Le livre de l’américaine Julia Meloni racontant les efforts d’un groupe de prélats modernistes pour opérer une révolution dans l’Eglise (et qui doit son titre à une confidence du cardinal Danneels) est sorti aux Etats-Unis en 2019, et a fait un certain bruit dans le microcosme catho-tradi d’outre-Atlantique. Il sort ces jours-ci en Italie, et c’est l’occasion de faire reparler de lui. Plus qu’une critique du livre, Stefano Fontano brosse ici un tableau de l’Eglise qui est en train d’émerger sous nos yeux, résultat des cogitations de ladite mafia.

J’en avais parlé ici:

Je tiens toutefois à redire mes très fortes réserves quant à une participation de Joseph Ratziner/Benoît XVI, à travers un mystérieux aparté avec le cardinal Martini lors du conclave de 2005. Aparté qui plus est sorti tout droit d’un livre de Bernard Lecomte!!

J’aurais de très fortes réserves sur la partie consacrée à l’implication de Benoît XVI. Que Benoît XVI et le cardinal Martini aient nourri à titre personnel une certaine estime mutuelle, faite de respect entre pairs et même d’amitié, ne fait aucun doute. Par contre, le récit du « mystérieux » aparté Ratzinger/Martini lors du conclave de 2005 relève de la pure fiction… (un aparté est par définition destiné à rester circonscrit aux deux protagonistes, il est donc impossible de savoir ce qui s’est dit entre les deux lors de ce « funeste » conciliabule, si tant est qu’il ait eu lieu). Nous savons par des témoignages croisés irréfutables que le cardinal Ratzinger n’a jamais appartenu à aucune coterie, et a toujours fui les intrigues de curie. Il est impensable qu’il ait négocié en coulisses avec ses pires ennemis alors que de son propre aveu, au moment où le quota a été atteint, il a ressenti l’annonce de son élection comme « le couperet de la guillotine ». Et enfin, très franchement, Bernard Lecomte (ex-journaliste à La Croix et à L’Express) ne me semble pas être le plus fiable des témoins… 

La mafia de Saint-Gall : le plan de subversion de l’Église

Stefano Fontana
lanuovabq.it/it/la-mafia-di-san-gallo-il-piano-per-sovvertire-la-chiesa

Un texte qui a déjà fait grand bruit en Amérique reconstitue la trame d’un projet orchestré depuis les années 1990 par un groupe de cardinaux qui visaient un changement doctrinal et moral. Ils misaient sur le primat argentin, devenu aujourd’hui Pape, et leurs intentions semblent être pleinement concrétisées.

Les éditions Fede & Cultura publient en italien La mafia di San Gallo, un livre qui a fait couler pas mal d’encre dès sa sortie en Amérique en 2021. Le sous-titre traduit à la lettre le titre américain : « Un groupe réformiste secret au sein de l’Église ». Comme on le sait, l’expression dont le livre tire son titre a été forgée par un membre du groupe, le cardinal belge Daneels, en référence à un certain nombre de prélats de haut rang, devenus par la suite cardinaux, qui se réunissaient systématiquement à Saint-Gall, en Suisse (mais pas seulement là), pour coordonner les efforts de changement dans l’Église : Daneels lui-même, Martini, Kasper, Murphy O’Connor, Lehmann.

Le livre enchaîne de nombreux faits, des réunions, des dîners dans des trattorias romaines, qui se sont déroulés à proximité des deux conclaves de 2005 et 2013 ; des phrases insinuées, des tromperies programmées, des révélations tendancieuses. Tout n’est pas prouvé, certaines reconstitutions reposent sur des hypothèses, comme lorsque, lors du conclave de 2005, après une conversation confidentielle entre Ratzinger et Martini au cours d’un déjeuner, les choses se sont tellement débloquées que Benoît XVI a été élu l’après-midi même. La lecture du livre révèle cependant bien plus qu’une reconstitution du journalisme d’investigation.

Sa signification dépasse la dimension de l’histoire d’espionnage [dans le texte: spy story] teintée de « polar vatican ». Le lecteur ressent la reconstruction comme très vraisemblable, fiable sur le fond, et capable d’expliquer trente ans d’histoire du Vatican. Le livre a le mérite de mettre en ordre les données, de les exposer avec clarté et exhaustivité et – nous y reviendrons – de les insérer dans la vie plus large de l’Église. Il ne s’agit pas seulement de ragots vaticanistes.

