Le nouveau gouvernement Sanchez n’a pas mélangé les couleurs, de l’autre côté des Pyrénnées, les alliances politiques sont désespérément monochromes et nous renvoient presque 90 ans en arrière, aux « heures les plus sombres » (!!) de l’histoire espagnole, la guerre civile. Sur son beau blog Rosso Porpora, Giuseppe Rusconi dresse un tableau glaçant… à méditer.
- A propos de la situation en Espagne, un ex-ministre du gouvernement Rajoy rapportait une conversation qu’il avait eue en 2015 avec Benoît XVI, lequel lui avait confié: « Le diable veut détruire l’Espagne »
- Pour situer le début de l’article, Giuseppe Rusconi avait interrompu son blog durant le mois de janvier. Il a repris ses publications le 14 février.
Espagne – Le Monstre rouge-rouge comme la République des années 30?
Giuseppe Rusconi
21 février 2020
Rosso Porpora
Ma traduction
[A propos de l’Espagne, nous en étions restés] à l’analyse du vote du 10 novembre et des perspectives difficiles d’un nouveau gouvernement.
Le gouvernement s’est fait – sous la forme d’un Monstre rouge/rouge – entre les socialistes de Pedro Sanchez et les Podemos de Pablo Iglesias: faute d’un nombre suffisant pour obtenir une majorité au Congreso de los Diputados, Sanchez s’est donné beaucoup (mais beaucoup) de mal pour convaincre (avec des promesses concrètes, nous l’imaginons) l’un ou l’autre des élus de certaines listes régionales: l’exemple le plus sensationnel est celui de Tomás Guitarte, le seul député de Teruel existe [parti politique de la province de Teruel, dans la communauté autonome d’Aragon, fondé en 1999], élu sur une base anti-socialiste qui, foudroyé sur la route des Cortes, a ignoré les milliers d’appels, même vigoureux, de ses électeurs et a contribué à donner le feu vert au duo Sanchez-Iglesias.
En fait, le mardi 7 janvier, le Congreso a accordé sa confiance au Monstre rouge-rouge avec 167 oui, 165 non et 18 abstentions. Rappelons que pour l’obtenir, il suffisait d’avoir une voix de plus que l’opposition (les abstentions ne comptent pas). Il n’en reste pas moins que, selon les chiffres, le nouveau gouvernement est minoritaire, et c’est une navigation compliquée qui s’ouvre devant lui.
MANUEL AZANA, LA DIVINITÉ TUTÉLAIRE DU GOUVERNEMENT SANCHEZ-IGLESIAS
Malgré cela, Sanchez-Iglesias a immédiatement appuyé sur l’accélérateur. Et sans perdre de temps, Pedro Sanchez a souligné qui est l’étoile polaire de son gouvernement, en citant à la fin de son discours d’investiture (parmi les applaudissements insistants et compacts de la gauche… Vóce del sén fuggita Pòi richiamàr non vale [Vers de Métastase . Se dit en référence à quelqu’un qui, tardivement et vainement, se repent de mots qui lui ont échappé dans un moment d’irréflexion, ndt]) un nom particulièrement significatif pour tous les nostalgiques de l’Espagne rouge: celui de Manuel Azaña (« un compatriote avec lequel je crois que nous pouvons nous reconnaître, nous tous qui aspirons à la coexistence démocratique« ).
Qui est Azaña ? Dans les années 1930, il a été deux fois Premier ministre (depuis la naissance de la Deuxième République en avril 1931) et deux fois Président de la République (également entre mai 1936 et mars 1939). Homme politique et intellectuel, fondateur de la Izquierda Republicana puis promoteur du Frente popular, il a voulu, entre autre, avec une politique à forte connotation laïciste frapper l’Église catholique de toutes les façons.
Déjà en mai 1931 (donc 5 ans avant la guerre civile), Mgr Vicente Carcel Ortì, un historien, observait:
« A Madrid, on voit de tout, incendies, destructions, pillages d’églises, de couvents, de propriétés. De Madrid, la fureur s’étend à plusieurs villes, Malaga et Séville au premier rang. Un patrimoine historique, artistique, documentaire est détruit, que nous ne pourrons plus admirer. (…) La République a commencé par brûler des églises et des couvents, détruisant le patrimoine artistique national: elle a fini par tuer des prêtres, des religieux, des religieuses, des laïcs catholiques ».
