(Mise à jour) C’est Lucetta Scaraffia, la « féministe du Vatican » (c’est du moins ainsi qu’on l’appelait du temps de Benoît XVI) qui s’exprime dans la version italienne du très mainstrean HuffingtonPost version italienne. Je suis assez loin de partager ses analyses, et ses critiques n’abordent jamais la question de la doctrine catholique mise à mal par ce pape. En fait, elle ne s’exprime pas en tant que catholique: c’est le Pape politique qu’elle cible, l’échec de sa diplomatie incohérente, et c’est la gestion de la crise palestinienne et surtout la relation de l’Eglise avec le judaïsme qui constituent le vrai catalyseur. Ce qui ne l’empêche de dire quelques vérités bien senties. Décidément, les temps sont durs pour François, ses soutiens laïcs le lâchent.

Lucetta Scaraffia : L’Eglise ne compte plus.

Elle est devenue un sujet pour les journalistes qui parlent du pape comme s’il était un influenceur. Il a renoncé à ce que signifie être pape ».

www.huffingtonpost.it
(via Il Sismografo)

L’historienne reproche au souverain pontife son « autoréférentialité », son « ambiguïté » face aux guerres et à l’antisémitisme, sa « haine anti-occidentale », ses silences sur les femmes iraniennes, sur les Arméniens, sur les abus des prêtres, les échecs de la diplomatie vaticane : « L’Eglise ne compte plus, le Pape est comme un influenceur ».

Lucetta Scaraffia est historienne et journaliste. Elle a enseigné l’histoire contemporaine à l’université La Sapienza de Rome. Elle a dirigé Donne Chiesa Mondo, l’encart mensuel de L’Osservatore Romano, le quotidien du Saint-Siège, de 2012 à 2019. Le Huffpost l’a rencontrée pour commenter la controverse née des rencontres du pape avec des familles d’otages israéliens et des proches de Palestiniens.

. . . . . .

Les rencontres du pape avec les familles d’otages israéliens et avec des parents de Palestiniens ont suscité de nombreuses controverses. Les rabbins d’Italie lui reprochent d’afficher une « équidistance glaciale » ; les Palestiniens l’accusent d’avoir repris le mot « génocide » à propos de Gaza.
Qu’est-ce qui se cache derrière cette confusion ?

« Il y a toujours l’ambiguïté habituelle, qui est préférée à une position morale et spirituelle qu’un pape devrait prendre. Jésus a dit ‘que votre discours soit oui oui, non non’, pas ‘qu’il soit moitié-moitié’. Nous savons pourquoi le pape agit ainsi, il le dit et le répète : il espère ainsi jouer un rôle de médiateur. Mais c’est un rôle un peu étrange : les médiateurs, tout d’abord, doivent avoir la capacité de faire de la médiation, alors que pour faire de la médiation, il faut généralement avoir quelque chose à donner et quelque chose à menacer. Ensuite, les médiateurs doivent être sollicités par les parties : on peut se proposer comme médiateur potentiel, mais pour le devenir, il faut être accepté par les deux parties, sinon on ne peut pas faire de médiation du tout. C’est un fait que le pape ne veut pas accepter ».

Pourquoi ne veut-il pas l’accepter ?

« Parce que ce pape a tendance à être un peu autoréférentiel. Il continue à agir de la sorte parce qu’il pense que c’est bon pour son image. Cela vaut pour les deux guerres : celle en Ukraine et celle en Israël. En ce qui concerne l’Ukraine, son impuissance totale est évidente dans l’affaire des enfants kidnappés. L’objectif n’était pas de parvenir à la paix, mais d’atténuer une violence terrible faite aux Ukrainiens. Or, depuis tout ce temps, le pape n’a pas réussi à obtenir le retour d’un seul enfant. Et il faut souligner qu’il avait évité de parler d’enfants volés, ce qu’il a d’ailleurs fait, les appelant plutôt « enfants ukrainiens qui veulent retourner dans leurs familles ». En s’exprimant ainsi, il croyait faciliter les choses : on peut dire aujourd’hui que cela n’a servi à rien. Sa tentative de médiation a été un échec ».

Pensez-vous que cet échec a également été déterminé par des erreurs pratiques, ainsi que par des erreurs de principe ?

