…. à condition que ses textes soient correctement interprétés, à la lumière de TOUT le magistère pré et post-conciliaire (avis aux traditionalistes). Traduction complète d’une conférence tenue ces jours-ci par le cardinal allemand. Mgr Vigano a provoqué un séisme parmi les théologiens, et cet exposé, qui défend l’herméneutique de la réforme dans la continuité chère à Benoît XVI est une réplique (*)

(*) De même que cette « Réflexion approfondie de Mgr Athanasius Schneider sur le concile Vatican II et la crise actuelle de l’Eglise » (Jeanne Smits aujourd’hui)


Brandmüller: Vatican II et les difficultés d’interprétation

Le fait que des opinions contradictoires puissent être exprimées dans l’interprétation des documents conciliaires n’est certes pas nouveau dans l’histoire des conciles. Formuler des vérités de foi signifie exprimer l’indicible mystère de la vérité divine dans le langage humain. Mais c’est et cela reste une entreprise audacieuse, que Saint Augustin comparait déjà à la tentative d’un enfant de vider la mer avec un seau.

Et dans cette entreprise, même un concile œcuménique ne peut pas faire beaucoup plus que cet enfant.

Rien d’étrange, donc, si même les affirmations doctrinales infaillibles d’un concile ou d’un pape peuvent effectivement définir la vérité révélée – et donc la délimiter par rapport à l’erreur, – mais jamais saisir la plénitude de la vérité divine.

C’est le fait essentiel que nous ne devons pas perdre de vue face aux difficultés d’interprétation que nous pose Vatican II. Pour les illustrer, nous nous limiterons aux textes conciliaires qui sont perçus comme particulièrement difficiles par les milieux dits traditionalistes.

Mais avant tout, il est bon d’examiner les particularités qui distinguent Vatican II des conciles œcuméniques précédents.

À cet égard, il convient de poser une prémisse: pour l’historien du Concile, Vatican II apparaît, à bien des égards, d’abord et avant tout comme un Concile des superlatifs. Partons du constat que dans l’histoire de l’Église, aucun autre concile n’a été préparé aussi intensément que Vatican II. Certes, le concile qui l’a précédé avait lui aussi été très bien préparé lorsqu’il a débuté le 8 décembre 1869. La qualité théologique des schémas préparatoires était probablement même supérieure à celle du concile qui l’a suivi. Cependant, il est impossible d’ignorer le fait que le nombre d’idées et de propositions envoyées du monde entier, ainsi que la manière dont elles ont été élaborées, étaient supérieurs à tout ce qui avait été vu jusqu’alors.

Le fait que Vatican II soit un concile des superlatifs émergea clairement le 11 octobre 1962, quand un nombre immense d’évêques – deux mille quatre cent quarante – entrèrent en procession dans la basilique Saint-Pierre. Si Vatican I, avec ses quelque 642 Pères, avait trouvé place dans le transept droit de la Basilique, cette fois toute la nef centrale avait été transformée en salle synodale. Au cours des cent années qui s’étaient écoulées entre les deux conciles, l’Église était devenue, comme elle l’a visiblement fait apparaître de façon si impressionnante, une Église universelle non seulement de nom mais aussi de fait, une réalité qui se reflétait à présent dans le nombre des 2440 Pères et de leurs pays d’origine. A cela s’ajoute le fait que, pour la première fois dans l’histoire, un concile put voter à l’aide de la technologie électronique, et les problèmes acoustiques, qui gênaient encore les participants à Vatican I, n’ont même plus été mentionnés.

Et puisque nous parlons de moyens de communication modernes: jamais auparavant il n’était arrivé que, comme en 1962, un millier de journalistes du monde entier soient accrédités auprès du Concile. Cela a fait de Vatican II le concile le plus connu de tous les temps, un événement médiatique de premier ordre.

Concile des superlatifs, il l’est cependant particulièrement en ce qui concerne ses résultats. Sur les 1135 pages qui cnmposent l’édition des décrets de tous les conciles généralement considérés comme œcuméniques, soit une vingtaine, Vatican II en a produit à lui seul 315, soit bien plus d’un quart. Il occupe donc certainement une place particulière dans la série de tous les conciles œcuméniques, même si ce n’est que selon des critères plus matériels et extérieurs.

