Il y a dix ans, quand Jorge Mario Bergoglio a pris la barre de la Barque de Pierre, les journalistes ont inventé une expression qui devait inscrire dans l’opinion la rupture entre l’hiver de l’Eglise, incarné par un Benoît XVI usé et à bout de force, rattrapé par les scandales, et le printemps resplendissant incarné par le Pape venu du bout du monde. L’EFFET BERGOGLIO/FRANCOIS [cf. L’effet Bergoglio, déjà en 2015. Un flashback instructif]. Des églises bondées, des files interminables devant les confessionnaux. Forfaiture. L’EFFET, si tant est qu’il ait jamais existé, ce dont je doute de plus en plus, a vite sombré dans la banalisation, la stagnation et l’indifférence. Et dix ans après, il n’en reste plus rien, ou plutôt il en reste un panorama dévasté. Chiffres à l’appui (c’est en Italie, mais c’est d’autant plus remarquable que l’Italie avait jusque là bien résisté à la déchristianisation), Sandro Magister nous montre qu’aujourd’hui, les mêmes journalistes pourraient titrer: L’EFFET BERGOGLIO: UN DESASTRE! Son dernier article est à encadrer (c’est pourquoi je le cite en entier, ma traduction).

Entrée libre, mais églises vides.

Rêves et réalités du crépuscule d’un pontificat

Sandro Magister
Settimo Cielo

L’Église « n’a pas de portes » et donc tout le monde peut y entrer, mais vraiment « tout le monde, tout le monde, sans aucune exclusion ». C’est le message sur lequel le pape François a le plus insisté lors de son voyage à Lisbonne, à la veille d’un synode qui, dans son « Instrumentum laboris », place en tête de liste des personnes invitées à entrer « les divorcés et les remariés, les personnes polygames, les personnes LGBTQ+ ».

Pendant ce temps, en Italie, où François est évêque de Rome et primat, les églises se vident. Une enquête approfondie menée par Euromedia Research pour le magazine « Il Timone » a révélé qu’aujourd’hui, seuls 58,4 % des citoyens italiens âgés de plus de 18 ans se considèrent comme « catholiques », contre 37 % de « non-croyants ». Et ceux qui vont à la messe le dimanche ne représentent que 13,8 % de la population, principalement des personnes âgées de plus de 45 ans, avec une fréquentation encore plus faible en Lombardie et en Vénétie, les régions qui ont été le bastion historique du « monde catholique » italien.

Et ce n’est pas tout. Même parmi les catholiques « pratiquants », c’est-à-dire ceux qui vont à la messe une fois par mois ou plus, à peine un sur trois reconnaît dans l’Eucharistie « le vrai corps du Christ », les autres la réduisant à un vague « symbole » ou à un « souvenir du pain de la dernière Cène ». Et même ceux qui se confessent au moins une fois par an ne sont qu’un sur trois à être encore convaincus qu’il s’agit d’un sacrement pour la « rémission des péchés ». Il n’est donc pas surprenant que le théologien bénédictin Elmar Salmann ait déclaré, dans une interview accordée le 14 juin à « L’Osservatore Romano », que plus encore que le nombre de fidèles, c’est le déclin de la pratique sacramentelle, qui « est en train de sombrer », qui le préoccupe.

Un déclin qui s’accompagne d’une soumission ostensible à « l’esprit du temps » dans les domaines doctrinal et moral. 43,8 % des catholiques pratiquants considèrent que l’avortement est un droit, 41,6 % pensent qu’il est juste d’autoriser les mariages homosexuels, 61,8 % nient que le divorce soit un péché, 71,6 % approuvent la contraception. Il n’y a de résistance que sur le sujet de l’utérus à louer, auquel deux pratiquants sur trois sont opposés.

Mais si telle est la réalité des faits, quel peut être l’effet de l’invitation insistante à accueillir « tout le monde, tout le monde » dans l’Église, c’est-à-dire même des gens, comme « les divorcés-remariés, les polygames, les LGBTQ+ », qui, selon ce que l’Église a toujours enseigné, « ne peuvent pas recevoir tous les sacrements » ?

C’est la question qu’Anita Hirschbeck, de l’agence allemande KNA (Katholische Nachrichten-Agentur), a posée au pape lors de la conférence de presse qui s’est tenue dans l’avion qui le ramenait de Lisbonne le 6 août.

