Pour moi, il était évident que l’attribution de la pourpre au « protégé » de François Tucho Fernandez était le fait marquant de l’annonce hier d’un prochain consistoire, d’autant plus que cette promotion ouvrait concrètement la perspective assez effrayante d’un Pape François II (enfin, n’anticipons pas). Mais il est non moins évident qu’il y a bien d’autres « grilles de lecture » à l’annonce, dont le phénomène-Tucho n’est qu’un symptôme.
La traditionnelle clé géopolitique reste importante, mais n’occupe plus forcément la première place.
L’annonce marque définitivement la volonté du Pape de rompre avec la tradition non écrite (qui classait « cardinalices » certains sièges métropolitains, comme Paris ou Milan), privilégiant de présumés « pasteurs » ayant « l’odeur de la brebis »; elle crée ainsi un collège électeur éclaté, peu formé, sans leader et sans lien avec l’Eglise-institution (qui rend l’hypothèse François II pas si abracadabrante).
Et surtout, elle proclame de manière éclatante la volonté du Pape de « sécuriser son héritage » (Andrea Gagliarducci).

C’est ainsi que le pape François agit pour assurer son héritage. Il sera lourd et difficile à digérer pour son successeur, quel qu’il soit.

Pape François, un consistoire pour donner un signal et garantir son héritage

Andrea Gagliarducci
www.mondayvatican.com/vatican/pope-francis-a-consistory-to-give-a-sign-and-guarantee-his-legacy

Celui que le pape François tiendra le 30 septembre n’est pas juste un consistoire qui sert à s’assurer une majorité écrasante au prochain conclave. Il s’agit bien plutôt d’un consistoire plein de signaux, que l’on retrouve également dans les décisions les plus récentes du pontificat. Le pape François tente, à tout prix et de toutes les manières, de s’assurer un héritage.

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C’est pourquoi ce consistoire ne peut pas être lu avec de simples catégories géographiques, qui existent néanmoins et confirment la tendance générale des neuf consistoires sous le pape François : donner une représentation à davantage de pays et de peuples du monde entier, avec un autre type de considération pour l’importance géopolitique et le pouvoir ecclésiastique.

Il y a un cardinal de Malaisie, ainsi qu’un cardinal du Cap, en Afrique du Sud, et un second [cardinal] électeur de Tanzanie, qui n’a peut-être jamais été aussi bien représenté. Le pape François continue également à donner une voix aux pays en guerre. L’archevêque de Juba [la capitale du Sud Soudan, ndt] devient cardinal.

Le pape François continue d’accorder peu d’attention aux sièges traditionnellement considérés comme cardinalices, par exemple Milan, Naples, Paris, Bruxelles et Toronto, tous absents de la liste. Le nouvel archevêque de Madrid reçoit toutefois la barette rouge.

L’archevêque Gugerotti, préfet du dicastère pour les Églises orientales, arrive en deuxième position sur la liste, et s’intéresse à des fronts de dialogue particuliers, comme celui de la Russie et de l’Ukraine. Mgr Stephen Chow, évêque de Hong Kong, deviendra également cardinal, à un moment où il s’efforce d’établir de bonnes relations avec l’archidiocèse de Pékin, qu’il a visité en avril.

Les clés de compréhension de ce consistoire sont cependant à chercher ailleurs.

La première, et peut-être la plus centrale, est la sélection des nouveaux évêques.

Le pape François a montré qu’il s’agissait d’une priorité pour lui. Il a récemment procédé à de profonds changements de personnel dans certains épiscopats nationaux qu’il considérait comme trop « rigides » ou « opposés à la culture ». Ce n’est pas un hasard si c’est le nouveau préfet du dicastère des évêques, Mgr Prévost, ouvre la liste et si les numéros 4 et 5 de la liste sont deux nonces apostoliques, le nonce en Italie, Emil Paul Tscherrig, et le nonce aux États-Unis, Christophe Pierre [les nonces jouent un rôle clé dans la nomination des évêques].

Les nonces ont probablement mieux compris les besoins de François en matière d’épiscopat et ont agi en conséquence dans leurs recherches et leurs propositions.

Ensuite, il y a le critère de la formation des prêtres.

La nomination de Mgr Michele Di Tolve, nouvel évêque auxiliaire de Rome, comme recteur du Grand Séminaire romain était déjà un signal universel. Le pape veut des pasteurs, pas des cultural warriors, et il veut des pasteurs proches du peuple, quelles que soient les turbulences ou les tensions que cela crée au sein du clergé et de l’épiscopat. En fait, le pape François a choisi un évêque comme recteur du séminaire, et c’est la première fois. Le pape François dit : « C’est mon homme : il me répond directement ».

Laissant de côté le fait que le nouveau préfet du Dicastère pour la doctrine de la foi, Victor Manuel Fernandez, s’inscrit également dans ce thème de la formation, le pape François fait cardinal l’évêque d’Ajaccio François-Xavier Bustillo, connu pour un livre sur le rôle de l’évêque dans le changement d’époque (« Témoins. Pas fonctionnaires ») que le pape a remis au clergé de Rome après la messe chrismale du jeudi saint 2022.

Outre les nouveaux cardinaux élus, le pape François a également choisi le cardinal Luis Pascual Dri, 96 ans, confesseur du sanctuaire de Nueva Pompeya à Buenos Aires, cité plusieurs fois en exemple par le pape François. Le père Dri aurait suscité des inquiétudes parce qu’il est « trop miséricordieux », mais pour le pape François, c’est là l’essentiel : Dieu est miséricordieux, et il écrit d’ailleurs dans la lettre au nouveau préfet du Dicastère pour la doctrine de la foi que toute doctrine qui remet en cause la toute-puissance de Dieu mais surtout son infinie miséricorde n’est pas adéquate.

