Demain marquera le 79e anniversaire du débarquement. Comme « 79 » n’est pas un chiffre rond, les « célébrations » seront modestes et il n’est pas vraiment nécessaire de détailler le déplacement d’Emmanuel Macron sur le site, dans une opération de com’, concocté par ses spin doctors et dont personne ne se soucie, sinon l’habituelle cour des journalistes.

En 2004, par contre, on célébrait avec faste le 60e anniversaire, et il y avait un visiteur de marque, le cardinal Ratzinger, envoyé du pape Jean-Paul II.

Mon amie Marie-Christine (que je salue ici!) m’avait transmis à l’époque un document précieux retrouvé dans ses archives, extrait de la revue « Eglise de Bayeux et Lisieux », année 2005 (donc juste après l’election). C’était la lettre pastorale de l’évêque de Bayeux et Lisieux d’alors, Mgr Pican, disparu en 2018:

Le cardinal Ratzinger au cimetière de La Cambe
Presse régionale

La lettre de notre évêque
27 avril 2005
Du cardinal Ratzinger à Benoit XVI
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A l’occasion du 60e anniversaire des cérémonies officielles de Débarquement en Normandie, en juin 2004, j’avais relayé auprès du Saint-Siège la demande de la paroisse Saint Francois le Sales d’accueillir le cardinal Joseph Ratzinger, comme délégué personnel du Saint-Père.
La réponse de Rome ne se fit pas attendre mais les services officiels de notre République très soucieux des exigences du protocole et de la nature de la représentation pontificale, se firent un point d’honneur de réduire la délégation officielle de l’Eglise à une manifestation à peine plus que privée.
Toutefois, le cardinal et sa suite purent bénéficier d’une place à table au déjeuner officiel des chefs d’État et d’une chaise plus qu’honorable au milieu des évéques en présence de Monseigneur le Nonce sur le site d’Arromanches.
L’essentiel n’était pas là. Tous ceux qui ont pu approcher le cardinal, notre Benoît XVI d’aujourd’hui, prendre des photos, l’interviewer et lui serrer la main, converser ou échanger ont été marqués par sa simplicité, sa présence, son attention bienveillante et sa cordialité chaleureuse, sa sympathie communicative.
Je ne retiens que cinq traits de son week-end chez nous en accrochant mes impressions à cinq lieux différents.

• À l’abbatiale Saint-Étienne, dans le cadre prestigieux de cet édifice et devant une communauté accueillante et recueillie qui ne remplissait pas le vaisseau, il a prononcé une conférence sur les conditions de la paix aujourd’hui pour le monde. Le courage de sa démarche, l’exigence de répondre aux pressions, courants et tentations bellicistes qui tentent encore aujourd’hui des nations trop nombreuses sans suffisamment faire reposer leurs choix sur le droit et les institutions internationales font désormais [partie] des meilleures pages sur la paix, pour notre monde. Aucune formule lyrique, dans le propos, aucun recours à des solutions faciles, mais des exigences de solidarités nouvelles, notamment en direction du Sud pour éviter le recours au réflexe primaire des armes meurtrières. Ses textes toujours disponibles permettent de saluer l’implication de l’Église catholique dans la recherche de la paix par la négociation et les moyens humains des institutions fortes. L’ultime recours des moyens mis en oeuvre en 1944 par les forces alliées ne peut relever que de l’exception salutaire et rarissime.
A la cathédrale de Bayeux, son homélie a porté sur les attitudes spirituelles des croyants de tous les lieus et de tous les temps pour intérioriser, promouvoirr et développer les choix qui assurent, maintiennent et developpent la paix.

• Au cimetière allemand de la Cambe, le temps de prière avec des membres de la paroisse Saint Benoît de l’Aure, l’a amené à dialoguer sur la responsabilité de son peuple dans ce drame et à reconnaitre que le débarquement avait aussi libéré la majorité des allemands réduits au silence par le nazisme. Un grand moment d’une émotion inoubliable.

• Au cimetière américain de Colleville, avec le cardinal Georges et une délégation de vétérans américains, il participa à la concélébration simple et forte en faveur de la paix.

