Une version de L’Eglise à la veille, dans la réflexion de Roberto de Mattei: alors qu’on a chaque jour davantage l’impression d’assister à la répétition générale d’une catastrophe imminente, l’historien ne cite aucun fait précis (nous savons ce qu’il a à l’esprit) mais rappelle que pour le croyant, Dieu (et Dieu seul) est le Maître de l’Histoire. Toutefois, la lumière de la foi est nécessaire, car « Dieu se manifeste dans les événements historiques, mais à condition que nous portions dans notre cœur cette lumière surnaturelle qui les transcende et les juge ».

Il arrive que des événements imprévisibles changent le cours des événements humains.
L’impondérable fait partie de la vie humaine. L’impondérable, l’imprévisible, c’est ce qui ne peut être prévu et planifié par l’homme. Il existe, il fait partie de notre vie, mais il n’est pas le hasard. Le hasard, qui est l’absence de sens des événements, n’existe pas. Tout ce qui arrive, en fait, dans notre vie et celle de l’univers tout entier, a un sens. Seul Dieu connaît le sens de tout, et Lui seul donne à tout son sens,

Saint Pie X et l’impondérable qui nous attend

Le dimanche 2 août 1903 au matin, le troisième tour de scrutin pour l’élection du successeur du pape Léon XIII commençait dans la chapelle Sixtine du Vatican. Le cardinal Mariano Rampolla del Tindaro, ancien secrétaire d’État du défunt pontife, pouvait compter sur une majorité de voix et était sur le point d’être élu, quand le cardinal Ian Puzyna, archevêque de Cracovie, demanda la parole et, au nom de Sa Majesté apostolique François-Joseph, empereur d’Autriche et roi de Hongrie, déclara un veto d’exclusion à l’encontre de sa candidature. Le veto d’exclusion, aboli après ce conclave, était un ancien privilège accordé non seulement à l’Empire autrichien, mais aussi aux royaumes catholiques de France et d’Espagne. L’élection de Rampolla fit naufrage et le soir du lundi 3 août, au septième tour de scrutin, le patriarche de Venise, Giuseppe Sarto, fut élu pape sous le nom de Pie X. Le nouveau pontife pria le secrétaire du conclave, Mgr Rafael Merry del Val, de rester à ses côtés en tant que secrétaire d’État. Sous leur direction, pendant onze ans, l’Église catholique a connu l’une des époques les plus fécondes de son histoire, interrompue par un autre événement imprévisible : l’assassinat de l’archiduc d’Autriche François-Ferdinand, le 28 juin 1914.

Ce dimanche matin, l’archiduc et son épouse arrivèrent à Sarajevo, capitale de la Bosnie, et montèrent à bord d’une voiture découverte, empruntant les rives de l’Appel pour se rendre à l’hôtel de ville, au centre de la ville. Un premier terroriste entra en action le long de la route bondée, mais la bombe manqua sa cible et explosa sous la voiture suivante, blessant plusieurs des officiers qui s’y trouvaient. Au lieu de quitter immédiatement la zone dangereuse, l’archiduc resta pour s’occuper des blessés et ordonna au cortège de voitures de continuer jusqu’à l’hôtel de ville pour y célébrer la cérémonie. La file de voitures quitta alors le palais et retraversa la ville, mais le chauffeur prit un mauvais virage et se retrouva devant la taverne où l’un des poseurs de bombes, Gavrilo Princip, s’enivrait. Le conspirateur se retrouva inopinément à quelques mètres de sa victime et deux coups de revolver déclenchèrent la Première Guerre mondiale. Les canons commencèrent à tonner à travers l’Europe et saint Pie X, le cœur brisé de douleur par la catastrophe, s’éteignit le 20 août 1914.

Le veto du cardinal Puzyna, comme l’assassinat de l’héritier du trône d’Autriche, sont des événements imprévisibles qui ont changé le cours des événements humains. L’impondérable fait partie de la vie humaine, chacun d’entre nous peut en témoigner par son expérience personnelle. L’impondérable, l’imprévisible, c’est ce qui ne peut être prévu et planifié par l’homme. Il existe, il fait partie de notre vie, mais il n’est pas le hasard. Le hasard, qui est l’absence de sens des événements, n’existe pas. Tout ce qui arrive, en fait, dans notre vie et celle de l’univers tout entier, a un sens. Seul Dieu connaît le sens de tout, et seul Lui donne à tout son sens, mais l’histoire, comme l’affirme saint Bonaventure, cache en elle des lumières et des intelligences spirituelles.