Le bilan des catholiques assassinés s’élévera à 13 évêques, 4184 prêtres et séminaristes, 2365 religieux, 283 religieuses et plusieurs milliers de laïcs. Avec Jean-Paul II, Benoît XVI, François, à peu près deux mille d’entre eux ont déjà été élevés à la gloire des autels.
On peut dire qu’Azaña était plus modéré que certains de ses compagnons: il est certain que sa présidence fut caractérisée par une telle violence contre les hommes et les propriétés que la conséquence logique fut l’Alzamiento du 18 juillet 1936, promu par los cuatros generales parmi lesquels Francisco Franco ne tarda pas à émerger. Et l’Église espagnole se rangea du côté des rebelles, des « nationaux ». Mgr Carcel Ortì observait à ce propos :
« La victime peut-elle prendre le parti du bourreau? Quelqu’un entre chez vous en disant qu’il vous apporte la démocratie et la liberté et tue votre père, votre mère, votre frère: pouvez-vous prendre son parti? ».
Il est évident que l’applaudissement viscéral avec lequel le nom de Manuel Azaña (volontairement placé par Pedro Sanchez comme sceau de son discours d’investiture) a été salué depuis les bancs de la gauche a dévoilé le rêve du Monstre rouge-rouge: une Espagne qui, dans un contexte historique en grande partie différent, suit en substance les traces de la Seconde République des années trente.
Cela signifie une rupture (ou du moins une forte volonté de rupture) du compromis constitutionnel et institutionnel qui avait été laborieusement atteint à la fin de la transition après la mort de Franco. Avec de graves conséquences prévisibles pour la cohésion espagnole.
LE MONSTRE ROUGE-ROUGE A PRÉFÉRÉ DISCUTER AVEC LE SAINT-SIÈGE, DÉCLASSANT LA CONFÉRENCE ÉPISCOPALE ESPAGNOLE
À cet égard, il peut être intéressant de noter comment le Monstre rouge-rouge agit au niveau diplomatique dans ses relations avec le Saint-Siège. D’une certaine manière, la situation de 1931 se répète: bien que la Seconde République ait été en fait, comme le souligne encore Mgr Carcel Ortì, « le produit d’un coup d’État ‘blanc’ (…) puisque le système politique monarchique a été radicalement modifié, établissant un système républicain, sans consultation populaire », le pape Pie XI a appelé au réalisme, considérant que l’Espagne était aux mains de ce gouvernement. Il en résultera des négociations très complexes, visant à sauver ce qu’on pouvait encore sauver.
Aujourd’hui aussi, le Monstre rouge-rouge « courtise » le Saint-Siège, contournant et déclassant de facto les relations avec les évêques espagnols qui lui étaient en partie hostiles. C’est pourquoi la première vice-présidente Carmen Calvo a voulu rencontrer l’année dernière, au Vatican, le secrétaire d’État, le cardinal Pietro Parolin (elle l’a ensuite revu à Madrid pour la Cop 25), lui présentant les desiderata du gouvernement Sanchez de l’époque en matière d’Église catholique et aussi de mémoire historique. À cette occasion, Parolin avait assuré la neutralité du Saint-Siège dans la mesure où il était préoccupé par l’exhumation grotesque et le transfert hallucinant depuis le mausolée de El Valle de los Caídos de la dépouille mortelle de Francisco Franco (Carmen Calvo, après l’entretien, avait parlé en termes euphoriques d’un consensus, mais celui-ci avait été immédiatement corrigé officiellement par Parolin).
J’ai ressenti hier une intense émotion en portant le cercueil de mon grand-père. L’acte est inqualifiable.
— Louis de Bourbon, Duc d’Anjou (@louisducdanjou) October 25, 2019
La monarchie a été ré-instituée par le Général Franco. C’est cela que l’Histoire retiendra. pic.twitter.com/6i6eBbWDI4
La disponibilité du Saint-Siège envers le Monstre rouge-rouge peut dans un certain sens se comprendre si l’on pense que, comme cela s’est passé et comme cela se passe dans d’autres circonstances, la priorité – confrontés aux gouvernements laïcistes de la pire espèce – est d’éviter une rupture dans le but de sauver ce qui peut l’être. Avec la République espagnole des années 30, cela n’a pas fonctionné, avec le Monstre rouge-rouge, on espère qu’il en ira autrement. Mais ce n’est pas du tout garanti: l’Espagne rouge, et l’Espagne bleue (Parti Populaire) et verte (Vox) sont au fond d’elles-mêmes deux planètes qui ont toujours été hostiles l’une à l’autre.