• À Arromanches, après les festivités officielles, il se trouva bloqué sur le site et incapable de gagner la cathédrale de Bayeux pour la célébration cecuménique, il se mit alors à la disposition de jeunes. Une classe de collégiens alsaciens l’interrogeait vivement sur la couleur de son vêtement et sa signification. D’autres jeunes voulaient en savoir plus sur sa responsabilité, son travail, sa connaissance des langues. Beaucoup de ces jeunes furent littéralement réduits au silence et médusés devant ses réponses dans les quatre ou cinq langues qu’il utilisa pour répondre à leur demande. Le cardinal ne semblait pas surpris d’avoir été oublié par l’organisation officielle. Le protocole ne semblait plus l’intéresser. II faisait beau. Les jeunes étaient présents. Ils l’interrogeaient et, lui, leur répondait. Nous vivions presque une scène évangélique. Benoît XVI se révélait sous les traits du Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi. Les médias traquaient les officiels.

Merci, Éminence; notre Diocèse vous accueille et vous invite à la toute première occasion. Vous serez toujours chez nous le bienvenue, désormais, comme pape. Vive Benoit XVI.

+ Pierre PICAN,
Evêque de Bayeux et Lisìeux
27 avril 2005

En juillet suivant, Mgr Pican « récidivait »:

20 juillet 2005
Retour sur le cardinal Ratzinger

Au-delà des clichés officiels, des bribes de phrases glanées, d’un croisement d’yeux profonds, d’un sourire cordial et retenu, mes plus proches collaborateurs et moi-même conservons du cardinal Joseph Ratzinger des impressions personnelles marquantes et certainement inoubliables.
Parmi celles qui nous restent, je noterai bien volontiers son exquise délicatesse fraternelle, son attention à chacun, sa disponibilité accordée aux situations parfois bien cocasses que le protocole, même simplifié, ne pourrait imaginer.
Quelle leçon pour les grands de ce monde qui sont entourés, protégés par leurs suites musclées. Lorsqu’il a appris que les personnes filtrées pour entrer à la cathédrale avaient été fouillées sans ménagement au point de dissuader nombre de chrétiens dentre eux, il releva sous une forme interrogative, débordante de bonhomie: « Serais-je donc devenu un homme dangereux? ».
Les jeunes autour de lui, sur la plateforme d’Arromanche, ont certainement depuis ce 6 juin 2004, réinterrogé leur mémoire pour se dire: « Vraiment, l’évènement n’était pas sur les écrans »., mais dans cette relation simple, amicale, chaleureuse, attentive, de ce vénérable témoin de la bonté de Dieu et de son attention aux jeunes, à ces jeunes-là, ce jour-là.
En la fête de Saint-Benoît, patron de l’Europe.

+ Pierre Pican
Evêque de Bayeux et Lisieux


Voici un extrait du discours admirable que le cardinal Ratzinger a prononcé au cimetière allemand de La Combe, à Caen, le 5 juin 2004.

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C’est le moment de nous mettre à genoux, pleins de respect, devant les morts de la Deuxième Guerre mondiale, nous rappelant les innombrables jeunes gens de notre patrie, leur avenir, leurs espérances détruits au cours de ce sanglant massacre de la guerre. En tant qu’Allemands, nous sommes douloureusement frappés à la pensée que leur élan, leur idéal, leur loyauté envers l’État aient été instrumentalisés par un régime sans justice.
Mais cela n’entache pas l’honneur de ces jeunes hommes, dans les consciences desquels Dieu a pu regarder. Chacun d’eux se tient, personnellement, en sa présence, avec tout son trajet de vie, avec sa mort violente; chacun se tient devant ce Dieu dont la bonté miséricordieuse, nous le savons, garde tous nos morts. Ils n’ont désiré faire que leur devoir, non sans de nombreux doutes et de nombreuses interrogations. Mais ils nous regardent et nous interpellent : «Et vous? Oui, vous, qu’allez-vous entreprendre pour que les jeunes ne soient plus contraints à la guerre? Qu’allez-vous faire pour que le monde ne soit pas, une fois encore, dévasté par la haine, la violence, le mensonge?»
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Les morts de La Combe nous interpellent : ils sont dans la paix de Dieu, mais ils ne cessent de nous demander : « Et vous, que faites-vous pour la paix?» Ils nous mettent en garde devant un État susceptible de perdre les fondements du droit et d’en couper les racines. Le souvenir de la souffrance et des maux de la Seconde Guerre mondiale uni au souvenir de la grande aventure de la réconciliation qui, grâce à Dieu, s’est accomplie en Europe, nous indiquent où se trouvent ces forces capables de guérir l’Europe et le monde. La terre peut devenir lumineuse, et le monde peut être humain à une seule condition : laisser Dieu entrer dans notre monde.


