanisme progressiste auquel il n’est peut-être pas disposé à adhérer.

Le Pape et les Américains

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Massimo Faggioli

Le Vatican et l’Église catholique américaine entretiennent des relations privilégiées depuis le début de l’expérience politique et religieuse appelée « catholicisme américain ». Mais ces relations sont devenues plus compliquées et plus tendues au cours du pontificat de François. La preuve en a été faite récemment, fin août, lorsque des propos tenus par le pape au Portugal lors des Journées mondiales de la jeunesse ont été publiés par le journal Civiltà Cattolica, dirigé par des jésuites et contrôlé par le Vatican.

« Vous avez vu qu’aux États-Unis, la situation n’est pas facile », a-t-il déclaré à un jésuite qui avait passé une année sabbatique dans ce pays. Elle est organisée et façonne l’appartenance des gens, même sur le plan émotionnel. J’aimerais rappeler à ces personnes que l’indietrismo (le fait d’être tourné vers le passé) est inutile et que nous devons comprendre qu’il y a une évolution appropriée dans la compréhension des questions de foi et de morale » [version « expugée »…].

Il a également insisté sur la nécessité d’élaborer une doctrine, en citant des exemples antérieurs concernant l’esclavage, les armes nucléaires et la peine de mort. « Vous êtes allé aux États-Unis et vous dites avoir ressenti un climat de fermeture », a-t-il dit au jésuite. « Oui, ce climat peut être vécu dans certaines situations. Et là, on peut perdre la vraie tradition et se tourner vers des idéologies pour se soutenir. En d’autres termes, l’idéologie remplace la foi ; l’appartenance à un secteur de l’Église remplace l’appartenance à l’Église ».

La réaction de certains secteurs du catholicisme américain était prévisible, et deux jours plus tard, à bord du vol pour la Mongolie, François a été interrogé à ce sujet. « Ils se sont fâchés, mais passons à autre chose », a-t-il dit aux journalistes.

Une grande partie de ce nouvel accrochage peut être attribuée au style de François : un manque de discipline verbale, le contournement de l’opération de communication institutionnelle du Vatican et la personnalisation du gouvernement papal. Pourtant, cet incident s’ajoute à une longue liste d’interactions tendues entre François et diverses voix du conservatisme catholique américain, qui ont très tôt vu dans le pape un hérétique potentiel, ou du moins un pape qui ne les rendait pas « heureux », comme l’a dit l’archevêque Charles Chaput lors d’une interview en juillet 2013. C’était deux mois avant le célèbre entretien de François avec le père Antonio Spadaro dans La Civiltà Cattolica, quand il a déclaré que « nous ne pouvons pas insister uniquement sur les questions liées à l’avortement, au mariage gay et à l’utilisation de méthodes contraceptives […] il n’est pas nécessaire de parler de ces questions tout le temps. »

Puis il y a eu le Synode sur la famille et le mariage de 2014-2015, Laudato si’ en 2015, et Amoris Laetitia en 2016, qui ont tous creusé davantage les lignes de fracture.

Si l’intention était de jeter des ponts avec le conservatisme catholique américain ou de convaincre les sceptiques, le voyage apostolique de François aux États-Unis en septembre 2015 a été un échec. L’élection de Donald Trump en 2016 a exacerbé l’éloignement au sein de l’Église américaine tout en durcissant les relations entre les catholiques américains conservateurs et le Vatican. Et tout cela pourrait sembler pâle en comparaison des attaques de Carlo Maria Viganò contre François en 2018, qui ont reçu l’approbation silencieuse de nombreux évêques américains – et l’approbation publique d’autres. À ce moment-là, « l’Amérique voulait évincer le pape », comme l’a écrit le journaliste français Nicolas Senèz [de « La Croix », ndt] dans son livre. En 2019, François a reconnu que les États-Unis avaient déployé des efforts bien financés et soutenus par les médias pour saper son pontificat et a déclaré que c’était un « honneur que les Américains m’attaquent ».