En attendant, le nouveau nonce apostolique [philippin] Bernadito Auza (de la même couvée que Pietro Parolin, Giordano Caccia, Luciano Suriani) a présenté ses lettres de créance au roi Philippe VI le 16 janvier, cappa magna et carrosse d’époque, escorté par un escadron de la Garde royale à cheval. Dans le sillage de la tradition, mais aussi pour évoquer chez les interlocuteurs l’idée, y compris visuelle, d’une Eglise tout sauf soumise. Et le 22, l’archevêque philippin lui-même (ancien observateur permanent auprès des Nations unies à New York) a rencontré Carmen Calvo, à qui ont été déléguées les affaires religieuses et la mémoire historique. Dans la conversation, comme cela s’est déjà produit lors de la rencontre avec Parolin, la vice-présidente a mis les cartes sur la table, illustrant la feuille de route du Monstre rouge-rouge. De cette rencontre sont ressorties les questions chères au gouvernement: entre autres, la fiscalité de l’Eglise (impôts et transparence des comptes) et la réforme de la loi sur l’éducation avec le déclassement de l’heure de religion catholique. Lors de la conversation avec Auza, Carmen Calvo a de nouveau fait l’éloge de Pietro Parolin, dont elle a apprécié la disponibilité en matière de relations entre Église et fisc, a-t-elle dit.
De l’Église espagnole, qui se sent mal à l’aise d’avoir été exclue de la relation préférentielle Gouvernement-Secrétariat d’État, ont entre-temps été lancés des tirs de barrage significatifs contre le Monstre rouge-rouge et ses premiers mouvements laïcistes.
Pour le cardinal Antonio Cañizares Llovera ([archevêque de Valence, et] également vice-président de la Conférence épiscopale espagnole), « le communisme, qui semblait être mort avec la chute du mur de Berlin, est revenu et gouverne désormais l’Espagne. Le sens de la démocratie est ainsi remplacé par l’imposition d’une pensée unique et par un autoritarisme et un absolutisme incompatibles avec la démocratie ». Le même archevêque de Valence craint également que la division délibérée de l’Espagne ne risque de la ramener à l’époque de la guerre civile. L’archevêque d’Oviedo a parlé d’un « moment grave » dans l’histoire de l’Espagne, celui de Castellon qui a annoncé des mobilisations contre « des initiatives politiques et législatives clairement contraires à l’anthropologie et à la morale chrétienne ». En mars, le nouveau président de la Conférence sera élu et la bataille est désormais ouverte entre ceux qui préfèrent une attitude soft envers le gouvernement et ceux qui au contraire revendiquent la fidélité au catholicisme, qui est aussi une bataille quotidienne.
EUTHANASIE, PROPAGANDE LGBT ET PIN PARENTAL DE VOX (AVEC LES RÉACTIONS INDÉCENTES DE LA MINISTRE DE L’ÉDUCATION)
Le Monstre rouge-rouge, disions-nous, n’a pas perdu de temps pour mettre en œuvre son programme laïciste. Le 11 février, le Congreso a approuvé un projet de loi euthanasique d’empreinte socialiste (seuls le parti populaire, Vox et les deux députés de la liste de Navarre s’y opposent). On craint qu’il ne devienne une loi définitive dès le mois de juin.
Comme on le sait, les élections nationales du 10 novembre ont décrété le grand succès de Vox, un parti de droite à forte empreinte catholique, qui a remporté 52 sièges dans la Congrégation.
Parmi les domaines dans lesquels Vox est le plus actif, il y a celui de l’éducation. C’est ainsi que dans les communautés autonomes de Murcie (où il soutient le gouvernement Parti Populaire-Ciudadanos) et de Madrid, le parti de Santiago Abascal a présenté la proposition d’un pin parental. De quoi s’agit-il? Rappelant par son nom le dispositif utilisé par les parents pour empêcher leurs enfants de regarder des programmes inadaptés à la télévision ou à l’ordinateur [en français, le contrôle parental], le pin parental de Vox consiste à exiger que la direction de chaque école soumette le programme aux parents à l’avance, afin qu’ils puissent refuser à leurs enfants l’autorisation de participer aux leçons, cours, activités réalisés par les nombreuses associations LGBT et autres qui essaiment dans toute l’Espagne. Le pin parental a déjà été approuvé en Murcie, tandis que dans la Communauté autonome de Madrid, les négociations entre le peuple, d’une part, et Vox, d’autre part, sont toujours en cours: Vox a conditionné l’approbation du budget du Conseil à l’inclusion du pin parental.