Absolument. Le cardinal Matteo Zuppi fait partie de la Communauté de Sant’Egidio, qui est liée à l’orthodoxie russe depuis de nombreuses années. C’était un mauvais choix au départ. De plus, il y a la diplomatie vaticane qui sait faire son travail : le fait qu’il joue au diplomate, qu’il envoie des gens (entre autres, les mauvaises personnes) est quelque chose qui n’est ni au ciel ni sur la terre et qui ne fonctionne pas. Zuppi a peut-être fait la paix au Mozambique, bien que beaucoup en doutent, mais une paix en Afrique, dans un conflit interne, est complètement différente d’une paix entre deux pays européens de ce niveau. Même en laissant de côté les liens que Sant’Egidio entretient depuis des décennies avec le patriarcat russe, ce n’est pas comme si Zuppi avait un pedigree enviable en tant que diplomate. Si nous passons à la guerre d’Israël, le problème devient encore plus grave ».

Pourquoi l’antisémitisme est-il en jeu ?

« La guerre d’Israël a fait ressurgir le puits profond de l’antisémitisme. Le pogrom du Hamas du 7 octobre a été mené sous le cri « tuons les Juifs », nous l’avons tous vu. Cela a rouvert le problème de l’antisémitisme dans toute l’Europe et dans le monde. C’est un problème qui touche l’Église de très près. L’Église a eu beaucoup d’ennuis pendant la Seconde Guerre mondiale parce qu’elle n’a pas défendu assez fermement la situation des Juifs [!!?]. Elle s’est ensuite rachetée en révisant complètement la théologie des Juifs dans sa propre histoire avec le Concile Vatican II. Elle a surtout supprimé l’idée totalement erronée selon laquelle les chrétiens étaient le nouvel Israël, le nouveau peuple élu. D’abord avec Nostra Aetate, puis avec Ratzinger, très clairement, il a été dit que non, les dons de Dieu ne sont pas révocables, les Juifs restent le peuple élu. C’est un aspect très important car il écrase tout antisémitisme possible et nous unifie avec les Juifs : notre religion descend du peuple juif qui est le peuple élu. Cet aspect fondamental de la théologie a été complètement oublié par le Pape François qui, sur l’antisémitisme, s’est limité à des phrases générales, refusant de défendre sans équivoque l’Église catholique contre l’antisémitisme sous toutes les formes qu’il revêt. C’est ce que le pape François aurait dû faire et qu’il n’a pas fait. À cet égard, on m’a signalé une caricature que j’ai trouvée éclairante, publiée dans un journal allemand. Si vous le souhaitez, je vous la décrirai.

Allez-y

« Vous voyez un grand clocher avec un évêque dessus et un grand minaret avec un imam dessus, qui se penche pour se serrer la main ; au milieu, faisant obstacle à cette union, se trouve un petit juif noir, comme s’il était une pierre d’achoppement à la base du peuple juif. C’est un peu ce que semble penser le Pape, soyons honnêtes. Les juifs sont peu nombreux, ils ont toujours été l’exutoire de toutes les pulsions négatives. Cette fois encore, ils deviennent un bouc émissaire. Car le pape François a fait beaucoup pour se réconcilier avec l’islam. Certaines démarches sont même un peu audacieuses.

Comme le document sur la « fraternité humaine » signé en 2019 avec le grand imam d’Al-Azhar Ahmad Al-Tayyeb ?

« Exactement. Le grand imam d’Al-Azhar est un antisémite qui n’hésite pas à le dire toutes les deux minutes. Il l’a répété après l’attaque du Hamas contre Israël : il a dit que je suis avec le Hamas contre les Juifs. C’est une chose que le pape n’aurait jamais dû faire. Au moins, après cette nouvelle prise de position antisémite de l’imam d’Al-Azhar, il aurait pu reconnaître qu’il s’était trompé. Comme si cela ne suffisait pas, il se prépare à le rencontrer à Dubaï lors d’une réunion sur le climat. Peut-être, qui sait, l’embrassera-t-il même parce qu’ils seront d’accord sur le climat. Nous le savons en tout cas : le pape est beaucoup plus engagé en faveur de l’environnement qu’en faveur de l’antisémitisme. Pour moi, l’antisémitisme me semble infiniment plus urgent pour l’Eglise catholique ».

Diriez-vous que François est un pape anti-occidental ?

