De passage à Rome, où il observe le contraste entre le décor de théâtre dédié au tourisme et la Ville éternelle, qui reste un lieu de convergence des pélerins du monde entier, Robert Royal, directeur du site « The Catholic thing » médite sur le célèbre roman uchronique de Robert Benson (que François aime citer, mais qu’il n’a sans doute pas lu), écrit en 1907, mais qui, à un siècle de distance, s’avère de plus en plus prophétique et nous interroge: « le seul recours pour les catholiques ne sera-t-il pas une vie radicalement différente, comme l’imaginait Benson…., être fidèle aujourd’hui peut exiger d’accepter de grands sacrifices, autrefois inimaginables ». Soit exactement la fameuse « prophétie de Ratzinger »

Les deux Seigneurs du Monde – et nous

Robert Royal
www.thecatholicthing.org/2023/04/24/the-two-lords-of-the-world-and-us/

LUNDI 24 AVRIL 2023

Au début de son pontificat, le pape François a plusieurs fois cité The Lord of the World [en français « Le Maître du monde », nombreux articles sur ce site], un roman de 1907 du père Robert Hugh Benson qui raconte un affrontement apocalyptique entre deux forces opposées [cf. François a-t-il lu « Le Maître de la Terre »? ].

L’une est l’Église catholique, renouvelée et purifiée, ne survivant que marginalement dans de petites poches de croyants dans divers pays, mais régnant puissamment sur Rome et une vaste zone autour de la Ville éternelle, où 6 millions de catholiques se sont rassemblés – une concession du gouvernement italien en échange de l’abandon par l’Église de ses prétentions dans le reste du pays.

De l’autre côté, il y a ce que nous appellerions aujourd’hui le « mondialisme », qui domine le reste du monde avec des promesses de paix et de prospérité (chacune des deux à sa place spécifique, bien sûr).

Le titre du livre soulève habilement une question : Quel est le véritable « seigneur » ? Le Dieu qui a fait le ciel et la terre, ou le « seigneur de ce monde », un dirigeant « humaniste » – en fait une façade pour des forces diaboliques – avec ses puissantes machines et sa séduction des cœurs et des esprits ?

En 1992, le cardinal Joseph Ratzinger a lui aussi cité Benson (brillant écrivain et converti dont le père avait été archevêque de Canterbury !) dans un discours prononcé à l’université catholique de Milan. Le président George H.W. Bush venait d’appeler à un nouvel ordre mondial, suite à la disparition de l’Union soviétique. Le futur pontife citait Benson à propos de la menace la plus grave qui pèse sur l’humanité à notre époque : « L’antéchrist est représenté comme le grand porteur de paix dans un nouvel ordre mondial ».

Je suis à Rome cette semaine pour plusieurs projets, notamment pour suivre la rédaction de l’Instrumentum laboris, le plan de travail du synode sur la synodalité, qui devait être publié jeudi dernier. Il ne l’a pas été. Mais la position du Synode à l’égard des principes postmodernes m’a fait réfléchir à la vision de Benson et à la manière dont elle s’est concrétisée – et ne s’est pas concrétisée. Du moins, pas encore.

Les Pope watchers [observateurs du pape] ont été désorientés- comme pour beaucoup de choses que François a dites et faites – que le pontife ait très tôt mis en garde contre la cité trompeuse de l’homme – en particulier sous des formes associées aux États-Unis – mais qu’il semble relativement insouciant face à des menaces similaires émanant des Nations Unies et de l’Union européenne. En effet, lors de la tyrannie médicale qui a bloqué le monde pendant deux ans, le Saint-Siège a coopéré avec des forces mondiales potentiellement dangereuses.

Personne ne savait vraiment comment gérer la pandémie. Mais l’empressement de nombreuses nations, dont le Vatican, à accepter des restrictions radicales de la vie quotidienne, prétendument fondées sur la « science », a révélé un esprit que Benson, un siècle plus tôt, avait compris dans ses profondeurs.

