Alors que Benoît XVI est déjà de retour à Rome après son bref pélerinage (*) sur les traces de son passé et au chevet de son frère, dans ce très beau et long billet, Andrea Gagliarducci reparcourt la vie de Joseph Ratzinger (**), mettant en valeur à quel point la famille est comme un fil rouge qui suit tout son parcours terrestre, et se trouve au centre de son enseignement, comme théologien puis comme Pasteur suprême.

Congé à l’aéroport de Munich: salut du premier ministre de Bavière, Markus Söder (merci à Tamina)

(*) J’ai envie d’ajouter: malheureusement… Pourquoi une telle hâte?

(**) Beaucoup d’épisodes racontés ici ont été évoqués, parfois à plusieurs reprises, dans ces pages. Je devrais sans doute appeler à l’aide le moteur de recherche et compléter cet article par des renvois…


Benoît XVI: ce que ce voyage en Bavière nous dit de lui

Andrea Gagliarducci
Vatican Reporting
22 juin 2020
Ma traduction

Pendant longtemps, nous nous sommes efforcés d’interpréter son pontificat avec les catégories de la politique et de l’idéologie, et ceux qui étaient peut-être les plus raffinés parmi nous sont allés essayer de sonder la pensée théologique, de comprendre le comment et le pourquoi de nombreux choix. Et pourtant, il y a une clé de lecture de Benoît XVI qui nous a souvent échappé et qui a été mise en lumière de façon bouleversante ces jours-ci: son lien avec la famille.

À 93 ans, Benoît XVI a décidé de demander d’organiser pour lui un voyage en Bavière pour rendre visite à son frère Georg, 96 ans, très malade. Comme d’habitude, Georg devait rendre visite à Benoît XVI au Vatican entre mars et avril, mais la pandémie ne l’a pas permis. Lorsque Benoît XVI a appris l’aggravation de l’état de son frère, il a demandé qu’on organise pour lui ce voyage de quelques jours.

C’est un voyage qui ressemble à un long adieu, et qui, idéalement, se relie à l’excursion entre Castel Gandolfo et Frascati de l’année dernière. Benoît XVI a pu rentrer chez lui, a visité Pentling, s’est rendu sur la tombe de ses parents, a célébré la messe avec son frère. Il était aimé, au point que toute communication à son sujet est restée discrète. Bien sûr, il y a eu des transferts, le diocèse de Ratisbonne a donné chaque jour un petit bulletin de ce que faisait l’illustre invité, mais en essayant toujours de respecter le plus possible sa vie privée.

Un peu comme lorsque Benoît XVI passait ses vacances d’été à Castel Gandofo, et que les habitants l’aimaient tellement qu’ils ne l’assaillaient même pas quand, un peu retard pour le dîner, on le voyait passer dans la voiture de golf sur la place de la ville, pour couper vers l’entrée de la porte centrale au lieu de traverser tous les jardins des villas.

L’attention et l’amour suscités par Benoît XVI restent un mystère, si on le lit avec les catégories du monde. Ils deviennent cependant quelque chose de vraiment concret si l’on se rend compte que tout ce que Benoît XVI est, il l’est parce qu’il n’a jamais renié le lien avec sa famille. Au contraire, il l’a maintenu vivant.

Le Noël précédant le renoncement, on a retrouvé et publié une lettre du petit Joseph Ratzinger pour l’Enfant Jésus, la lettre typique d’un garçon de 7 ans (elle date de 1934) demandant des cadeaux de Noël.

La lettre, écrite dans la calligraphie cursive caractéristique de l’époque appelée Sütterlinschrift, commence ainsi : « Cher enfant Jésus, bientôt tu descendras sur terre. Tu apporteras de la joie aux enfants. Tu m’apporteras aussi de la joie ».

Ensuite le petit Joseph demandait: « Je voudrais le Volks-Schott, un habit vert pour la messe et un Cœur de Jésus. Je serai toujours sage. Meilleures salutations de Joseph Ratzinger ».

C’était une lettre si singulière que sa sœur Maria – qui s’est occupée de Joseph jusqu’à sa mort – avait décidé de la garder. Elle avait été trouvée lors de la rénovation de la maison de Joseph Ratzinger à Pentling, en Bavière, aujourd’hui transformée en musée dédié au Pontife. Lors de l’inauguration du musée à la fin de l’été 2012, le secrétaire particulier du pape, Mgr Georg Gaesnwein, a dit que la découverte de la lettre « a grandement réjoui le pape et son contenu l’a fait sourire ».

Ce qui est le plus frappant dans cette lettre, en fait, c’est que le petit Joseph n’a pas demandé de jouets ou de bonbons. Il a demandé le Schott, qui est l’un des premiers livres de prières, avec le missel en allemand et le texte en latin en vis-à-vis. À l’époque, en Allemagne, il y avait deux éditions, une pour les adultes et une pour les enfants. Et le petit Joseph a commencé à aimer la liturgie grâce à ce petit livre, au rythme duquel la vie de la famille a été modelée.