Vient ensuite le synode sur la synodalité (octobre 2023 et octobre 2024). Depuis le début du processus synodal en 2021, les conservateurs se sont opposés à ce processus qu’ils considèrent comme un cheval de Troie visant à modifier la doctrine et la structure traditionnelles de l’Église. Le dernier exemple en date est un livre intitulé The Synodal Process Is a Pandora’s Box (Le processus synodal est une boîte de Pandore), préfacé par le cardinal Raymond Burke. Les auteurs sont affiliés au mouvement Tradition, Famille et Propriété (TFP), une confédération d’organisations catholiques réactionnaires et intransigeantes dont les racines se trouvent au Brésil et dont le siège américain se trouve à Spring Grove, en Pennsylvanie ; une campagne de publipostage a été lancée pour envoyer des exemplaires gratuits du livre au plus grand nombre possible de prêtres.

L’instabilité des relations entre les catholiques conservateurs américains et le pape actuel remonte en partie à l’élection même de François en 2013. C’est à ce moment-là, écrit David Gibson, que le Vatican, sous la direction de François, « a soudainement commencé à pousser les Américains à être plus flexibles, plus pastoraux, plus inclusifs et moins rigides sur le plan doctrinal. Rome est désormais le moteur de la réforme, un renversement historique » par rapport à l’époque où le catholicisme américain pouvait jouer ce rôle. Cette dynamique a été aggravée par la montée en puissance d’un establishment catholique néo-américaniste attaché à une conception politico-civilisationnelle occidentale du christianisme face au catholicisme mondial. Pour ce type de catholiques, il est plus difficile d’être dirigé par un pape jésuite latino-américain que par des papes italiens ou allemands.

Il y a aussi la méfiance croissante de l’épiscopat américain à l’égard de Vatican II. Dans le cas de la liturgie en particulier, les catholiques traditionalistes et les évêques ont le sentiment que Vatican II et la période post-conciliaire ont été un nouveau « dépouillement des autels » – une nouvelle Réforme de type protestant, et non un renouveau. L’accueil mitigé des réformes du concile, voire leur rejet pur et simple, a laissé place à une résurgence du catholicisme pré-Vatican II. Théologiquement, ils ne peuvent pas non plus comprendre la réception jésuite et latino-américaine de Vatican II qui façonne ce pontificat à un moment où les États-Unis ne sont plus une extension de l’Europe et sont confrontés à la fin de l’ « Amérique chrétienne blanche ». Ils pensent et agissent dans un « régime d’historicité » qui rejette l’aggiornamento et le développement de la doctrine, et qui aspire à un retour à la certitude religieuse, à la vérité objective, au mystère sacré et à un sens de la beauté nourri de thèmes ou d’images catholiques prémodernes.

L’élément explicitement politique de l’opposition à François ne peut pas non plus être négligé. Pour les traditionalistes radicaux et les conservateurs américains, Donald Trump est devenu le nouveau Constantin, sauvant l’Église de la décadence morale de l’empire, tandis que François est devenu l’équivalent des invasions barbares qui ont suivi l’ère du « pic du catholicisme » de Jean-Paul II et de Benoît XVI. À l’inverse, pour les libéraux, François est le nouveau Cyrus le Grand, libérateur d’une Église captive des idéologues de droite. Pour ce groupe, François représente les catholiques plus âgés, éduqués, urbains et politiquement libéraux pour qui l’Église des années 1970 était le « pic du catholicisme » et qui pensent que les Burke, les Broglio et les Busch leur ont pris leur Église. Ils sont heureux de voir que quelqu’un d’officiel s’oppose enfin aux conservateurs et espèrent qu’il n’est pas encore trop tard.

Mais le pontificat de François a également produit une forme de papalisme que nous devrions surveiller.

Considérez la réponse du cardinal désigné Víctor Manuel Fernández, nouveau préfet du Dicastère pour la doctrine de la foi, à une question d’Edward Pentin du National Catholic Register sur l’acceptation du magistère de François (Tucho Fernandez (interrogé par Edward Pentin) et le charisme unique de Pierre). Le pape ne protège pas seulement le dépôt « statique » de la foi mais, selon Fernández, il possède un second charisme, « un don vivant et actif… Je n’ai pas ce charisme, ni vous, ni le cardinal Burke, et aujourd’hui seul le pape François l’a ».