Il n’avait cependant pas prédit que l’esprit mondain s’infiltrerait dans une certaine mesure dans l’Église elle-même. Au contraire, il prévoyait que Rome – il écrivait une fiction, mais il s’agissait d’une sorte de mise en garde – devrait se protéger contre les assauts de l’humanisme et de l’antichrist. Les pages qu’il a écrites à ce sujet sont toujours intéressantes, car elles montrent comment la vie catholique pourrait un jour devoir être vécue au jour le jour.

Quand le protagoniste, un prêtre anglais, se rend dans la Ville Sainte, il ressent d’abord une tension entre la vie à moitié cachée à laquelle il était habitué à Londres et le catholicisme social sans complaisance de la forteresse Rome. Les avions et les trains ont été interdits. Les gens se déplacent en charrettes et à dos d’animaux. La plupart des « commodités » modernes sont absentes (la télévision et les téléphones portables n’ont pas encore été inventés, mais on peut imaginer comment ils seraient traités). La décoration et les rituels élaborés sont de retour : « Surtout, il les trouvait rafraîchissants. Cela avait semblé lui rappeler que l’homme était humain, et non divin comme le proclamait le reste du monde – humain, et donc négligent et individualiste ; humain, et donc occupé par d’autres intérêts que ceux de la vitesse, de la propreté et de la précision ».

Mais ce n’est que le prélude à un changement de perspective encore plus profond :

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Ici, la vie paraît plus simple, le monde intérieur va de soi, il ne fait même pas l’objet d’un débat. Il était là, impérieux et objectif, et à travers lui brillaient aux yeux de l’âme les anciennes figures qui s’étaient effacées derrière la précipitation des circonstances mondaines. L’ombre même de Dieu semblait reposer ici ; il n’était plus impossible de réaliser que les saints veillaient et intercédaient, que Marie était assise sur son trône, que le disque blanc sur l’autel était Jésus-Christ. Il se sentait plus à l’aise, moins désespérément anxieux, plus enfantin, plus satisfait de se reposer sur l’autorité qui affirmait sans explication que le monde, en fait, prouvé par des preuves à l’extérieur et à l’intérieur, avait été fait de telle manière et non de telle autre. Il était assis dans un endroit qui était soit un marigot stagnant de la vie, soit le milieu même de son courant ; il ne savait pas encore lequel des deux.

En se promenant aujourd’hui dans Rome – qui n’est décidément pas le refuge simplifié et sanctifié de Benson – on ne peut s’empêcher de constater que deux mondes s’opposent.

La ville est essentiellement dédiée au tourisme, ce qui signifie que les visiteurs font du shopping et mangent des plats qu’ils auraient pu tout aussi bien faire chez eux. Il y a quelques visites d’églises et de ruines anciennes – c’est un peu grégaire et distrayant. Mais il s’agit d’une continuation de la mondanité par d’autres moyens.

Puis il y a l’autre Rome et ceux qui viennent ici en tant que pèlerins et non en tant que touristes.

J’ai moi-même eu du mal lors de cette visite – après toutes les controverses récentes – à retrouver la magie que j’ai ressentie la première fois ici il y a des décennies. Même en pleine guerre froide et en pleine destruction mutuelle assurée, Rome semblait alors plus humaine, au sens de Benson, qu’elle ne l’est aujourd’hui. Et l’Église, sous la houlette de Jean-Paul II nouvellement élu, apparaissait comme une véritable alternative – à tout.

On ne peut s’empêcher de se demander aujourd’hui, si nos seigneurs séculiers poursuivent leur œuvre de destruction, si le seul recours pour les catholiques ne sera pas une vie radicalement différente, comme l’imaginait Benson. Prions Dieu que nous n’en arrivions pas là. Mais comme l’ont noté deux papes, Benson était prophétique : être fidèle aujourd’hui peut exiger d’accepter de grands sacrifices, autrefois inimaginables.

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