Mais au-delà de cela, il existe d’autres particularités qui distinguent Vatican II de ses prédécesseurs, par exemple en ce qui concerne les fonctions du concile œcuménique. Les conciles sont maîtres suprêmes, législateurs suprêmes, juges suprêmes, sous et avec le pape, auquel ces rôles reviennent aussi sans Concile. Tous les conciles n’ont pas exercé cette fonction.

Si, par exemple, le premier concile de Lyon, en 1245, avec l’excommunication et la déposition de l’empereur Frédéric II, a agi comme un tribunal et a promulgué des lois, Vatican I n’a pas tenu de procès ni promulgué de lois, mais a décidé exclusivement sur des questions doctrinales.

Le Concile de Vienne de 1311/12, a par contre, a à la fois jugé et promulgué des lois, et décidé également des questions doctrinales.

Il en va de même pour les conciles de Constance de 1414/18 et de Bâle-Ferrare-Florence de 1431/39.

Vatican II, au contraire, n’a pas prononcé de jugements, n’a pas vraiment promulgué de lois et n’a même pas pris de décisions finales sur des questions de foi.

Il a plutôt donné forme à un nouveau type de concile, entendu comme concile pastoral, donc de soin des âmes, visant à faire connaître au monde de l’époque l’enseignement et les instructions de l’Évangile de façon plus attrayante et plus orientante. En particulier, il n’a exprimé aucune condamnation doctrinale. Dans le discours d’ouverture solennelle du concile, Jean XXIII en avait parlé expressément:

« Il n’y a aucun moment où l’Eglise ne s’est opposée à ces erreurs; souvent elle les a même condamnées, et parfois avec la plus grande sévérité. Quant au temps présent, […] elle préfère utiliser la médecine de la miséricorde […]; elle pense qu’il faut aller au devant des nécessités actuelles en exposant plus clairement la valeur de son enseignement plutôt qu’en condamnant ».

Eh bien, comme nous le savons cinquante ans après sa conclusion, le concile aurait écrit une page glorieuse si, sur les traces de Pie XII, il avait trouvé le courage d’une condamnation répétée et expresse du communisme.

La crainte de prononcer des condamnations doctrinales et des définitions dogmatiques, en revanche, a conduit au fait qu’à la fin du concile il y a eu des affirmations conciliaires avec un degré d’authenticité, et donc aussi un caractère contraignant, complètement différents. Ainsi, par exemple, les Constitutions Lumen gentium sur l’Église et Dei Verbum sur la révélation divine ont sans aucun doute la nature et le caractère contraignants des enseignements doctrinaux authentiques – bien qu’ici aussi rien n’ait été défini de manière contraignante au sens strict – alors que par exemple déjà la Déclaration sur la liberté de religion Dignitatis humanae, selon Klaus Mörsdorf, « prend position sur des questions de l’époque sans contenu normatif clair ». En fait, cela s’applique aux documents disciplinaires, qui réglementent la pratique pastorale. Le caractère contraignant des textes conciliaires est donc de degrés différents.

Faisant un pas de plus, il faut alors se poser la question de la relation entre Vatican II et l’ensemble de la Tradition de l’Eglise. Nous trouvons une réponse en analysant dans quelle mesure les textes du Concile ont puisé dans la Tradition. Il suffit d’examiner dans ce sens, à titre d’exemple, la Constitution Lumen Gentium. Il suffit de jeter un coup d’œil aux notes du texte. On peut ainsi constater que dix Conciles précédents sont mentionnés dans le document. Parmi eux, Vatican I est cité 12 fois, le Tridentin pas moins de 16 fois, d’où il ressort déjà qu’un « détachement de Trente », par exemple, doit être exclu de façon absolue.

Le rapport avec la Tradition apparaît encore plus étroit, si l’on pense que, parmi les papes, Pie XII est mentionné 55 fois, Léon XIII à 17 reprises et Pie XI en 12 passages. A ces derniers s’ajoutent Benoît XIV, Benoît XV, Pie IX, Pie X, Innocent I et Gélase.