« C’est un pape qui déteste les valeurs de l’Occident. Son anti-occidentalisme et surtout son anti-américanisme sont de plus en plus évidents. Ce faisant, il oublie que l’Occident est la seule partie du monde qui a essayé, bien que de manière limitée et insuffisante, de réaliser les valeurs de l’Église. Ce que Paul a écrit dans sa lettre aux Galates (« il n’y a plus d’esclave ni de libre, il n’y a plus d’homme ni de femme ») a été quelque peu réalisé en Occident, pas dans d’autres parties du monde ».

Dans une récente interview accordée à La Stampa, le philosophe Alain Finkielkraut a déclaré que « le pape François est discrédité » et l’a qualifié de « catastrophe pour l’Église et pour l’Europe ». Qu’en pensez-vous ?

« Je pense que c’est une catastrophe pour l’Église en Europe et dans le monde. L’Eglise ne compte plus, elle n’intéresse plus personne. Elle est devenue un sujet pour les journalistes qui parlent du pape comme s’il était un « influenceur ».

En étant un influenceur, a-t-il renoncé à jouer un rôle moral ?

« Il a renoncé à ce que signifie être un pape. Il est devenu un diplomate en herbe, un rôle qu’il ne peut même pas assumer. C’est quelqu’un qui n’a pas compris ce qui se passe dans le monde, un peu aveuglé par son histoire et ses passions personnelles. Les conséquences sont lourdes : un effondrement de l’Église et des personnes qui la suivent. Ce qui est curieux, c’est que le pape François est beaucoup plus apprécié par les non-catholiques qui, pourtant, ne pensent pas du tout à devenir catholiques ».

Outre les deux guerres, y a-t-il d’autres questions internationales sur lesquelles le pape aurait dû intervenir et ne l’a pas fait ?

« Les femmes iraniennes : pour lui, c’est comme si elles n’existaient pas. De même que les Arméniens : bien qu’ils soient des chrétiens catholiques, il ne veut pas les voir et préfère prendre l’argent de leurs adversaires ».

A quoi faites-vous référence ?

« J’ai écrit cela dans un article de La Stampa il y a quelques mois, qui n’a pas été démenti. Le gouvernement azerbaïdjanais a financé de nombreux travaux archéologiques et de restauration au Vatican. En retour, le Vatican a accordé la plus haute distinction vaticane à l’épouse du président azerbaïdjanais. C’est pourquoi le pape ne dit rien sur les Arméniens ».

Y a-t-il des changements concrets dans le fonctionnement de l’Eglise ? On parle d’une réforme du Conclave avec l’entrée des femmes et des laïcs… est-ce que ce n’est que de la poudre aux yeux ?

« En ce qui concerne le rôle des femmes dans l’Église, le pape François ne fait absolument rien. Ce n’est que de la poudre aux yeux. Les femmes qui sont arrivées aux postes du Vatican sont des femmes choisies par le clergé, très obéissantes, qui ne changeront rien, alors qu’il y a des organisations de femmes au Vatican (comme l’UISG, Union Internationale des Supérieures Générales) qui sont très actives et importantes mais qui ne sont jamais sollicitées ou écoutées. Lorsque les femmes ont quelque chose à dire, elles ne sont pas écoutées. Elles sont considérées comme des nonnes obéissantes qui rient toujours. C’est leur caractéristique fondamentale. La seule chose que François pouvait faire était d’établir le diaconat pour les femmes et il ne l’a pas fait. Il a créé une commission qui a produit un document qui a été tenu secret. Aujourd’hui, il crée une autre commission. Vous savez mieux que moi que lorsque vous faites commission sur commission, c’est parce que vous voulez perdre du temps ».

Cette année, le 25 novembre, Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, est particulièrement ressentie après le féminicide de Giulia Cecchettin [, un événement qui semble avoir secoué les consciences comme jamais auparavant. L’Église peut-elle jouer un rôle dans la lutte contre ce qui est devenu une véritable épidémie ? [ndt: cf. Une histoire de « féminicide »… et le cardinal Ratzinger, déjà en 2004]

« L’Eglise ne peut pas s’exprimer sur ce sujet pour une raison très simple : le monde catholique est plein d’abus de femmes religieuses qu’il garde cachés.

Est-ce un autre des échecs que vous attribuez à François ?

« Absolument. C’est une question que le pape François n’a même pas envisagée. Par contre, il protège les abuseurs comme Rupnik. Face à cette épidémie de féminicides, mieux vaut qu’ils se taisent. »

Share This