Ensuite, le petit Joseph a demandé un vêtement pour célébrer la messe. Pas étonnant, car les frères Ratzinger jouaient souvent au « jeu du prêtre », pour lequel leur mère préparait des vêtements. « On célébrait la messe – nous avait dit son frère Georg dans une interview au magazine mensuel Inside the Vatican – et nous avions des chasubles faites par la couturière de notre mère pour nous. Et chacun à notre tour, nous étions le célébrant ou l’enfant de chœur. »
Enfin, le petit Joseph avait demandé un « Cœur de Jésus », une image du Sacré-Coeur à laquelle toute la famille était très attachée.

Entre autres choses, le fait que Benoît XVI soit arrivé en Bavière à temps pour célébrer la messe du Sacré-Cœur avec son frère Georg ressemble presque à la fermeture d’un cercle, une circonstance qui montre encore plus qui est vraiment Benoît XVI.

Mais son frère Georg n’est pas en reste. Dans l’interview du livre « Mon frère, le pape », écrit avec Michael Heisenman, il ne fait pas mystère qu’une fois que son frère a réussi à l’informer de son élection au poste de pape, il « n’a vu ni le faste ni la beauté du fait que mon frère avait été élu pape, mais seulement le défi de cette fonction, qui exigeait désormais tout de lui, et le fardeau que cela représentait. Et j’étais triste, parce que maintenant il n’aurait probablement plus de temps pour moi. Je suis donc allé me coucher, plutôt déprimé ».

Les étudiants du Schülerkreis, le cercle d’anciens étudiants qui s’était réuni autour du cardinal Joseph Ratzinger lorsqu’il fut rappelé par Paul VI de sa vie universitaire pour devenir archevêque de Munich et Freising en 1978, étaient sans doute aussi tristes. Et ses étudiants étaient également tristes lorsque le cardinal Ratzinger a été appelé à Rome en tant que préfet de la Congrégation de la doctrine de la foi en 1981. Dans tous les cas, ils pensaient qu’il n’aurait plus de temps pour eux.

Ses anciens élèves et son frère ont été démentis, car Benoît XVI n’a jamais manqué de temps pour les personnes qu’il aimait. Comme théologien, il n’a jamais formé une véritable école théologique, mais il a formé une famille théologique. Des gens qui l’aimaient, l’estimaient, et estimaient ses idées avant tout. Il avait convaincu tout le monde par l’humilité de sa personne et le raffinement de son raisonnement. Il n’avait jamais voulu être un leader, mais sa force était précisément de ne pas vouloir en être un.

En tant que professeur, Joseph Ratzinger étudiait afin qu’aux yeux des étudiants on puisse trouver cette surprise de la recherche, cet amour que lui-même ressentait. Il aimait à dire que tant que les étudiants prenaient des notes, tout était normal, mais c’est lorsqu’ils quittaient la feuille des yeux pour mieux écouter qu’on pouvait dire que le professeur avait vraiment réussi, car cela signifiait qu’il avait pu les surprendre.

Cette charge humaine, il l’a maintenue en tant que Préfet de la Congrégation de la doctrine de la foi, où il a établi une méthode de travail qui permettait à chacun de participer aux décisions. Il n’y avait pas seulement une façon très particulière de développer même les condamnations, jamais punitives et toujours explicatives – il suffit de penser qu’il y a deux instructions sur la Théologie de la Libération, une qui va mettre en valeur le bien qu’il y a, une autre qui va plutôt mettre en évidence les erreurs. Il y a eu aussi la réunion de la Feria IV, où tout le monde devait être impliqué, tout le monde devait être, d’une certaine manière, une famille.

On ne peut pas comprendre Benoît XVI sans comprendre le sens profond de la famille pour lui.

Benoît XVI ne laisse pas derrière lui les personnes qu’il aime, et c’est un fait qu’il ne faut pas sous-estimer lorsque tous lui demandaient de faire démissionner le cardinal Tarcisio Bertone de son poste de secrétaire d’État, ou lorsque tous ont été surpris par le pardon accordé à Paolo Gabriele, le majordome infidèle.

C’est que Benoît XVI allait au-delà des erreurs, il regardait les gens et la croissance personnelle de chacun. Il responsabilisait tout le monde. Au milieu du scandale des abus en Irlande, il ne répondit par une totale ‘repulisti‘ des diocèses, mais il accompagna les diocèses avec une visite apostolique, responsabilisa les évêques lors de deux réunions au Vatican (et les responsables offrirent leur démission un à un) et envoya ensuite une lettre aux catholiques d’Irlande qui reste encore un des chefs-d’œuvre du pontificat, mais aussi une des clés les plus profondes de la crise actuelle.

Benoît XVI ne pouvait pas comprendre les complots, car dans la famille il n’y a pas de complots. Il y a des confrontations, mais il y a aussi de l’amour et de la réciprocité. Le sens de « mordre et dévorer » mis en évidence dans sa lettre sur la levée de l’excommunication de quatre évêques lefebvristes réside là.