L’aspect le plus impressionnant, cependant, est la présence des Pères dans les textes de Lumen gentium. Les Pères dont le Concile se réfère aux enseignements sont même au nombre de 44. Parmi eux figurent Augustin, Ignace d’Antioche, Cyprien, Jean Chrysostome et Irénée.

Sont également mentionnés les grands théologiens, les docteurs de l’Eglise: Thomas d’Aquin en 12 passages, ainsi que sept autres noms de poids.

Cette liste suffit à elle seule à illustrer à quel point les pères de Vatican II se sont compris dans le courant de la tradition, intégrés dans ce processus de réception et de transmission qui est la raison d’être de l’Église: « J’ai, en effet, reçu du Seigneur ce que je vous ai transmis à mon tour », dit l’Apôtre. Il est clair que même dans cet aspect, on ne peut pas parler d’un nouveau départ de l’Église, donc d’une nouvelle Pentecôte.

Cela porte à des conséquences importantes pour l’interprétation du Concile, et plus précisément non pas de « l’événement du Concile », mais de ses textes. Une préoccupation centrale et tangible dans de nombreuses déclarations de Benoît XVI a été de mettre en évidence le lien organique étroit de Vatican II avec le reste de la tradition de l’Église, soulignant ainsi qu’une herméneutique qui croit voir dans Vatican II une rupture avec la tradition est erronée.

Cette « herméneutique de la rupture » est le fait à la fois de ceux qui voient dans Vatican II un éloignement de la foi d’avec la foi authentique, donc une erreur ou même une hérésie, et de ceux qui, par une telle rupture avec le passé, ont voulu oser un départ courageux vers de nouveaux rivages.

Toutefois: la présomption d’une rupture dans l’enseignement et l’action sacramentelle de l’Église est impossible, même pour de simples raisons théologiques. Si nous croyons à la promesse de Jésus-Christ de rester avec son Église jusqu’à la fin des temps, d’envoyer l’Esprit Saint qui nous introduira dans la richesse de la vérité, alors il est même absurde de penser que l’enseignement de l’Église, transmis de manière authentique, peut se révéler faux à l’un ou l’autre moment, ou qu’une erreur qui a toujours été rejetée peut à un moment donné être révélée comme vérité. Celui qui le croirait possible serait victime de ce relativisme pour lequel la vérité est essentiellement sujette à la mutabilité, c’est-à-dire qu’elle n’existe pas du tout.

À cette tradition, chaque Concile apporte sa contribution spécifique. Naturellement, elle ne peut pas non plus consister à ajouter de nouveaux contenus au dépôt de la foi de l’Église. Sans parler de l’élimination des enseignements de la foi transmis jusqu’à présent. Ce qui est accompli ici est plutôt un processus de développement, de clarification, de discernement, et ce avec l’aide de l’Esprit Saint, un processus qui conduit chaque concile, avec ses déclarations doctrinales définitives, à entrer comme partie intégrante de la Tradition globale de l’Église. De ce point de vue, les conciles sont toujours ouverts vers l’avant, vers une proclamation doctrinale plus complète, plus claire et plus opportune, jamais vers l’arrière. Un concile ne peut jamais contredire ceux qui l’ont précédé, mais il peut intégrer, clarifier et poursuivre.

Les choses sont toutefois différentes pour le concile en tant qu’organe législatif. Ce dernier peut – et doit certainement – répondre, mais toujours dans les limites indiquées par la foi, aux besoins concrets d’une situation historique particulière et, de ce point de vue, il est par principe sujet à des changements.

Une chose devrait ressortir clairement de ces observations: tout ce qui a été dit s’applique également à Vatican II. Lui aussi n’est rien de plus – mais aussi rien de moins – qu’un concile parmi, à côté et après les autres. Il n’est ni au-dessus ni au-delà, mais fait partie de la série des conciles œcuméniques de l’Église.

Qu’il en soit aussi ressort notamment de la compréhension que presque tous les conciles ont d’eux-mêmes. Il suffit de rappeler leurs affirmations respectives, ainsi que celles des premiers Pères, sur la question. Ils reconnaissent dans la Tradition la nature même des conciles.

