(Chronique d’A. Gagliarducci) La Suprema est le nom que la tradition attribuait à la Congrégation pour la Doctrine de la Foi (CDF, devenue sous François, par un tour de passe-passe sémantique ayant sans doute l’intention précise de marquer la rupture, « Dicastère pour la Doctrine de la Foi », acronyme DDF, en attendant qu’on oublie le sens des lettres).
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Toujours selon la tradition, il y a longtemps eu une rivalité entre la CDF (théologiens) et la Secrétairerie d’Etat (diplomates), et l’on aurait pu penser que l’élection au Siège pétrinien en 2005 de son ex- (et prestigieux) préfet pouvait constituer une revanche de la Suprema.
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Il n’en a rien été car le souci de Benoît XVI était de rassembler, et non de diviser. Ce n’est pas le cas de François, et avec l’arrivée de Fernandez, La Suprema prend sa revanche. Sauf qu’avec François, rien n’est simple, et que La Suprema… n’est plus La Suprema

Le pape François et le retour de la « Suprema »

Andrea Gagliarducci
Monday Vatican
29 janvier 2023

La Congrégation pour la doctrine de la foi s’appelait autrefois La Suprema – « La [Congrégation] suprême » – et le pape lui-même en était le préfet. Au fil du temps, la Secrétairerie d’État a dépassé et éclipsé la CDF. Paul VI a fait de la Secrétairerie d’État le centre de coordination de toute la Curie romaine.

Puis Joseph Ratzinger est devenu Benoît XVI et a choisi Tarcisio Bertone comme secrétaire d’État. Bertone avait été le second de Ratzinger à la CDF et n’était pas un diplomate. Certains ont décrit ce choix comme un retour à la centralité de la doctrine de la foi dans la vie de l’Église, et ont même vu dans cette nomination un acte politique qui certifiait la réassurance de la CDF en tant que La Suprema.

Le pontificat de Benoît XVI a cependant montré qu’une telle lecture était au mieux inexacte. Même au cours de l’année 2006, année chargée et mouvementée, au cours de laquelle Benoît XVI a procédé à de nombreux changements de personnel parmi les plus importants et a tracé la voie de son pontificat, il ne s’est jamais comporté de manière antagoniste.

Benoît a essayé d’unir plutôt que de diviser. Il a appelé à ses côtés des diplomates de longue date tels que le cardinal Ivan Dias et le cardinal Giovanni Lajolo et, en même temps, des membres et d’anciens membres de la CDF. Pendant le pontificat de Benoît XVI, la Congrégation pour la doctrine de la foi a poursuivi son travail, et on n’a jamais eu l’impression qu’elle avait un poids différent ou un impact plus important. Pas de revanche pour La Suprema, donc.

Pour cela, ironie des ironies, il aura fallu attendre le pape François.

On dit que lors des réunions pré-conclave – Congrégations générales dans le jargon ecclésiastique – le cardinal Jorge Mario Bergoglio a fait l’éloge du travail des diplomates. On dit que Bergoglio avait fait aussi l’éloge du travail des nonces apostoliques dans l’une des interventions a braccio aux congrégations, pas aussi diffusée que celle qui parlait de l’Église sortante,

Ensuite, au début de son pontificat, il a souligné qu’il recherchait les hommes de l’ancienne Curie, c’est-à-dire ceux qui connaissaient l’institution et qui la servaient. Cela aussi semblait être un rameau d’olivier tendu à ceux qui avaient été déçus pendant le pontificat de Benoît XVI.

En outre, dans chaque consistoire, le pape François a presque à chaque fois créé des “remediation cardinals” [cardinaux de remédiation], des hommes âgés de plus de 80 ans et non électeurss au conclave, appelés ainsi parce qu’ils montraient le désaccord de François avec la façon dont les choses avaient été gérées dans le passé. En y regardant de plus près, on remarque que beaucoup d’entre eux sont issus du monde diplomatique. Plus précisément, le pape François a donné la pourpre à pas moins de trois nonces en activité.

Tout cela n’a cependant pas signifié une nouvelle centralité pour la Secrétairerie d’État et le monde diplomatique du Vatican. En effet, la Secrétairerie d’État a régulièrement perdu de sa centralité. Par exemple, le secrétaire d’État était toujours président du conseil de surintendance de l’Institut des œuvres de religion [IOR]. François y a mis fin. Le secrétaire d’État ne siège même plus au conseil.

La Secrétairerie d’État a perdu son autonomie administrative au profit de l’Administration du patrimoine du Siège apostolique [APSA] suite aux enquêtes qui ont conduit au procès sur la gestion des fonds de la Secrétairerie d’État.

Le pape François, quant à lui, centralise de plus en plus les décisions.

On parle parfois d’un « cercle magique » autour du pape François, qui filtre les informations et oriente les décisions. Cela semble également être une description inexacte. Il s’avère plutôt que le pape François a connu plusieurs cercles magiques et qu’il est passé par plusieurs séries de personnes qui, à un moment donné, ont eu son oreille.

Même son infirmier qui lui a sauvé la vie n’a pas été vu aux côtés du pape depuis un certain temps.

