Le blogueur spécialiste de Dante, Leonardo Lugaresi, nous offre ici un commentaire un peu plus léger que les nouvelles habituelles qui nous plombent, sous la forme d’une anecdote qui oscille entre humour et nostalgie. Une anecdote résumée dans le titre, qui, sous son aspect badin, cache une réflexion profonde sur les chrétiens « adultes » que nous sommes devenus plus ou moins à notre insu, et plus généralement, sur l’évolution du monde, simplement.

Ne pas manger de viande le vendredi » ou le carême dans un monde non chrétien. Une anecdote d’il y a quelques jours.

[Récemment] je suis allé au restaurant avec quelques amis. C’était un vendredi de Carême, l’un des rares jours de l’année où le vieux précepte de ne pas manger de viande s’applique encore dans l’Église catholique, presque comme un fossile vivant.

Au moment de présenter le menu, composé en grande partie de plats de viande, le jeune serveur commence à expliquer les propositions avec une certaine emphase (comme c’est la coutume de nos jours, car même dans les trattorias les plus modestes, tout le monde se sent un peu « étoilé »).

Après un moment de perplexité parmi les convives, le plus autoritaire d’entre nous l’arrête en faisant une plaisanterie bien venue (mais un peu cruelle) : « Vous savez, nous appartenons à une secte qui ne mange pas de viande le vendredi ».

Le serveur est resté un instant perplexe, puis a esquissé les quelques alternatives de légumes ou de poisson qu’il avait sur sa liste, mais l’expression de véritable incompréhension sur son visage pendant un instant a été révélatrice pour moi : ce jeune homme (qui, il faut le préciser, ne venait pas de qui sait quelle partie du monde, mais était autochtone) n’avait aucune idée du Carême, du précepte d’abstinence de viande le vendredi et vraisemblablement de tout ce qui l’accompagne. À l’expression de son visage, on pouvait dire qu’il n’en avait jamais entendu parler et qu’il n’avait jamais connu personne qui pratiquait cette étrange coutume. Je pense qu’il s’est dit, avec une pointe d’indifférence amusée, qu’il y a toutes sortes de gens bizarres dans ce monde : après les végétaliens, les frugivores et les respiriens [je découvre!], ajoutons les « venerdiens » [de venerdi: vendredi].

Pourquoi ce détail m’a-t-il frappé ? Parce que dans « cet autre monde » – celui où était encore si présent ce « christianisme d’ambiance » qu’il n’était même pas nécessaire de le dire, puisqu’il était évident que le vendredi, on ne mangeait pas de viande – j’y étais, et même si j’étais enfant, je me souviens bien que les gens, même ceux qui à l’époque ne connaissaient pas grand-chose au christianisme, étaient très compétents en ce qui concerne trois sujets : la messe de précepte, le jeûne eucharistique et, bien sûr, l’abstinence de viande le vendredi (qui était en vigueur toute l’année à l’époque). Tout le monde était théologien à ce sujet et, dans chaque foyer, on pouvait discuter avec beaucoup de passion et d’acuité pour savoir si la messe était valable pour ceux qui entraient dans l’église au moment de l’offertoire et quel était le moment précis au-delà duquel elle n’était « plus valable » ; ou combien de temps il fallait avoir l’estomac vide pour communier (avec des questions connexes sur le fait que l’eau rompait le jeûne et ainsi de suite) ; et si le fait de siroter un peu de bouillon de viande le vendredi violait ou non l’abstinence. Quoi qu’il en soit, « ne pas manger de viande le vendredi » était une interdiction prise très au sérieux, pour autant que je m’en souvienne : le croyant pratiquant qui, par une distraction malheureuse, aurait avalé, disons, une tranche de jambon, se serait senti obligé de se confesser ; mais même l’agnostique aurait eu une certaine retenue, au moins devant les autres convives, à engloutir ostensiblement un steak un vendredi, parce qu’il l’aurait considéré, dans la plupart des cas, comme inconvenant.

Par rapport à ce passé lointain (chronologiquement très proche), il est facile d’avoir aujourd’hui deux attitudes opposées, toutes deux erronées à mon avis.

L’une est le mépris moqueur de ceux qui regardent de haut, du haut de notre supposée supériorité de conscience chrétienne : c’est le genre de choses sur lesquelles les vieux jésuites font des blagues éculées sur la stupidité des chrétiens avant le Concile.

De l’autre côté, le regret nostalgique de ceux qui idéalisent un passé qu’ils n’ont le plus souvent pas vécu : c’est le genre de choses qui met certains jeunes traditionalistes dans tous leurs états.

Il me semble au contraire que dans la mentalité d’antan, il y avait du bon et du mauvais, comme dans presque toutes les choses humaines.

Le positif, je le vois dans le concret de ces détails. Les « préceptes » étaient en effet des moyens concrets, tangibles, à la portée de tous, pour « agir en chrétien ». Et agir en chrétien est une étape essentielle pour l’être vraiment, selon le principe « faire pour comprendre ».

Le négatif, en revanche, me semble résider dans l’absence, ou plutôt l’insuffisante prise de conscience de la raison pour laquelle certaines choses ont été faites ou n’ont pas été faites.

Raison qui, en fin de compte, se réduit à une seule, très simple et très profonde. Pourquoi ne mange-t-on pas de viande le vendredi ? Parce que Dieu l’a dit (directement ou par l’intermédiaire de son église, peu importe). Que ce soit discutable ne compte pas. Au contraire, précisément parce que nous serions tous capables de mettre en doute l’opportunité d’un tel précepte (comme de tous les autres : nous sommes des hommes, et nous savons bien trouver des raisons plausibles pour justifier n’importe laquelle de nos options), le scrupule à y adhérer devient d’autant plus significatif qu’il est motivé par la conscience de dépendre du Seigneur.

(…) Dieu dit à l’homme tout ce qu’il a à lui dire, puis se tait, s’efface et laisse le champ libre à notre liberté. Cependant, il n’autorise pas seulement notre libre réponse, mais il l’exige en un certain sens. S’Il dit de faire une chose d’une certaine manière, pour l’homme, lui répondre oui et la faire ponctuellement de la manière qu’Il dit (et non de la manière qui nous semble la meilleure), c’est reconnaître qui est le Seigneur. Chaque fois qu’un homme accomplit un précepte qui n’est fondé que sur la parole de Dieu, il le confesse comme Seigneur, c’est-à-dire qu’il affirme par des faits que c’est Lui qui commande.

En revanche, nous, les « chrétiens adultes », au nom de notre prétendue meilleure compréhension des choses, avons de plus en plus remis en question, au cours des dernières décennies, presque tout ce que l’Église a toujours enseigné au nom de Dieu. En compensation, nous avons observer avec une servilité consciencieuse, en renonçant à tout exercice de pensée critique, d’autres préceptes d’un autre dieu, même à l’église. Dans la liturgie, par exemple, nous nous sentons autorisés à faire ce que bon nous semble ; cependant, pour n’en citer qu’un (et pas le plus grave !), le rituel de la désinfection des bancs prévu par l’Ordo Pandemiae, nous l’avons accompli avec une pédanterie scrupuleuse : pendant des mois et des mois, nous les avons religieusement récurés à la fin de chaque messe, obéissant à un précepte manifestement déraisonnable, qui en tant que tel avait objectivement le sens d’un acte pratique de soumission aux idoles du Pouvoir et de la Science.

Sit pro ratione voluntas [Hoc volo, sic jubeo ; sit pro ratione voluntas. Je le veux, je l’ordonne. La raison, c’est ma volonté -Juvenal].

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