Je propose sans commentaire (ou presque) cet exposé donné par Aldo Maria Valli le 11 septembre lors d’un évènement annuel réunissant des intervenants catholiques (journalistes, écrivains), le Festival Fede e Cultura .
Je dis « sans commentaire », je me limiterai à souligner – pour autant que cela ait un quelconque intérêt – que non seulement je suis d’accord avec les propos tenus, non seulement j’y souscris, mais je m’identifie totalement (dans la mesure de mes modestes moyens, y compris avec mon tout petit blog). A lire absolument, et à partager sans modération.

Vous savez combien nous tous, nous qui n’acceptons pas le récit dominant et revendiquons le droit d’élaborer nos idées en dehors et au-delà du conditionnement imposé par des persuadeurs plus ou moins cachés, sommes accusés d’être « contre », d’être des ennemis du peuple.

Nous ne sommes pas contre ceci ou cela, comme ils veulent nous dépeindre. Nous sommes ceci ou cela. Nous avons notre identité et nous ne voulons pas y renoncer. Et c’est précisément dans la polis parallèle, que nous construisons chaque jour, que nous donnons corps à tout ce en quoi nous croyons, dans la vérité, en rejetant aussi bien l’adhésion acritique à la pensée dominante que le défaitisme de ceux qui disent qu’il n’y a rien à faire. L’ennemi est le relativisme moral prêché et appliqué par tous ceux qui ne veulent pas servir les gens mais se servir eux-mêmes.

Je voudrais partager avec vous quelques brèves réflexions sur un concept développé il y a plusieurs années mais que je trouve très actuel. Pour en parler, il faut remonter au milieu des années 1970 et se rendre dans ce qui était alors la Tchécoslovaquie.

La première personne dont je veux parler s’appelle Václav Havel.

Pour ceux de ma génération, le nom de Havel n’a pas besoin d’explication, mais pour les plus jeunes, un bref rappel s’impose. Havel (1936 – 2011) a été l’un des leaders du mouvement de la Charte 77, la plus importante initiative de dissidence en Tchécoslovaquie, une initiative durement réprimée par le gouvernement communiste lié à Moscou mais qui a jeté les bases de la libération du pays, à tel point qu’en 1989, après la chute du mur de Berlin, ce sont précisément les promoteurs de la Charte 77 qui ont géré la transition vers la liberté, du parti communiste aux institutions démocratiques, et en décembre de cette année-là, Václav Havel a été élu président de la Tchécoslovaquie par l’assemblée fédérale.

Ainsi, Havel (qui était prêté à la politique mais était un homme de lettres : dramaturge, essayiste et poète), précisément en raison de son expérience douloureuse de la persécution et de la dissidence au sein d’un régime totalitaire, a théorisé l’idée de polis parallèle, à construire là où il y a un déni de liberté.

Emprisonné à plusieurs reprises par les communistes, qui empêchaient la diffusion de ses œuvres, Havel considérait comme réductrice, voire trompeuse, la définition de « dissident » qui lui était appliquée en Occident, ainsi qu’à tous ceux qui, comme lui, combattaient le Moloch communiste. Dans l’un de ses essais les plus célèbres, « Politique et conscience », datant de 1984, Havel affirmait que les dissidents comme lui, avec leurs « efforts imparfaits » pour lutter pour la liberté, étaient engagés dans une entreprise qui, en réalité, ne concernait pas seulement l’Europe de l’Est, mais le monde entier et tous les hommes. Les problèmes posés par la tyrannie soviétique, a-t-il expliqué, sont plus profonds que l’opposition entre le socialisme réel et le capitalisme. Le système occidental aussi, bien que plus productif et donc capable d’assurer davantage de biens matériels, peut écraser les gens en les privant effectivement de leur liberté. Le problème est la dégradation morale qui se produit partout, à l’Est comme à l’Ouest, sous le communisme comme sous le capitalisme, et qui se traduit par la perte du sens des notions de bien et de mal. Ainsi, que ce soit dans le monde opprimé par des dictatures ou dans le monde dit libre, le problème, c’est un pouvoir fondé sur une fiction idéologique, qui est telle parce qu’elle évite d’affronter la vérité…

Toutes les idéologies, tous les systèmes, tous les appareils, toutes les bureaucraties peuvent accumuler du pouvoir au détriment des individus, et ils le font en les privant de leur conscience, de leur bon sens, et donc de leur humanité.

C’est bien de cela qu’il s’agit : la perte dévastatrice de la dimension humaine, qui peut se produire, et se produit effectivement, que ce soit sous un régime communiste ou sous la liberté de marché, car le problème se pose toujours et partout « tant que notre humanité reste sans défense » et qu’aucune « invention technique ou organisationnelle » ne peut nous sauver.

Havel parlait de « dé-moralisation » de la personne au sens littéral du terme : la personne démoralisée est privée de moralité, de sorte qu’elle n’a plus aucun sens critique ni sentiment de responsabilité au-delà de sa simple survie, et ce tant dans le cadre du communisme que dans celui du système de valeurs capitaliste.