François lui a répondu que oui, tout le monde doit être accueilli dans l’Église, « les laids et les beaux, les bons et les mauvais », y compris les homosexuels. Mais « le caractère de ministère [ministériat] dans l’Église, qui est la manière de conduire le troupeau, en est une autre, et l’une des choses importantes, dans le ministère, est d’accompagner les gens pas à pas sur le chemin de la maturité… L’Église est une mère, elle accueille tout le monde, et chacun fait son propre chemin au sein de l’Église ».

Ainsi formulée, cette réponse du pape donne un coup de fouet à l’élan du « chemin synodal » en Allemagne, mais pas seulement, vers une révolution de la doctrine de l’Église en matière de sexualité.

Et c’est plutôt une réponse tout à fait conforme à ce qui était écrit dans la beaucoup plus ferme « Lettre pastorale sur la sexualité humaine » publiée par les évêques de Scandinavie au cours du dernier carême : « Il peut arriver que les circonstances rendent impossible pour un catholique de recevoir les sacrements pendant un certain temps. Ce n’est pas pour autant qu’il cesse d’être membre de l’Église. L’expérience de l’exil intérieur embrassée dans la foi peut conduire à un sentiment d’appartenance plus profond ».

Mais il convient de noter que François ne parle et n’agit pas toujours de manière cohérente sur ces questions.

La bénédiction des couples homosexuels, par exemple, bien qu’interdite – avec l’assentimentment écrit du pape – par le dicastère pour la doctrine de la foi dirigé par le cardinal Luis Francisco Ladaria Ferrer, a en fait été approuvée par François lui-même, à plusieurs reprises.

Et maintenant que Ladaria sera remplacé par Victor Manuel Fernández, le théologien argentin controversé favorisé par Jorge Mario Bergoglio, on peut considérer que l’époque où les gardiens de la doctrine « montraient du doigt et condamnaient » est révolue, remplacée par un irénique nouveau programme d’ « harmonie et de paix », de « croissance harmonieuse » entre « les différentes lignes de pensée philosophique, théologique et pastorale », qui « préservera la doctrine chrétienne plus efficacement que n’importe quel mécanisme de contrôle », comme on peut le lire dans la lettre inhabituelle du pape accompagnant la nomination du nouveau préfet.

Un coup de barre décisif dans cette direction est l’interview que « L’Osservatore Romano » a publié le 27 juillet avec Piero Coda, 68 ans, secrétaire général de la commission théologique internationale, membre de la commission théologique du synode, professeur à l’Institut universitaire Sophia de Loppiano, du mouvement des Focolari dont il est l’un des membres les plus importants.

L’interview est intitulée : « Il n’y a pas de réforme de l’Église sans réforme de la théologie ». Outre les réponses, on y trouve des questions révélatrices du directeur du journal du Vatican Andrea Monda et de Roberto Cetera, l’un et l’autre ex-professeurs de religion dans des établissements secondaires [autrement dit, avec des compétences, théologiques et autres, modestes, ndt].

L’hypothèse de départ est que la théologie encore enseignée dans les facultés et les séminaires « est dépassée ». Et elle l’est parce que « l’homme change », y compris dans les « relations entre les sexes », et que nous « risquons de parler à un homme et à une femme qui n’existent plus », alors qu’au contraire « un renouveau de la théologie devrait commencer précisément par une revisitation de la pensée anthropologique ».

Par conséquent, même l’homme Jésus doit être repensé sous une nouvelle forme, sans la « fixité » adoptée jusqu’à présent. L’anthropologie théologique telle que nous la représentons souvent est en grande partie à archiver : non pas en substance, mais dans l’interprétation qui en est faite. Parce qu’elle est abstraite et idéaliste. Elle présente une vision du monde et de l’homme d’ « exculturation » [concept théorisé par la sociologue Danièle Hervieu-Léger, entendu comme « déliaison silencieuse entre culture catholique et culture commune »] . Il faut la faire revivre, la repenser, la reproposer ».

D’où une série de propositions de réforme, que les interviewers énumèrent ainsi à la fin de l’entretien : « En rembobinant la bande de cette conversation, nous avons commencé par le péché originel : à repenser ; puis la grâce : à repenser ; puis la liberté : à repenser ; puis les sacrements : à repenser. Si nous étions à votre place, Mgr Coda, en pensant au travail à accomplir – en partant du principe qu’il n’y a pas de réforme de l’Église sans réforme de la théologie -, nos poignets trembleraient… ».

Si c’est le chantier ouvert, où tout peut être changé, il est difficile d’imaginer un crépuscule de pontificat plus révolutionnaire que l’actuel. Ou plutôt, plus propice à la confusion.

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