D’ailleurs, c’est ainsi que le pape François parle: il crée une armée de cardinaux et d’évêques qu’il considère comme proches par le biais de symboles et de signes. Les généraux de l’armée du pape reçoivent toujours des grades et des commissions. Ils ont toujours un rôle public qui ne leur permet pas de se détacher ou de vivre les demandes du Saint-Père de manière créative.

Le pape François utilise également le consistoire pour donner des orientations politico-pratiques.

Si parmi les nouveaux membres du Synode des évêques, on note la présence du cardinal Gerhard Ludwig Müller en tant que nomination pontificale directe, parmi les nouveaux cardinaux, même sans droit de vote, celle de l’archevêque Agostino Marchetto se distingue.

On pourrait penser que c’est pour son travail auprès des migrants pendant sa période de secrétaire du Conseil pontifical pour les migrants. Il est plus probable que le Pape l’ait choisi pour son travail étendu, détaillé et précis d’interprétation du Concile Vatican II. Marchetto ne considère pas le Concile comme une rupture mais plutôt comme quelque chose à lire dans la continuité de l’histoire de l’Église. En d’autres termes, la présence de Marchetto parmi les nouvelles barrettes rouges apparaît comme une garantie. Face à un pontificat qui veut s’afficher comme l’interprète définitif du Concile Vatican II, appeler un cardinal qui souligne la totale continuité du Concile est une garantie. Il sert à dire : « Nous faisons ce que le Concile Vatican II nous a demandé, et nous le faisons précisément parce que nous croyons en l’interprétation de la continuité ». [ndt: la continuité « imposée » par François est aux antipodes de l’herméneutique de la continuité de Benoît XVI, mais pour François, c’est sans doute aussi une façon de plaider la continuité avec celui-ci]

D’une certaine manière, la présence de Marchetto sur la liste place également dans ce tableau des décisions très impopulaires, telles que le motu proprio Traditions custodes et ses interprétations restrictives ultérieures, qui ont levé la plupart des concessions faites à ceux qui préfèrent célébrer la messe traditionnelle.

De même, la présence du cardinal Müller et d’autres éléments de pondération pourraient représenter une recherche d’équilibre dans un débat qui devient de plus en plus polarisé et de plus en plus dur.

En fin de compte, le pape François divisera de plus en plus parce qu’il prend des décisions maintenant et de manière définitive.

Ainsi, ce consistoire représente la fermeture d’un cercle qui a commencé il y a dix ans.

Le pape a commencé son pontificat en nommant Fernandez recteur de l’Université catholique de Buenos Aires, prenant ainsi sa revanche sur ceux qui, à Rome, avaient opposé leur veto à sa nomination. Il arrive à ce neuvième consistoire en créant Fernandez cardinal et en l’appelant aux côtés du pape à Rome.

Le pape François inaugura sa tradition de consistoires annuels (il n’a sauté que 2021 [covid oblige…]) en plaçant le préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi en troisième position dans la liste des cardinaux, après le secrétaire d’État, mais surtout après le secrétaire général du Synode des évêques. Là encore, le préfet du DDF est en troisième position sur la liste des cardinaux, précédé par d’autres dossiers considérés comme prioritaires par le pape François.

Il y a dix ans, le pape François a commencé à ébranler la composition traditionnelle et le profil de la mission du Collège des cardinaux, en détachant lentement le cardinalat des diocèses traditionnellement cardinalices et du rôle au sein de la Curie romaine. Au 30 septembre, nous nous retrouverons avec 136 cardinaux électeurs, soit 16 de plus que la limite de 120 fixée par Paul VI, et avec 99 d’entre eux créés par le pape François, une majorité écrasante.

On pourrait peut-être penser qu’il n’y a pas de nomination de « cardinaux de réparation » [“remediation cardinals”] comme cela s’est produit lors des derniers consistoires, quand le pape a donné la barrette rouge au nonce Rauber, récemment décédé, qui n’avait pas été entendu quand il avait proposé Jozef de Kesel comme archevêque de Bruxelles [sous Benoît XVI, contre Mgr Leonard, ndt], ou quand il l’a donnée au nonce Fitzgerald, qui avait été envoyé [par Benoît XVI, dont il ne partageait pas la conception du dialogue interreligieux, ndt] à l’ambassade papale au Caire après avoir été secrétaire du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux, dans une décision qui avait été considérée comme une rétrogradation.

Mais on remarque ensuite que dans la liste des nouveaux cardinaux figure l’archevêque de Cordoue, Angel Sixto Rossi, chef de l’archidiocèse où les Jésuites ont envoyé le jeune Bergoglio après qu’il ait été provincial, ce que certains biographes ont considéré comme un exil et une mise à l’écart. C’est comme si le pape donnait une plus grande dignité à l’archidiocèse qui a accueilli ses années les plus sombres.

Tout cela illustre peut-être aussi un trait de personnalité du pape François, qui commande à sa manière sans tenir compte des traditions ou des équilibres. À tel point qu’Americo Aguiar, auxiliaire de Lisbonne, architecte des prochaines Journées mondiales de la jeunesse et en totale harmonie avec le pape, a également été nommé cardinal. Peu importe que le patriarche de Lisbonne soit également cardinal et qu’un seul diocèse ait ainsi deux barrettes rouges.

Aucune règle non écrite ou raisonnable ne peut arrêter une décision personnelle.

C’est ainsi que le pape François agit pour assurer son héritage. Il sera lourd et difficile à digérer pour son successeur, quel qu’il soit.

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