L’objectif de Benoît XVI était au fond, avant tout, d’exercer une paternité. Quand on parle d’un Pape peu aimé, on le dit seulement parce qu’on lit le pontificat à travers les prismes de la politique, de l’idéologie, du pouvoir. Toutes caractéristiques qui ne concernaient pas du tout Benoît XVI.

Mais il faut ensuite examiner les faits. Aux présences de en plus nombreuses de personnes pour assister à l’audience générale et à l’angélus, venues non pas pour voir un leader, mais pour l’écouter, lui, ses leçons, ses exposés. Ce n’est pas l’image du Pape qui compte, mais ce que le Pape disait et ce qu’il transmettait.

Tout le pontificat peut être lu à travers cette clé de lecture de la famille au centre, en commençant par la famille Ratzinger. Une famille humble, qui a pourtant donné naissance à un Pape qui compte parmi les plus grands théologiens contemporains, le plus moderne qui soit au point d’avoir eu le courage de renoncer au pontificat, et un brillant musicien qui a dirigé pendant des années le chœur de Ratisbonne.

Une famille qui a d’abord donné naissance à deux frères qui sont restés ce qu’ils étaient, qui sont restés liés comme ils l’étaient à leur sœur Maria, la première d’entre eux à partir, et celle qui a consacré toute sa vie à ses deux frères.
Georg Ratzinger fait même remonter l’ours de saint Corbinien présent dans les armoiries épiscopales de Benoît XVI jusqu’à un cadeau qu’il reçut dans son enfance.

On peut encore lire dans « Mon frère, le pape » qu’en 1928 le petit Joseph avait reçu en cadeau une peluche qu’il convoitait, un ours en peluche qu’il avait vu à une vitrine de Marktl am Inn. « Il aimait beaucoup cette peluche. L’ours de Saint Corbinien utilisé dans son blason est devenu un symbole de son chemin », a écrit Georg Ratzinger.

À ceux qui se demandent pourquoi Benoît XVI est aimé malgré tout, malgré les campagnes féroces menées contre lui, malgré le fait que l’on ait peu compris de lui, la réponse réside précisément dans son authenticité, dans le fait qu’il soit toujours resté lui-même. Ce n’est pas en prenant le pouvoir qu’il est devenu un homme de pouvoir. Il a toujours servi la vérité, en gardant sa devise « Cooperatores Veritatis« . Et il l’a fait en regardant le premier exemple fort de sa vie, la famille.

Dans une vie de signes, où rien n’est accidentel, on ne peut pas sous-estimer le fait que le dernier discours de vœux de Noël à la Curie de Benoît XVI était précisément centré sur la famille. En tant que théologien, il avait développé sa propre réflexion sur le sens de la famille, basée sur la Sainte Famille de Nazareth, le tout visant à expliquer le sens de la famille traditionnelle. Une défense avec un fondement théologique bien défini. Mais aussi avec un fondement rationnel.

Et des traces de ce fondement, on en retrouve dans le discours de Noël 2012 adressé à une Curie ébranlée par le scandale Vatileaks. À cette occasion, Benoît XVI n’a fait aucune mention des Vatileaks, aucune mention des problèmes internes de l’Église. Parce qu’au fond, ces événements sont peu de choses, une misère humaine normale, aussi scandaleux que cela puisse être, ils se produisent aussi dans l’Église. Benoît XVI avait au contraire mis sur la table trois thèmes qui ont réellement marqué la vie de l’Eglise et qui seront le futur agenda des prochaines décennies: la famille, le dialogue, la nouvelle évangélisation.

La famille, en particulier, était la clé, le point de départ et Benoît XVI l’a défendue, critiquant l’idée de gender, qui met en crise l’idée même d’homme. L’humanisme intégral et la famille étaient étroitement liés, pour Benoît XVI.

C’est un concept élevé, philosophique et profond qui devrait être analysé dans un article à part car de Benoît XVI, on ne peut extrapoler aucun concept, il faut suivre le raisonnement jusqu’au bout.

Et sans aucun doute, ce sont les concepts qui représentent le point final d’un voyage, et qui ne peuvent être compris sans regarder cet incroyable voyage qu’un homme de 93 ans, un pape émérite, a décidé de faire pour rendre visite à son frère malade, en profitant de l’occasion pour prier sur la tombe de ses parents et de sa sœur.

Un voyage qui s’inscrit dans un long adieu de Benoît XVI et qui fait partie de cette série de gestes invisibles et simples auxquels le pape émérite nous a habitués. Des gestes qu’on n’a souvent pas mis en valeur, mais qui sont au contraire le sens même de sa vie et de son enseignement.

C’est sans doute dans ce parcours qu’il faut aller chercher le sens de l’enseignement de Benoît XVI. Cela semble quelque chose de trivial. Mais, comme toute chose vraiment simple et vraie, c’est une chose énorme.

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