Déjà Vincent de Lérins y réfléchit expressément dans son Commonitorium:

« A quoi l’Eglise a-t-elle aspiré par ses décrets conciliaires, sinon à ce que ce qui était avant le concile soit simplement cru, soit cru avec plus de diligence après; à ce que ce qui avant était annoncé sans vigueur, soit annoncé avec plus d’intensité après; à ce que ce qui était avant célébré avec une certitude absolue, soit adoré avec plus de zèle après? C’est cela, je crois, et rien d’autre, que l’Église, ébranlée par les innovations des hérétiques, a toujours obtenu par ses décrets conciliaires : ce qu’elle avait auparavant reçu des ‘ancêtres’ uniquement par la tradition, elle l’a maintenant déposé par écrit également pour la ‘postérité’. Elle l’a fait en synthétisant beaucoup de choses en quelques mots et, souvent, dans le but d’une meilleure compréhension, en exprimant le contenu inchangé de la foi par de nouvelles définitions » .

*

(Commonitorium, ch. 36)

Cette conviction authentiquement catholique trouve son expression dans la définition du deuxième concile de Nicée de 787, qui affirme: « Ainsi, en suivant la voie royale, en suivant en tout point l’enseignement inspiré de nos saints pères et la tradition de l’Église catholique, nous reconnaissons, en effet, que l’Esprit Saint habite en elle, nous définissons … » ; suivent les principes centraux du décret conciliaire. Le dernier des quatre anathèmes est également particulièrement important : « Si quelqu’un rejette une tradition ecclésiastique, écrite ou non, qu’il soit anathème ».

En tenant un concile, l’Eglise réalise sa nature la plus profonde. L’Église – et donc le Concile – transmet en vivant et vit en transmettant. C’est la tradition qui est la véritable réalisation de son essence.

L’élément décisif de l’horizon interprétatif est la transmission authentique, et non l’esprit du temps. Cela ne peut en aucun cas signifier rigidité et immobilité. Le regard porté sur le présent ne doit pas être absent. Ce sont les questions d’aujourd’hui qui exigent une réponse. Mais les éléments qui composent la réponse ne peuvent venir que de la Révélation divine, offerte une fois pour toutes, que l’Église nous a transmise authentiquement au cours des siècles. Cette transmission constitue donc également le critère auquel toute nouvelle réponse doit se référer pour être vraie et valable.

Ces considérations fondamentales doivent également être prises en compte dans l’interprétation des textes conciliaires les plus débattus.

Il s’agit principalement des Déclarations Nostra Aetate et Dignitatis Humanae, qui ont donné lieu à des objections de la part de la Fraternité Saint-Pie X. Ce dernier accuse le Concile de s’être trompé dans la foi. A cela, toutefois, on doit répondre de manière décisive.

Il est tout à fait évident qu’un texte conciliaire formulé en 1965, qui à l’époque devait être compris à partir de la situation dans laquelle il était né et sur la base de l’intention de ses déclarations, lorsqu’il est proclamé dans le monde d’aujourd’hui, doit nécessairement être envisagé dans l’horizon interprétatif actuel.

Prenons l’exemple de Nostra Aetate. Ceux qui accusent aujourd’hui un tel texte d’indifférentisme religieux devraient le lire à la lumière de Dominus Jesus, ce qui exclurait catégoriquement tout malentendu dans le sens d’indifférentisme ou de syncrétisme. Avec des impulsions toujours nouvelles, le Magistère post-conciliaire, à travers ses clarifications, a supprimé les bases de toute interprétation erronée des textes conciliaires, tant au sens traditionaliste que progressiste.

Après ces observations fondamentales, je voudrais maintenant expliquer un autre principe d’interprétation qui résulte de l’historicité de chaque texte. De même que tous les textes – et donc aussi tous les textes magistériels – naissent d’une situation historique particulière et sont également déterminés par la situation concrète de leur conception, ils sont également proclamés avec une intention précise à un moment historique précis.

Nous ne devons pas perdre de vue ce principe lorsque nous sommes sur le point d’interpréter un de ces textes aujourd’hui.