Je ne voudrais pas terminer cette brève revue sans donner la parole au Père Amar (@padreblog) qui le 6 juin 2019 revenait sur la visite avec un commentaire magnifique et indispensable sous le titre Europe: Dieu ou le chaos . Je pense qu’il ne m’en voudra pas si je le cite en entier. Il faut évidemment suivre les liens qu’il indique pour lire les discours:

L’anniversaire des 75 ans du « Jour J » donne lieu à de grandes cérémonies, des reportages émouvants et des prises de parole solennelles. C’est l’occasion pour Padreblog de redonner la parole à un illustre visiteur, venu en 2004 en Normandie afin de représenter le Saint-Siège aux cérémonies du soixantième anniversaire du débarquement des alliés. Au cours de ce voyage, le cardinal Joseph Ratzinger délivrait en effet quatre textes puissants qui sont à la fois un apport significatif au devoir de mémoire et une puissante réflexion sur la paix.

Quelques mois après son voyage en France, le cardinal devenait pape sous le nom de Benoît XVI. Il n’avait échappé à personne qu’au moment où il visitait les plages normandes comme représentant du Vatican, il n’en était pas moins resté citoyen allemand. Son pays avait participé aux deux conflits mondiaux du 20èmesiècle et lui-même avait été enrôlé de force par le régime nazi. Sa parole et sa pensée nous permettent de mieux comprendre comment la paix peut être désirée et réclamée par ceux-là mêmes qui ont contribué à la mettre en péril.

A la recherche de la paix

[Conférence dans la cathédrale de Caen, 5 juin 2004 ; texte intégral ici].

A partir d’une réflexion sur le concept de guerre juste (l’opération « Overlord » des alliés étant selon l’orateur un bon exemple de ce concept), le conférencier développe sa pensée sur ce qui selon lui peut mettre la paix en péril et ce qui peut aider à la construire. Il contient une accusation forte et sans ambiguïté : « Un criminel et ses compagnons de parti parvinrent à prendre le pouvoir en Allemagne ».

Or, le pouvoir d’Adolf Hitler – nom que Ratzinger ne cite jamais – était légal. Mais il utilisait le droit comme un instrument au service de buts criminels ; il fallait donc l’arrêter. Il y avait bien légalité mais aussi injustice. Or, la paix et le droit, la paix et la justice sont intimement liés. « Quand le droit est détruit, quand l’injustice prend le pouvoir, c’est toujours la paix qui est menacée et déjà, pour une part, brisée. La préoccupation pour la paix est en ce sens avant tout la préoccupation pour une forme du droit qui garantit la justice à l’individu et à la communauté dans son ensemble ».

Après cette guerre, la paix a été possible car les vainqueurs n’ont pas souhaité de vengeance ou de punition. La plupart des politiciens de l’après-guerre (Churchill, Adenauer, Schuman, De Gasperi) avaient en effet une culture chrétienne qui leur suggérait une conception morale du droit, de la paix et de la réconciliation.

Mais l’Europe s’est également trouvé divisée en deux par le rideau de fer, division qui a affecté le monde entier. Là aussi, un parti a asservi, menti et aboli toute confiance mutuelle.

Puis, d’autres conflits ont éclaté, nous interrogeant sur notre devoir de rechercher la paix selon deux clés de lecture :

– une société peut se désagréger « du dedans » lorsque la capacité de vivre ensemble dans des communautés différentes est menacée. La force de cohésion du droit est affaiblie. Ce sont les exemples du Liberia, du Rwanda, de la Somalie ou de la Yougoslavie.

– une société peut se désagréger « du dehors » en étant victime du terrorisme, fléau qui frappe sans distinction.

« Que devons-nous faire, que pouvons-nous faire ? » s’interroge le cardinal. Face au terrorisme, une force proportionnée est exigée. Le pacifisme reviendrait à baisser les bras et consentir que l’illégalité prenne le pouvoir. La force du pardon est aussi essentielle : lui seul est capable de mettre un terme au cercle vicieux de la violence et à la logique du « œil pour œil ». Notons que le futur pape Benoît XVI ne fait pas l’impasse sur l’affrontement entre les grandes démocraties et le terrorisme d’origine islamique, un face-à-face Occident/Islam. Selon lui, « sans la paix entre foi et raison, la paix est impossible (…) car les sources de la morale et du droit se tarissent ». Quant à la raison détachée de Dieu (comme par exemple dans le cas du nazisme ou du communisme), elle permet l’avènement d’une force qui vise à faire de l’homme quelque chose et non plus quelqu’un, un objet et non une personne. La dignité humaine disparaît. Il n’y a plus de raison commune, de bien ou de mal. C’est Dieu ou le chaos.

