Onze ans après, le slogan forgé par la team Bergoglio se retourne (ironiquement) contre ses auteurs. Le crépuscule du pontificat est plombé, entre promesses non tenues, maladresses, indifférence des médias et (donc) de l’opinion, gestion désastreuse des scandales sexuels impliquant des membres du cercle papal (affaire Rupnik), ingérences politiques indues (et la difficile relation avec le gouvernement Meloni, particulièrement sensible en Italie où le pape joue le rôle d’un homme politique presque comme un autre), et surtout la catastrophique Fiducia supplicans suivie de la mutinerie du continent africain (pourtant périphérique) – pour éviter le terme plus fort de « schisme ». Bref, le « printemps de l’Eglise » annoncé en 2013 a viré au cauchemar hivernal et l’hôpital de campagne s’est transformé en une friche urbaine à l’abandon (j’exagère à peine).

Onze ans plus tard, l’hôpital de campagne est en train de s’écrouler

Nico Spuntoni
La NBQ
28 décembre 2023

L’expression utilisée par François pour définir l’Église en 2013 décrit désormais impitoyablement les effets de son pontificat, surtout après la montée en puissance du fidèle Tucho.

Quelques mois après son élection, François avait dit qu’il voyait l’Église comme un hôpital de campagne après une bataille. Une métaphore paradoxalement ironique pour décrire les réactions des Églises locales à la publication de Fiducia supplicans. Les Conférences épiscopales africaines, l’une après l’autre, renvoient à l’expéditeur la demande de bénir les couples irréguliers ou arc-en-ciel, tandis qu’ailleurs on tente de ménager la chèvre et le chou avec des déclarations qui, obtorto collo, acceptent la nouveauté, en précisant toutefois – comme l’a fait la Conférence épiscopale espagnole – qu’il est « important de ne pas confondre ou de ne pas faire de la bénédiction une autre célébration du mariage canonique ».

Tucho Fernández n’a fait plaisir qu’aux évêques allemands, qui souhaitaient atteindre cet objectif par le biais de ce Comité synodal au sujet duquel François avait exprimé ses préoccupations dans une lettre privée, et qui se sont vus contournés par l’accélération du Dicastère pour la Doctrine de la Foi. En Allemagne, où la situation est agitée depuis des années, Fiducia supplicans peut avoir un impact dévastateur parce qu’elle délégitime les (rares) évêques et prêtres allemands qui, malgré la pression de l’opinion publique et des organisations laïques, sont restés fidèles à Rome et ont défendu le Responsum de 2021. La déclaration délégitime également la figure du principal collaborateur du pape, le cardinal secrétaire d’État Pietro Parolin, qui, il y a deux mois, avait réprimandé la Conférence épiscopale allemande, lui ordonnant de ne pas « exprimer une opinion différente sur les actes homosexuels ».

LE DOUBLE FLOP

Ce n’est pas forcément une mauvaise chose pour l’avenir du cardinal vénitien. Fiducia supplicans est en effet un échec à tous points de vue : à l’intérieur en raison de la confusion causée parmi les Églises locales, à l’extérieur en raison du manque d’intérêt des médias « séculiers ». La nouvelle a été rapportée mais sans la centralité à laquelle le cardinal Fernández aspirait probablement. Le texte jouait sur l’ambiguïté d’admettre la possibilité de bénir les couples en situation irrégulière et de même sexe, tout en prenant soin de maintenir qu’il ne voulait « modifier en aucune façon l’enseignement pérenne de l’Église sur le mariage ». Il s’agissait donc, d’une part, d’instiller dans le récit journalistique l’ouverture historique du pape aux couples arc-en-ciel et, d’autre part, de contenter les évêques prévisiblement contraires sur la base de la célèbre maxime citée par Mgr Bruno Forte : « ces gens-là, tu n’imagines pas le b… qu’ils feront ». L’objectif a doublement échoué, car l’écho à la télévision et dans les journaux a été limité, alors que les églises locales étaient en ébullition. Ce ne sont pas les habituels noms isolés qui protestent, mais l’Église du seul continent où le catholicisme ne recule pas qui se mutine littéralement.