Nous devons également tenir compte du fait que l’horizon herméneutique ainsi déterminé bouge, se modifie, dans la même mesure où l’interprète actuel s’éloigne du moment où le texte est né. Cela signifie que les interprétations passées, selon leur éloignement dans le temps, ne peuvent plus ou moins que faire valoir des revendications d’intérêt historique. Cette prise de conscience est particulièrement importante lorsqu’il s’agit de textes du ministère magistral et pastoral de l’Église.

On pourrait immédiatement objecter que la vérité, en particulier celle de la révélation divine, est une vérité éternelle et immuable qui ne peut être altérée. Cela ne peut certes pas être remis en question. « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas », dit le Seigneur.

Mais il est tout aussi vrai que la reconnaissance de cette vérité éternelle par l’homme soumis au changement historique est sujette aux changements tout comme l’homme qu’elle reconnaît. C’est-à-dire que, selon le moment historique, l’un ou l’autre aspect de la vérité éternelle est saisi, reconnu et compris d’une manière nouvelle et plus profonde.

C’est précisément pour cette raison que même un texte conciliaire, s’il est envisagé dans le contexte spirituel, culturel, etc. et à la lumière de notre époque, peut être compris d’une manière nouvelle, plus profonde et plus claire.

Dans la mesure où nous tenons compte de ce concept dans nos efforts pour comprendre les enseignements de Vatican II aujourd’hui et pour aujourd’hui, nous parviendrons à surmonter les divers conflits qui se présentent à cet égard.

Bien entendu, l’interprétation du concile relève du débat théologique, qui s’en occupe depuis toujours. De fait, les résultats de ce débat ont enfin trouvé leur place dans les documents du magistère post-conciliaire.

À la lumière de ce qui a été dit, ce serait une grave erreur de ne pas en tenir compte dans l’interprétation du concile pour ce moment et de se comporter comme si le temps s’était arrêté en 1965.

Je voudrais illustrer ce qui a été dit par trois exemples qui me semblent particulièrement caractéristiques.

À ce propos, il vient immédiatement à l’esprit la déclaration Nostra Aetate sur les relations entre l’Église et les religions non chrétiennes et le décret Unitatis Redintegratio sur l’œcuménisme. Pendant longtemps, les deux documents ont fait l’objet de critiques de la part des milieux dits traditionalistes. Tous deux sont accusés d’un manque de clarté et de décision dans la défense de la vérité, autrement dit de syncrétisme, de relativisme et d’indifférentisme. Au moment où les textes ont été approuvés, il était difficile de prévoir qu’ils offriraient des motifs de critique.

C’est l’expérience du totalitarisme dans la première moitié du 20e siècle et des persécutions vécues ensemble qui ont rappelé aux juifs et aux chrétiens – catholiques, protestants et orthodoxes – les choses fondamentales qu’ils avaient en commun. L’engagement à surmonter les anciennes hostilités et à instaurer une nouvelle coexistence était en général perçu comme un devoir imposé par le Seigneur. Lus dans cet esprit et dans ce contexte, les deux documents ont donné des impulsions très fortes.

Mais ensuite, on a tourné la page. Quelques décennies seulement après la conclusion du Concile s’est développée, surtout dans l’espace anglo-saxon, une vision théologique des religions non chrétiennes qui parlait de différentes voies de salut pour l’homme, plus ou moins équivalentes, et qui remettait donc en cause la mission chrétienne. La proclamation de l’Église, pensait-on, devait avoir pour but de faire d’un musulman un meilleur musulman, et ainsi de suite. C’est le Britannique John Hick qui a répandu, plus ou moins à partir de 1980, ce type d’idées. En fait, dans ce nouveau contexte, l’une ou l’autre formulation de Nostra aetate aurait pu être mal comprise. De plus, Nostra aetate « ne parle de la religion que de manière positive et ignore les formes malades et perturbées de la religion, qui, du point de vue historique et théologique, ont une ample portée » (Benoît XVI, vol. VII/1, Préface).