Le système compte toujours sur cette « démoralisation » et s’emploie donc à l’approfondir.

Havel, clairvoyant, a averti les vainqueurs de la guerre froide : attention, vous pourriez bientôt ressembler à ceux qui sont maintenant vos ennemis vaincus. Et il a lancé cet avertissement parce que ce qui le préoccupait, ce n’était pas l’idéologie mais le manque de morale chez les uns comme chez les autres, manque à cause duquel la personne n’est pas reconnue comme un sujet autonome, doté d’une dignité intrinsèque et inaliénable, mais toujours comme un moyen et un instrument.

Mais alors, que peut-on espérer? Quel peut être le « pouvoir des sans-pouvoirs » (pour reprendre le titre d’un livre de Havel) ? La réponse, selon Havel, réside dans leur capacité à s’organiser et à résister « au poids irrationnel d’un pouvoir anonyme, impersonnel et inhumain ».

Cette résistance est d’autant plus nécessaire que le risque d’indifférence morale des citoyens est grand, ceux-ci étant tellement démoralisés qu’ils ne recherchent que le bien-être individuel et acceptent le pouvoir despotique comme normal.

Selon Havel, le véritable moyen de sortir du despotisme consiste à « vivre dans la vérité », ce qui signifie « non seulement rejeter toute participation au régime du mensonge, mais aussi rejeter tout faux refuge dans les petits plaisirs de la vie ». Combattre le mensonge et savoir que vous en paierez le prix, parfois très élevé. C’est là l’essentiel. Mais c’est possible. Cela dépend de la motivation.

Seul l’individu « lié à quelque chose de supérieur, et capable de sacrifier quelque chose de sa vie prospère et mondaine, voire tout dans les cas extrêmes », est en mesure de résister.

Cela donne lieu au concept de polis parallèle, qui me semble très actuel et qui nous amène à un autre Václav, lui aussi tchécoslovaque et membre de la Charte 77 avec Havel et d’autres amis. Je parle de Václav Benda, philosophe mais aussi mathématicien, physicien et cybernéticien, fondateur en 1968 du Club des jeunes catholiques, père de six enfants, auteur d’un article, intitulé « La polis parallèle », dans lequel il propose la création de structures de la société civile indépendantes du pouvoir établi, « capables, même si c’est dans une mesure limitée, de remplir une fonction utile pour tous ».

Les moteurs de la polis parallèle devaient être les organisations de la culture clandestine. Les résultats ? Écoles, cercles scientifiques, centres d’information libre, presse alternative. Aujourd’hui, nous pourrions également dire sites, blogs, réseaux sociaux qui rompent avec le récit dominant.

Évidemment, pour avoir signé la Charte 77, Benda fut licencié et commença à faire des petits boulots, comme celui de soutier, ce qui ne l’empêcha pas de devenir le porte-parole de l’organisation. Plus tard, arrêté, il passa quatre ans en prison, après quoi il reprit ses activités clandestines et, en 1985, il commença à publier un magazine (également clandestin) à orientation chrétienne. Il a également écrit des textes philosophiques, des contes pour enfants et des ouvrages sur les mathématiques et la cybernétique.

En novembre 1989, après la libération, il fonda le parti chrétien-démocrate et en devint le premier président. En 1990, il fut élu au Parlement. De 1994 à 1998, il fut directeur du Bureau de documentation des crimes du communisme. En novembre 1996, il devint sénateur. Il est mort à Prague le 1er juin 1999, à l’âge de cinquante-trois ans seulement, après une longue maladie.

Mais revenons au concept de polis parallèle, qui est, précisément, la cité des résistants, de ceux que Prezzolini aurait appelés les apoti, c’est-à-dire ceux qui n’y croient pas, ceux qui sentent la puanteur du brûlé surtout quand le système, sur un ton paternaliste, les caresse et les rassure en disant qu’il travaille pour leur bien. La polis parallèle est une communauté (et pas seulement un ensemble à base bureaucratique) dotée de liens moraux, informée et responsable, donc capable de réhabiliter, écrit Benda, des valeurs telles que « la confiance, l’ouverture, la responsabilité, la solidarité et l’amour » en leur donnant aussi une existence politique. Benda croyait qu' »un changement authentique, profond et durable pour le mieux… devra venir de l’existence humaine, de la reconstitution fondamentale de la position des gens dans le monde, de leur relation avec eux-mêmes et avec les autres ». Cela peut sembler un peu vague, mais si nous y réfléchissons, il parlait précisément de ce qui nous est enlevé aujourd’hui : le sens de la communauté, la confiance mutuelle, le sens de la responsabilité personnelle, disons même l’amour, y compris dans son expression politique, comme la protection et la promotion de la dignité humaine. Et la polis parallèle est précisément celle que, spontanément, souvent sans même se connaître, sans même se parler, nous avons commencé à construire ces dernières années.