Le « groupe » de Saint-Gall est né au milieu des années 1990, quand la maladie de Jean-Paul II a commencé à se manifester, pour s’opposer à une éventuelle élection de Ratzinger en vue d’un futur conclave. Meloni reconstitue les actions convenues par le groupe à la mort de Jean-Paul II et, surtout, le comportement apparemment étrange de Martini qui – après la fameuse conversation à table mentionnée ci-dessus – a reporté ses votes sur Ratzinger. Le même Martini que – explique Meloni – le groupe de Saint-Gall aurait voulu comme candidat anti-Ratzinger s’il n’avait pas contracté la maladie de Parkinson.

Dans l’impossibilité de nommer Martini, l’attention du groupe s’était déjà tournée vers l’archevêque de Buenos Aires, Bergoglio, qui en 2005 était apparu comme un candidat possible de la mafia de Saint-Gall, mais en raison de la « résistance » (tenuta) de la candidature de Ratzinger et du choix de Martini de converger vers lui, Bergoglio s’est lui aussi tourné vers Benoît XVI. Une chose différente s’est produite lors du conclave de 2013, après la démission de Benoît XVI. Là aussi, l’auteur reconstitue les faits, dont beaucoup sont établis, d’autres très probables mais non prouvés, comme l’invitation du cardinal Martini à Benoît XVI à démissionner.

Le récit se concentre sur l’émergence du primat d’Argentine, Jorge Mario Bergoglio, et la convergence progressive de ses positions avec les souhaits du groupe de Saint-Gall. Je laisse ces nombreuses pages intéressantes au lecteur pour signaler, plutôt, l’une des dimensions les plus intéressantes du livre.

Comme je l’ai dit plus haut, Meloni ne se contente pas d’écrire un polar (giallo) ecclésiastique, une histoire de complots et de pièges, à lire comme un livre d’espionnage. Les actions du groupe de Saint-Gall s’appuient sur une vision théologique et visent à un « changement de régime » dans l’Église, non seulement et non pas tant à remplacer une personne par une autre, mais un paradigme par un autre.

Le groupe voulait mettre en œuvre dans l’Église la révolution libérale que Karl Rahner avait exprimée en détail en 1972 dans son livre La restructuration de l’Église comme mission et comme chance [ndt: je ne sais pas si le livre a été traduit en Français, et sous quel titre, le cas échéant]. Révision de la position de l’Église sur la sexualité, la contraception et l’homosexualité, célibat des prêtres, diaconat des femmes, décentralisation doctrinale, la communion des divorcés remariés, synodalité : tel était le programme de la  » révolution  » du groupe de Saint-Gall, codifié dès ses débuts.

Ce qui nous indique qu’il ne s’agissait pas seulement d’un comité d’adeptes clandestins, bien que de haut rang ecclésiastique, mais d’un monde théologique, d’une grande partie de l’Église qui luttait depuis des décennies contre Jean-Paul II et Ratzinger pour un « tournant » progressiste radical. Il était une « avant-garde » de la révolution avec de nombreuses troupes derrière lui.

Selon Meloni, l’élection de Bergoglio lors du nouveau conclave de 2013 fut le résultat final d’une longue machination au cours de laquelle le groupe avait dû patienter, attendre le bon moment, revoir momentanément sa tactique, se repositionner, mais n’avait jamais renoncé, pas même après son amputation par la mort de Silvestrini d’abord et de Martini ensuite. Et en effet, l’auteur énumère les mesures avec lesquelles Bergoglio/François réalise aujourd’hui tous les points de l’agenda du groupe rappelés plus haut

Il y a deux critères tactiques suivis pour la « révolution » dans l’Église, aujourd’hui en pleine application, selon notre auteur. La première est la rapidité : Murphy O’Connor disait que quatre années de Bergoglio suffiraient pour avoir une Église différente. D’autres années sont passés et chacun peut constater que l’on avance à pas forcés. La seconde, qui n’est qu’apparemment contraire, est celle de la prudence. Poser les bases des changements, les produire indirectement, les arrêter temporairement lorsqu’ils deviennent trop perturbateurs et donc susceptibles d’une réaction dangereuse, les laisser cheminer sous la surface pour ensuite les faire émerger au moment opportun.

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