A ce stade, il est nécessaire de rappeler d’une manière particulière le passage de Nostra aetate qui fait référence à l’islam. Le texte n’est pas seulement accusé d’indifférentisme. Il faut tout d’abord noter, à cet égard, que le décret est certes « cum aestimatione quoque muslimos respicit« , mais absolument pas l’islam. On ne parle pas de son enseignement, mais des personnes qui le suivent. Le fait que dans les formulations ultérieures, derrière des mots identiques ou similaires, se cache une compréhension très différente est évident pour l’islamologue d’aujourd’hui. A ce passage du document, qui vise à ouvrir la voie à un dialogue pacifique, il ne fallait pas appliquer la stricte aune d’une terminologie dogmatique, pour autant qu’un engagement en ce sens eût été souhaitable. De fait, le texte a été publié en 1965.

Pour notre compréhension actuelle, le problème prend un tout autre aspect: c’est l’islam qui a profondément changé au cours du dernier demi-siècle, comme le montre le degré d’agression et d’hostilité de l’islam envers l’Occident « chrétien ». Sur fond de l’expérience des décennies écoulées depuis le « 9-11 », un tel décret devrait dire tout autre chose.

Dans le cadre d’une herméneutique sérieuse du concile, il est donc inutile de revenir sur le texte de 1965 et de polémiquer contre lui: le décret n’a plus qu’un intérêt historique.

C’est ensuite le Magistère, avec la Déclaration Dominus Jesus, qui a ôté les bases de tout indifférentisme et a indiqué de manière non équivoque Jésus-Christ comme l’unique voie du salut éternel et l’Église de Jésus-Christ, une, sainte, catholique et apostolique, comme l’unique communauté de salut pour chaque homme.

Quelque chose de similaire s’est produit à travers les différentes clarifications de la signification du fameux « subsistit in« . Si, dans le discours œcuménique, il y avait eu des déclarations qui pouvaient donner l’impression que l’Église catholique n’était qu’un aspect parmi d’autres de l’Église de Jésus-Christ, l’interprétation du « subsistit in« , également confirmée par Dominus Jesus, a éliminé tout malentendu.

Un autre scandale est représenté pour beaucoup par la Déclaration Dignitatis humanae sur la liberté de religion. Elle est elle aussi accusé d’indifférentisme, de trahison de la vérité de la foi et de contradiction avec le Syllabus errorum du bienheureux Pie IX.

Le fait que ce ne soit pas le cas est évident si l’on applique les principes interprétatifs formulés ci-dessus : les deux documents sont nés dans un contexte historique différent et doivent répondre à des situations différentes.

Le Syllabus errorum – comme précédemment déjà l’encyclique Mirari vos de Grégoire XVI – visait à réfuter philosophiquement la prétention à l’absolutisme de la vérité, spécialement de la vérité révélée à travers l’indifférentisme et le relativisme. Pie IX avait souligné que l’erreur n’a pas de raison d’être par rapport à la vérité.

Dignitatis humanae, par contre, part d’une situation complètement différente, créée par les totalitarismes du XXe siècle qui, à travers la contrainte idéologique, avaient dénigré la liberté de l’individu, de la personne. De plus, les pères de Vatican II avaient sous les yeux la réalité politique de leur époque qui, dans des conditions différentes, mais pas dans une moindre mesure, menaçait la liberté de la personne. C’est pourquoi, au centre de Dignitatis humanae, il n’y avait pas l’intouchabilité – incontestée – de la vérité, mais la liberté de la personne de toute contrainte extérieure en matière de conviction religieuse.

À cet égard, il est bon d’assurer aux partisans de « l’a-historicité absolue de la vérité » qu’aucun théologien ou philosophe doué de bon sens ne parlerait de mutabilité, d’inconstance de la vérité. Ce qui change, par contre, ce qui est sujet à mutation, c’est la reconnaissance, la prise de conscience de la vérité de la part de l’homme, qui change totalement. Ici occupe une place d’excellence la profession de foi du Peuple de Dieu, que Paul VI a proclamée au moment culminant de la crise post-conciliaire.

En résumé : le Syllabus défendait la vérité, Vatican II la liberté de la personne.

Il est difficile de voir une contradiction entre les deux documents s’ils sont envisagés dans leur contexte historique et compris selon ce qui était alors les intentions de leurs déclarations.

De plus, pour une interprétation correcte, il faut aujourd’hui tenir compte de tout le magistère post-conciliaire.