Aujourd’hui, seul le pape François l’a ». Cela soulève quelques questions intéressantes concernant, par exemple, l’interprétation de la constitution de Vatican II sur l’Église, Lumen Gentium – en particulier en ce qui concerne l’enseignement du pape et la collégialité avec les évêques (Lumen Gentium 25 établit un lien entre le « charisme » et la papauté uniquement dans le cas de déclarations infaillibles), quand « le Pontife romain ne prononce pas un jugement en tant que personne privée, mais en tant que maître suprême de l’Église universelle, en qui le charisme d’infaillibilité de l’Église elle-même est individuellement présent, il expose ou défend une doctrine de la foi catholique. L’infaillibilité promise à l’Église réside également dans le corps des évêques, lorsque celui-ci exerce le magistère suprême avec le successeur de Pierre »).

Il ne s’agit pas d’un schisme, mais pas non plus d’une dissidence loyale, puisqu’elle remet en question le service de François à l’Église et à la foi.
Ce qui est remarquable à ce moment-là, c’est que nous assistons à ce que William L. Portier appelle la montée d’un « ultramontanisme involontaire », paradoxalement lié à « la popularité des politiques autoritaires, la résurgence de l’intégrisme dans l’Église, et l’opposition vocale – en particulier aux États-Unis – aux réformes de Vatican II et du pape actuel lui-même ». Cela témoigne de la nature complexe de la théologie et de l’idéologie catholiques américaines. En fait, les catholiques américains des deux bords sont influencés par le papalisme de Vatican I ainsi que par le tournant vers les laïcs induit par Vatican II.

Mais un ultramontanisme progressiste ne sauvera pas le catholicisme américain des idéologues réactionnaires, dont certains sont extrémistes et para-schismatiques. D’autres se considèrent comme des saints et des martyrs qui ont estimé devoir prendre la décision extraordinaire de contredire l’autorité papale – des versions du XXIe siècle de Sainte Catherine de Sienne ou de Saint Pierre Damien – mais à partir d’une position fondamentaliste : L’autorité de l’Église n’a rien à voir avec l’autorité ultime que seul Dieu possède.

Mais les catholiques américains de droite qui s’opposent à François ne sont pas tous dans l’impasse. D’un point de vue tactique, l’une des leçons qu’ils ont tirées des dix dernières années est que la psyché collective des catholiques ne leur permet pas de juger, de punir et de déposer un pape. Mais ils savent qu’ils peuvent toujours le réprimander publiquement s’ils estiment que la foi est menacée. Il ne s’agit pas d’un schisme, mais ce n’est pas non plus une dissidence loyale, puisqu’elle remet en question le service de François à l’Église et à la foi. Les médias sociaux y contribuent : adoptez un surnom ou un avatar pré-médiéval, lancez des critiques dévastatrices tout en restant anonyme, gagnez des adeptes qui aiment et repostent toutes les critiques.

D’un point de vue stratégique, la puissance des catholiques conservateurs américains ne se mesure pas au nombre de divisions qu’ils ont ici, mais à la façon dont ils ont établi des alliances dans d’autres parties du monde, d’une manière différente de celle des siècles précédents. Dans un monde de « croyants sans frontières », ces forces pourraient se rassembler pour conduire non seulement le prochain chapitre du catholicisme américain, mais peut-être aussi le prochain pontificat. (Il sera intéressant de voir si le synode qui se tiendra à Rome le mois prochain ne deviendra pas une répétition générale du prochain conclave). Pourtant, comme le dit Joseph Chinnici dans le dernier numéro de la Catholic Historical Review : « Le patchwork du catholicisme américain semble être là pour rester. La conviction des catholiques progressistes qu’ils sont du bon côté de l’histoire et que les conservateurs et les réactionnaires sont du côté des perdants est également une illusion.

D’autres Églises dans le monde ont été mises au défi par le pontificat de François ou ont lutté avec lui, mais aucune n’a réagi de manière aussi agressive que l’épiscopat américain. Le Synode sur la synodalité, qui approche, est censé « élargir l’espace de la tente », mais ils pensent que Vatican II l’a déjà trop élargie.

Ils veulent plutôt reconstruire, au sens figuré et au sens propre, restaurer les murs, les portes et les vitraux : le passé. C’est une vision rétrograde de la tradition et de l’enseignement. « L’avenir est derrière nous », semblent-ils dire. Mais c’est pourtant leur vision de l’avenir.

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