Il peut arriver que des événements apparemment imprévisibles ne le soient pas, parce qu’ils sont organisés par des forces occultes qui cherchent à diriger l’histoire, mais souvent même ces événements ont des conséquences imprévues, parce que seul Dieu est le maître de l’histoire, et que l’homme a beau essayer de la gouverner, il n’y parvient jamais.

Cent vingt ans après l’élection de saint Pie X, le chaos dans lequel nous sommes plongés est l’aboutissement ultime d’un processus révolutionnaire aux origines lointaines et au dynamisme pluriséculaire. Mgr Jean-Joseph Gaume (1802-1879) a identifié l’âme de ce processus dans le nihilisme.

Si, arrachant le masque de la Révolution, vous lui demandez : Qui es-tu ? elle vous répondra : Je suis la haine de tout ordre religieux et social que l’homme n’a pas établi et dans lequel il n’est pas roi et Dieu à la fois. Je suis la philosophie de la révolte, la politique de la révolte, la religion de la révolte : je suis la négation armée (nihil armatum) ; je suis la fondation de l’état religieux et social sur la volonté de l’homme au lieu de la volonté de Dieu ! En un mot, je suis l’anarchie, parce que je suis Dieu détrôné et l’homme à sa place. C’est pourquoi je m’appelle Révolution, c’est-à-dire renversement.

L’anarchie planétaire est voulue par des forces révolutionnaires pour détruire l’ordre naturel et chrétien à la racine. Ce désordre ne se limite pas au niveau politique et social, mais s’étend aujourd’hui à la manière d’être et de penser des individus, provoquant contradictions, irrationalisme et déséquilibre dans la pensée et le comportement. Ceux qui exercent les plus hautes responsabilités gouvernementales, qu’elles soient politiques ou ecclésiastiques, n’échappent pas à ce processus de déstabilisation psychologique qui multiplie l’impondérabilité des événements.

Les forces révolutionnaires cherchent aujourd’hui à maîtriser le processus qu’elles ont généré en s’appuyant sur des algorithmes d’intelligence artificielle, mais toute tentative de ce type est vouée à l’échec. Les mathématiques peuvent, sur la base de calculs, construire des représentations conventionnelles du monde, mais elles sont incapables de comprendre la nature métaphysique de la réalité. La science des algorithmes ne sert pas à comprendre le monde et n’efface pas l’impondérabilité de l’avenir.

Notre prédiction d’une conflagration imminente n’est pas basée sur la science mathématique, mais sur la logique, qui nous dit que la violation publique et systématique de la loi morale entraîne une destruction globale. Cependant, personne ne peut prédire où et comment le conflit éclatera.

De même, c’est la logique qui nous dit que si l’Église a toujours connu de grands schismes et hérésies, à l’ère de l’apostasie liquide dans laquelle nous sommes plongés, nous pouvons nous attendre à l’explosion d’une myriade de schismes et de conflits en son sein, même si nous ne pouvons pas prédire quel événement les fera exploser de manière visible.

L’usage de la logique, cependant, ne suffit pas sans l’exercice de la foi. Car Dieu, comme l’observe le Père Calmel, se manifeste dans les événements historiques, mais à condition que nous portions dans notre cœur cette lumière surnaturelle qui les transcende et les juge.

Cent vingt ans après l’élection de saint Pie X, sa première encyclique E supremi apostolato, du 4 octobre 1903, jette sur notre époque confuse la lumière surnaturelle nécessaire à la compréhension des événements contemporains. Constatant la situation désastreuse dans laquelle se trouve l’humanité, Pie X dit:

Qui ne voit que la société humaine, plus que dans les âges passés, est en proie à un malaise très grave et très profond qui, s’aggravant de jour en jour et la corrompant dans toutes ses fibres, la conduit à la ruine ? Vous comprenez, ô Vénérables Frères, quelle est cette maladie : l’apostasie de Dieu, à laquelle la ruine est inexorablement associée, selon les paroles du Prophète : « Voici que ceux qui s’éloignent de toi périront » (Psaume 72, 27).

Saint Pie X ajoutait:

Mais personne de sensé ne peut douter de l’issue du combat mené par les mortels contre Dieu. Il est certes permis à l’homme, qui abuse de sa propre liberté, de violer le droit et l’autorité du Créateur de l’univers ; cependant, c’est de Dieu que dépend toujours la victoire : en effet, la défaite est d’autant plus proche que l’homme, espérant le triomphe, se rebelle avec plus d’audace.

Avec cette confiance en la Divine Providence et par l’intercession de saint Pie X, essayons de discerner et d’affronter avec courage l’impondérable qui nous attend.

Roberto de Mattei

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