Enfin, il faut aussi mentionner l’optimisme mondain, évidemment un peu naïf, qui avait animé les Pères du Concile lors de la rédaction de Gaudium et spes.

Mais dès la fin du Concile, il est devenu évident que ce « monde » traversait un processus de sécularisation de plus en plus rapide, qui poussait la foi chrétienne, et la religion en général, aux marges des sociétés.

Il était donc nécessaire de redéfinir la relation entre l’Église et « ce monde » – comme l’appelle Jean XXIII – et de compléter, d’interpréter le texte conciliaire, par exemple dans le sens des discours de Benoît XVI lors de sa visite en Allemagne.

Cela signifie cependant qu’une interprétation actuelle du Concile qui fasse ressortir l’essence de l’enseignement conciliaire, le rendant fécond pour la foi et l’enseignement de l’Église du présent, doit lire ses textes à la lumière de tout le magistère post-conciliaire et comprendre ses documents comme une actualisation du Concile.

Comme cela a été souligné au début: Vatican II n’est pas le premier ni ne sera le dernier Concile. Cela signifie que ses déclarations magistrales doivent être examinées à la lumière de la tradition, c’est-à-dire interprétées de telle sorte qu’il soit possible d’identifier, par rapport à elle, un prolongement, un approfondissement ou même une clarification, mais pas une contradiction.

Transmission, tradition, tout cela n’implique pas la simple livraison d’un paquet bien fermé, mais plutôt un processus organique et vital, que Vincent de Lerins compare à la transformation progressive de la personne de l’enfant à l’homme: c’est toujours la même personne qui parcourt les étapes du développement.

Cela vaut pour les domaines de la doctrine et de la structure sacramentalo-hiérarchique de l’Église, mais pas pour son action pastorale, dont l’efficacité continue d’être déterminée par les besoins des situations contingentes du monde qui l’entoure. Ici aussi, bien sûr, toute contradiction entre la pratique et le dogme doit être exclue.

C’est un « processus de réception active », qui doit être mené à bien aussi en raison de l’unité au sein de l’Église. De fait, il y a même des cas – non pas dans le domaine des vérités de la foi, mais dans celui de la morale – où ce qui était interdit hier peut être approprié aujourd’hui.

Si, par exemple, avant Vatican II, l’interdiction absolue de la crémation des morts avait comme conséquence l’excommunication du catholique qui avait choisi la crémation, à une époque où la crémation a perdu son aspect de protestation contre la foi en la résurrection des morts, il est possible de lever cette interdiction.

Il en va de même pour l’interdiction des intérêts aux XVe et XVIe siècles, quand les Franciscains et les Dominicains – et plus précisément à Florence – s’affrontaient dans des duels acharnés en chaire, où les concurrents s’accusaent mutuellement d’hérésie en raison de l’importance du taux d’intérêt autorisé et menaçaient leur adversaire de brûler dans les flammes de l’enfer. Il s’agissait d’un problème moral, né avec les changements de réformes économiques, ensuite redevenu obsolète.

Nous devons donc aller doucement dans le débat sur Vatican II et son interprétation, qui doit à son tour se dérouler dans le contexte de la situation qui a évolué au fil du temps. À cet égard, le magistère des papes post-conciliaires a apporté des contributions importantes, mais celles-ci n’ont pas été suffisamment prises en compte, alors qu’elles devraient l’être dans le débat actuel.

Et puis, dans cette discussion, il est bon de se rappeler l’avertissement à la patience et à la modestie de Saint Paul à Timothée (2 Tm 4, 1 s.).

Malheureusement, ces confrontations continuent de prendre des formes qui ne sont pas en accord avec l’amour fraternel. Il devrait être possible de concilier le zèle pour la vérité avec l’équité et l’amour du prochain. En particulier, il serait opportun d’éviter cette « herméneutique du soupçon » qui accuse l’interlocuteur de conceptions hérétiques.

En résumé : Les difficultés d’interprétation des textes du Concile ne découlent pas seulement de leur contenu. Il convient de tenir de plus en plus compte de la manière dont nos discussions sur le sujet sont menées.

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