Une seule présence visible est restée proche du pape François tout au long du pontificat : le cardinal Victor Manuel Fernandez. Le pape François l’a nommé préfet du dicastère pour la doctrine de la foi. Avec le cardinal Fernandez, la CDF en est venue une fois de plus à mériter son surnom, La Suprema. Et ce, bien que le pape François ait annoncé sa nomination par une lettre dénonçant certaines pratiques immorales du passé avec lesquelles « au lieu de promouvoir la connaissance théologique, on poursuivait des erreurs doctrinales. »

Ainsi, La Suprema est de retour sous une nouvelle forme. Elle n’est pas là pour discipliner les théologiens rebelles ou pour corriger les opinions qui risquent d’être hérétiques, mais plutôt pour « promouvoir la connaissance théologique. » Cela signifie de nouveaux statuts pour la Commission théologique internationale, une plus grande ouverture aux autres disciplines et une autonomie importante dans les choix de Fernandez.

Fernandez, pour sa part, ne s’est pas vraiment gêné pour rendre publics les documents de réponse chaque fois qu’il estime nécessaire de marquer un changement, même lorsque ce changement a déjà eu lieu et qu’il est déjà mis en pratique. La déclaration Fiducia supplicans – que le pape a soutenue dans le discours prononcé devant l’assemblée plénière du dicastère le 26 janvier 2024 – en est un exemple clair.

Personne n’a jamais refusé une bénédiction lorsqu’elle consiste en un signe de croix sur le front. Pourtant, créer et publier une déclaration signifie donner le feu vert à une procédure qui certes n’éloigne pas l’Église catholique de la légitimation de toutes sortes d’unions « irrégulières », même si elle laisse la doctrine en place et formellement inchangée. En fait, certains prêtres activistes se sont immédiatement précipités pour donner des bénédictions avec des photographes à leurs côtés.

Fiducia supplicans a également suscité une consternation particulière dans le monde orthodoxe oriental, comme l’explique le cardinal Kurt Koch, préfet du dicastère pour la promotion de l’unité des chrétiens, qui a dit avoir reçu quelques commentaires critiques de la part des Églises sœurs.

Quelques jours plus tard, le pape François a fait de Fernandez un membre du dicastère de Koch et a nommé Mgr Armando Matteo – qui est secrétaire du DDF de Fernandez – consultant pour l’unité des chrétiens.

Il y a une explication parfaitement raisonnable et banale à la nomination de Fernandez à l’Unité des Chrétiens. Fernandez a remplacé son prédécesseur, le cardinal Ladaria. Ladaria a eu 80 ans il y a quelque temps, et avait déjà servi cinq ans en tant que membre [du l’Unité des Chrétiens], il était donc temps pour lui de se retirer. C’est la nomination de Matteo qui fait froncer les sourcils.

Les membres des dicastères sont périodiquement convoqués en assemblées plénières qui, à partir des expériences, des besoins et des attentes des laïcs du monde entier, étudient les grandes lignes de l’orientation et des programmes du dicastère. On fait généralement appel à des consultants pour donner des avis qualifiés sur des questions théologiques, canoniques, pastorales et autres sujets similaires.

Quoi qu’il en soit, il est frappant de constater que l’Unité des chrétiens est le neuvième dicastère auquel le pape François a nommé Fernandez en tant que membre. Le pape l’avait d’abord affecté comme membre de sept dicastères (pour l’évangélisation, une section pour les questions fondamentales de l’évangélisation dans le monde et une section pour la première évangélisation et les nouvelles Églises particulières ; pour les Églises orientales ; pour les évêques ; pour les laïcs, la famille et la vie ; pour la culture et l’éducation), puis l’a également nommé membre du dicastère pour les textes législatifs, bien que Fernandez n’ait aucune compétence juridique et qu’il ait supplié d’être déchargé de la responsabilité de la gestion de la section canonico-disciplinaire du DDF.

En revanche, le cardinal Ladaria n’était membre que de cinq dicastères.

Fernandez est donc appelé à être présent dans diverses réunions, à apporter son point de vue, mais aussi à faire du dicastère pour la doctrine de la foi une extension du secrétariat personnel du pape François, un service auquel le pape François peut faire appel chaque fois qu’il veut changer quelque chose.

Ainsi, La Suprema est de retour, seulement elle est investie désormais d’une suprématie différente, non pas liée aux institutions curiales mais à la personnalité qui dirige l’ensemble de l’appareil. Mais encore une fois, le pontificat de François est un pontificat très différent, caractérisé avant tout par la personnalité du pape régnant.

La Suprema est de retour, mais elle n’a pas pris sa revanche. En réalité, La Suprema est revenue assez méconnaissable, personnalisée et différente de la façon dont nous nous souvenions d’elle.

Le risque est que la nouvelle Congrégation suprême sème la désunion. Il est vrai, comme le dit Fernandez, qu’il n’a pas tant créé de conflits que provoqué leur émergence. Il lui appartiendra peut-être de décider de les laisser refaire surface ou de les laisser s’envenimer.

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