Le devoir des chrétiens est donc « de faire en sorte que la raison agisse pleinement, non seulement dans le domaine de la technologie et du progrès matériel du monde, mais aussi et surtout pour que, selon ses moyens elle cherche la vérité, et reconnaisse ce qui est bien ». En n’omettant pas de dire que Dieu lui-même est la source de toute vérité et qu’il est aussi amour. La conférence se termine par une réflexion sur la vraie laïcité. Le royaume de Dieu n’est pas un royaume terrestre mais on ne peut oublier Dieu. Ou alors, on ne pourra résister aux idéologies.

La foi en Dieu trinité et la paix dans le monde

[Homélie dans la cathédrale de Bayeux, 6 juin 2004 ; texte intégral ici].

Le style est quelque peu différent puisque nous sommes dans un cadre liturgique : le cardinal préside la messe du dimanche de la Sainte Trinité. Il développe une méditation sur l’être de Dieu, son existence, source de paix et de joie.

Un Dieu amour et raison, qui ne peut pas faire peur : son regard, loin d’être menaçant, nous sauve et nous libère. Mais Dieu ne peut pas non plus être mis de côté. Car alors, l’amour manque dans ce monde et c’est la porte ouverte à la haine. Celui qui n’aime pas Dieu, ne peut pas aimer son frère. Il appartient aux chrétiens « de dire Dieu au monde » afin qu’il ne sombre pas dans l’auto-destruction. Relevons au passage une jolie phrase, trouvaille de prédicateur : « Dieu a inscrit nos noms sur son annuaire téléphonique. Il est toujours à l’écoute ».

La responsabilité des chrétiens pour la paix

[Intervention dans la cathédrale de Bayeux, 6 juin 2004 ; texte intégral ici].

Dans ce lieu, le cardinal Ratzinger intervient en tant que représentant de la communauté catholique, dans le cadre d’une célébration œcuménique qui a lieu dans la cathédrale.

En introduisant son propos par une méditation sur l’au-delà et la vie éternelle, l’orateur poursuit sa réflexion sur la responsabilité qu’ont les chrétiens pour bâtir un monde de paix.

D’abord parce qu’ils sont les disciples de la réconciliation, à l’image d’un Dieu qui entend faire œuvre de réconciliation avec l’homme. L’annonce d’une Jérusalem céleste et de la victoire finale de Dieu en dépit des souffrances et des désastres humains, doit faire comprendre à tous que le monde appartient à Dieu.

En ce sens, les chrétiens ont une responsabilité singulière : « La foi ne crée pas un monde meilleur, mais elle réveille et affermit les forces éthiques qui édifient digues et bastions contre la marée du mal ».

La grâce de la réconciliation

[Discours dans le cimetière allemand de La Cambe, 5 juin 2004 ; texte intégral ici].

Il s’agit du texte le plus émouvant. Le cardinal prend en effet la parole au cours d’une cérémonie qui a lieu au cimetière militaire de la Cambe. 21 222 soldats allemands y sont enterrés, tombés lors des combats de juin à août 1944 au cours de la bataille de Normandie. Le propos est d’une richesse et d’un intérêt indéniable : il s’agit de tombes allemandes, le peuple des envahisseurs et des vaincus. Que dire de ces hommes qui ont loyalement servi un régime sans justice et une idéologie meurtrière ? Que peut dire d’eux, soixante ans après, un autre Allemand, cardinal de la Sainte Eglise ?

Le cardinal Ratzinger commence par faire parler les morts : « Et vous… ? ». Le procédé est original et donne une réelle gravité au texte.

En évoquant l’Europe unie, au lendemain du plan Marshall, l’orateur peut alors parler « du processus de réconciliation réciproque et de solidarité qui a mûri peu à peu ». Le thème reprend de façon plus succincte les propos de la conférence donnée à Caen le matin même. L’objectif du cardinal est de montrer que ce sont des idéaux chrétiens qui ont animé les « pères fondateurs » de l’Europe et que la paix durable qui a suivi le conflit mondial de 1939-1945 est due à cette référence évangélique. « Pour ces hommes, il était évident que les Dix Commandements constituent le point de référence fondamentale pour la justice, valable à toutes les époques ». La conclusion est claire : « Le monde peut être humain à une seule condition : laisser Dieu entrer dans notre monde ».

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