Vous savez combien nous tous, qui sommes des apoti [du grec ápotos, ceux qui ne sont pas dupes, ndt], nous qui n’acceptons pas le récit dominant et revendiquons le droit d’élaborer nos idées en dehors et au-delà du conditionnement imposé par des persuadeurs plus ou moins cachés, sommes accusés d’être « contre », d’être des ennemis du peuple.

À cet égard (et je reviens ici à Václav Havel et en particulier à son ouvrage « Le pouvoir des sans pouvoir »), méditons sur cette réflexion :

Il est évident que les hommes qui ont simplement décidé de vivre dans la vérité, de proclamer haut et fort ce qu’ils pensent, de sympathiser avec le peuple, de créer comme ils le souhaitent et de se comporter en accord avec leur meilleur moi n’acceptent pas que cette position originale et positive qui est la leur soit définie par la négative… et surtout qu’ils n’acceptent pas d’être définis comme ceux qui sont contre ceci et cela et non simplement comme ceux qui sont ceci et cela.

C’est tout. Nous ne sommes pas contre ceci ou cela, comme ils veulent nous dépeindre. Nous sommes ceci ou cela. Nous avons notre identité et nous ne voulons pas y renoncer. Et c’est précisément dans la polis parallèle, que nous construisons chaque jour, que nous donnons corps à tout ce en quoi nous croyons, en vérité, en rejetant aussi bien l’adhésion acritique à la pensée dominante que le défaitisme de ceux qui disent qu’il n’y a rien à faire. L’ennemi est le relativisme moral prêché et appliqué par tous ceux qui ne veulent pas servir les gens mais se servir eux-mêmes.

En ce qui concerne l’information, je crois pouvoir dire que mon petit [AM Valli est beaucoup trop modeste, heureusement pour nous] blog Duc in altum (pardon pour la référence personnelle, mais c’est à des fins de démonstration) est devenu et devient de plus en plus une expression de la polis parallèle, car il est devenu une véritable communauté au sein de laquelle non seulement des idées sont développées mais des relations sont forgées. Mais ce n’est qu’un exemple parmi des milliers que l’on pourrait donner.

Václav Benda était bien conscient de l’accusation de naïveté qui pouvait être adressée à l’idée de polis parallèle. Mais il répondait en montrant qu’il existe de nombreux domaines dans lesquels cette cité peut être construite.

Dans le domaine juridique, il appelait à revenir du système totalitaire au système libéral, c’est-à-dire du principe « tout ce qui n’est pas explicitement permis est interdit » au principe « tout ce qui n’est pas explicitement interdit est permis », et nous pouvons bien dire que, ayant fait l’expérience (avec l’épisode Covid) du passage de l’idée libérale à l’idée totalitaire, nous devons œuvrer pour que la première reprenne le dessus.

Il parlait ensuite, en attribuant un rôle fondamental à cet aspect, de l’école et de la culture, et nous savons très bien comment les écoles peuvent être des centres de conditionnement des esprits et comment l’enseignement à domicile est de plus en plus répandu et comment les familles s’organisent dans ce sens, souvent en collaborant entre elles.

En troisième lieu, il mettait « un système d’information parallèle fonctionnel et rapide » impliquant au moins quelques dizaines de milliers de personnes (il parlait alors que l’internet n’existait pas), et vous savez à quel point un tel réseau est important aujourd’hui.

Benda écrivait ensuite:

Je ne peux pas imaginer l’ampleur des tâches qui peuvent nous attendre à l’avenir dans le domaine de l’économie parallèle ; les possibilités actuelles ne sont pas nombreuses, mais il est extrêmement urgent de les exploiter. Le pouvoir politique considère ce secteur comme un instrument décisif pour le contrôle arbitraire des citoyens et le réglemente donc..

Et à cet égard, il faut dire qu’il y a tout un territoire à explorer.

Dans un autre texte (« Situation, perspectives et signification de la polis parallèle »), Benda écrit :

L’avenir s’ouvre devant nous avec les menaces d’une destruction totale sous la forme d’une catastrophe nucléaire, d’un effondrement économique ou écologique, du triomphe parfait et accompli du totalitarisme ; cependant, je crois personnellement qu’une manière non moins efficace, extraordinairement douloureuse et en peu de temps pratiquement irréversible de mettre fin à la race humaine ou aux nations individuelles serait la chute dans la barbarie, l’abandon de la raison et de la culture, la perte de la tradition et de la mémoire.

Des mots sur lesquels je vous invite à réfléchir car, à mon avis, ils photographient exactement ce qui se passe sous nos yeux.

Au sujet du pouvoir totalitaire, Benda ajoutait :

Ce type de pouvoir fonctionne consciemment comme quelque chose qui est constamment à la limite de ses possibilités ; un seul caillou qui tombe peut provoquer un glissement de terrain » ; « Nous sommes en guerre, nous devons nous battre !

Chacun d’entre nous, à sa manière, peut être ce caillou. Il faudra qu’il le soit.

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