LA « CAUTION A DROITE »

Le flop n’a pas échappé au Vatican, où l’on a voulu « couvrir » la Déclaration sur le front « conservateur » en faisant venir le professeur Rocco Buttiglione, dans un remake de la stratégie déjà vue en 2016 pour Amoris laetitia. L’ancien ministre a accepté de présenter Fiducia supplicans comme un « développement pastoral ancré dans la tradition ». Un geste désespéré de la part de la communication vaticane qui a mis dans l’embarras un universitaire identifié au pontificat wojtylien mais jamais valorisé ces onze dernières années et qui est apparu déplacé lors de certaines réunions de l’Académie pontificale des sciences sociales, dont il est membre depuis 1994, étant même mis « en minorité » par des membres récemment nommés pour ses positions non favorables à l’accueil indiscriminé des migrants.

Par ailleurs, Buttiglione a été l’un des fondateurs du centre-droit italien [dont est issue Giorgia Meloni. L’équivalent italien de l’ « extrême » droite de chez nous, dans le vocabulaire des médias, ndt]. Un « péché originel » qui n’a pas dû passer inaperçu à Sainte Marthe. La nouvelle du feu vert du Vatican aux bénédictions arc-en-ciel a valu au gouvernement Meloni l’accusation instrumentalisée, formulée par certains observateurs, d’être plus en retard que l’Église sur la question des droits civils. Malgré sa cordialité lors des rencontres publiques avec le premier ministre, François ne semble pas particulièrement désireux de cultiver de bonnes relations avec le gouvernement de centre-droit. En témoigne son éloge public, en pleine tempête médiatique, de l’ancien extrémiste de gauche Luca Casarini, qui continue à « canonner » le gouvernement pour sa politique d’immigration. Le pape l’a également encouragé à reprendre la mer avec sa Mediterranea [L’ONG Mediterranea saving human], malgré la répression des ONG voulue par Meloni. Mais il y a aussi la distance entre Sainte Marthe et le Palais Chigi [résidence du premier ministre] sur le conflit israélo-palestinien.

UNE IMAGE TERNIE

Au fil des ans, la perception d’un pape trop « politique » lui a aliéné les faveurs d’une grande partie de l’opinion publique, notamment en Italie et en Argentine. Onze ans après le « buonasera« , l’impression est que le pontificat de François est entré dans une phase fatiguée de sa popularité, peut-être en raison de l’utilisation abusive du récit de la « rupture » par les journalistes les plus alignés.
Au cours de l’année écoulée, l’indignation provoquée par le manque de transparence dans le scandale Rupnik, qui a atteint son apogée avec l’incardination à Koper, a également pesé lourd. La réaction de l’opinion publique a poussé le pape à faire brusquement volte-face, en envoyant l’ancien jésuite en procès, puis en dissolvant la communauté de religieuses qu’il avait fondée. Il est encore trop tôt pour comprendre le sort de Rupnik, mais la possibilité qu’il ait été « abandonné » par Sainte Marthe commence à émerger. Si tel est le cas, le cardinal Angelo De Donatis [vicaire de Rome depuis le 26 mai 2017, cardinal depuis 2018], qui s’est engagé à le défendre jusqu’au bout, pourrait lui aussi en faire les frais et peut-être quitter le vicariat pour se retrouver « parqué » dans une position mineure à la Curie.

MOURIR BERGOGLIENS

François continue de gouverner d’une main ferme et énergique, refusant de se déplacer en chaise roulante. Au Vatican, cependant, on n’ignore pas que la carte d’identité du souverain pontife porte la mention « 87 ans ». Il se garde bien de divulguer trop d’informations sur sa situation clinique, mais ses douleurs se sont accrues au cours de l’année écoulée.

Cette prise de conscience fait que les cardinaux et les évêques en exercice, tout en restant silencieux par crainte de sanctions du type Burke, veillent à ne pas trop s’identifier à l’actuel pontificat. « Nous ne mourrons pas bergogliens » pourrait être leur devise, sachant que ce pontificat ne laissera de toute façon pas un souvenir partagé. D’un autre côté, il y a ceux qui savent qu’ils doivent la position de pouvoir qu’ils occupent aujourd’hui exclusivement à leur proximité avec François.

Le cardinal Fernández, qui opère depuis l’ancien Saint-Office à l’enseigne du « faire vite », le sait. Plus son influence sur Sainte Marthe grandit, plus l’hostilité à son égard augmente de la part de ceux qui croient que la métaphore de « l’hôpital de campagne » doit être comprise dans un sens très différent de celui utilisé en 2013 par François.

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