La question du pin parental met, ça va sans dire (en français dans le texte), en grave fibrillation le Monstre rouge-rouge, qui voudrait éduquer les citoyens du berceau (à moins qu’ils n’aient de graves problèmes de santé) jusqu’à la vieillesse (à moins que, considérés seulement comme un fardeau pour la collectivité, ils puissent être éliminés). La réaction de la ministre de l’éducation Isabel Celaá a été particulièrement significative. Le 17 janvier, elle a déclaré que « l’on ne peut en aucune façon penser que les enfants sont la propriété de leurs parents » (NDLR: mais encore moins de l’État !) et que « le pin parental sape le droit fondamental, constitutionnel de chaque enfant à l’éducation ». Boum boum boum. La Celaá menace, en parfaite bureaucrate soviétique: « Nous ne tolérerons pas le pin et ce ministère ira devant la justice ». La Murcie a reçu un délai pour retirer le pin: dans le cas contraire, le gouvernement ferait appel de la décision devant les tribunaux espagnols. Save the Children (jumelée pour ce type de réaction avec Amnesty International) a prêté main forte à la Celaá sur ce sujet: « Le pin parental est une atteinte au droit de chaque garçon ou fille à une éducation intégrale ».
LA LOI ZAPATÉRIENNE SUR LA MÉMOIRE HISTORIQUE NE SUFFIT PLUS… IL EN FAUT UNE SUR LA MÉMOIRE DÉMOCRATIQUE…
On se souviendra qu’en 2007, le célèbre Premier ministre de l’époque, José Luis Rodriguez Zapatero (dont Pedro Sanchez est à bien des égards l’héritier, dans une version encore pire… et ce n’est pas peu dire!), avait promulgué une loi sur la mémoire historique, qui avait déjà divisé les Espagnols et qui a conduit par la suite Sanchez à imposer l’exhumation des restes de Francisco Franco.
Mais le Monstre rouge-rouge n’est jamais rassasié et voilà donc l’annonce (10 février) que sera présenté un projet de loi sur la « Mémoire démocratique », avec lequel – a déclaré la première vice-présidente du gouvernement, Carmen Calvo, le 12 février – les cadavres seront exhumés, tous les symboles franquistes encore existants seront supprimés, El Valle de los Caídos sera transformé en un lieu de mémoire démocratique, les honneurs et les prébendes seront retirés. Avec la modification du code pénal, les manifestations de nostalgie telles que celles du 20 novembre (anniversaire de la mort de Franco) seront interdites et l’apologie du franquisme sera bannie, y compris par le biais de chansons et de slogans. Bref, le Monstre rouge-rouge est bien engagé sur la voie du totalitarisme au prix de faire replonger l’Espagne dans les graves tensions des années 1930.
Sur le thème de la Mémoire (aussi pour rafraîchir celle – vacillante – de pas mal d’ecclésiastiques et de laïcs catholiques de notre temps), il est alors utile de conclure en rappelant ce que le Pape Pie XII a dit dans son Radiomessage aux Catholiques d’Espagne le 16 avril 1939, deux semaines après la fin de la Guerre Civile:
« C’est avec une immense joie que nous nous tournons vers vous, fils bien-aimés de l’Espagne catholique, pour vous exprimer Notre bonheur paternel face au don de la paix et de la victoire avec lequel Dieu a daigné couronner l’héroïsme chrétien de votre foi et de votre charité, prouvé par tant de généreuses souffrances (…) La nation élue par Dieu comme principal instrument d’évangélisation du Nouveau Monde et comme rempart imprenable de la foi catholique, vient de donner aux prosélytes de l’athéisme matérialiste de notre siècle la plus haute preuve qu’au-dessus de toutes choses, il y a les valeurs éternelles de la religion et de l’esprit. (…) Le sain peuple espagnol, avec cette générosité et cette franchise qui constituent les deux caractéristiques de son noble esprit, s’est levé résolument pour défendre les idéaux de la foi et de la civilisation chrétienne, profondément enracinés dans le sol fécond de l’Espagne; et aidé par Dieu qui n’abandonne pas ceux qui espèrent en Lui, il a su résister à l’attaque de ceux qui, trompés par ce qu’ils croyaient être un idéal humanitaire d’élévation des humbles, ont en fait lutté en faveur de l’athéisme ».