La présence de François sur le plateau d’une émission populaire à une heure de grande écoute a suscité quelques commentaires, ironiques de la part des critiques habituels, pleins de révérence de la part des institutionnels (Avvenire, Alétéia), comme si les banalités répétées à satiété par le locataire de Sainte Marthe devenaient des perles de sagesse par le fait même qu’il porte le titre de (je n’ose écrire: qu’il est) pape. Mais l’important est ailleurs, et Tommaso Scandroglio, dans un édito-choc (formidable!) sur La Bussola met le doigt sur le cœur du problème, la banalisation de la Fonction, mère de l’indifférence et de l’effacement:

La liquéfaction de la figure du pontife se produit parce qu’il se présente comme un produit commercial à consommer. Mais dans le rayon de ce supermarché qu’est la contemporanéité, il disparaît, car il n’a plus de caractéristiques spécifiques qui le différencientd’un Dalaï Lama exotique. Il est annulé parce qu’il est commun : non plus distinct, mais indistinct.

LIEU-COMMUNISMES

Le pape chez Fazio est pop, mais la foi est à contre-courant

Tommaso Scandroglio
lanuovabq.it
16 janvier 2023

Le premier pontife interviewé dans un talk voyage sur la même fréquence que ses intervieweurs. François, si ennemi de la mondanité, s’est fait l’ami du monde.

Le Pape est allé chez Fazio. Un pape chez un autre pape. Parce que le second aime aussi pontifier. Les deux voyagent sur la même longueur d’onde. Et c’est d’ailleurs la deuxième fois que François est interviewé par le grand frère qui a migré de la RAI au soleil de l’argent, sur les rives de la « 9 » [Nove, chaîne de télévision italienne fondée en 2015 par le groupe Discovery Communications, ndt].

François est le premier pape de l’histoire à être interviewé dans un talk-show. Jean-Paul II n’a passé qu’un seul coup de fil, une fois, lorsqu’il s’est exprimé à Porta a Porta, et Bruno Vespa, faisant preuve à cette occasion de raffinement et d’un grand professionnalisme, ne s’est même pas permis de poser un soupçon de question, alors que l’occasion était belle car historique.

Les temps changent et avec eux les papes. Le pape de Fazio est devenu encore plus pop. François aime être populaire, pop, justement. Dans le ton: ses encycliques ont les mêmes accents familiers, imprécis et décousus que la discussion qu’il a eue avec Fazio. Et dans le contenu : François affiche toujours le même phrasé stéréotypé qui ne blesse personne, sauf ceux qui, sur les barricades, défendent des bribes de vérité. Les lieux communistes du pontife de la fin du monde – une épithète qui peut sinistrement être comprise dans un sens temporel – ne font que prouver qu’il y a aussi la banalité du bien (cit.). La guerre est un mal et il faut dialoguer, il est difficile de faire la paix, derrière les guerres il y a le commerce des armes, l’homme est libre de décider de ce qu’il fait, il faut parler et écouter les enfants, et faire de même avec les grands-parents, le Seigneur nous accueille pour ce que nous sommes. La foi est devenue une zone de confort.

pourquoi ne pas aller plus loin et participer à une émission de télé-réalité ? Ne serait-ce pas un moyen efficace de se rendre proche des gens ?

Nous disions que le Pape chez Fazio devient de plus en plus pop, c’est-à-dire qu’il contribue à éroder l’autorité du Vicaire du Christ – appellation que François a supprimée de l’annuaire pontifical – même s’il s’accroche à son rôle autoritaire. En façade bon enfant, derrière la façade autocratique. Le démantèlement de la figure papale a commencé, comme on le sait, par ce « Bonsoir » prononcé sans parements le soir de son élection. Un « Bonsoir » qui a dit bonsoir à « Loué soit Jésus-Christ » et donc au rôle de pontife. Puis il a continué avec les appels téléphoniques erga omnes, la [Fiat] Panda, les chaussures noires et non rouges, le sac porté par lui-même, les poignées de main qui ont remplacé le baise-main, les selfies pris avec les fidèles, l’impromptu, si étudié, chez un disquaire de la capitale, les réseaux sociaux. D’où la couverture de Rolling Stone et ses interventions dans Sportweek, Vanity Fair Italia, Vogue Italia et la Gazzetta dello Sport, contrastant avec les dialogues condescendants dans Repubblica avec un autre pape, plus laïc que lui, Eugenio Scalfari.

Alors pourquoi ne pas aller systématiquement plus loin et participer à une émission de télé-réalité ? Ne serait-ce pas un moyen efficace de se rendre proche des gens ?

Le 4 mai 1952, La Domenica del Corriere affiche en première page le dessin d’un Pie XII en peignoir se rasant avec un rasoir électrique. Guareschi critiqua ce choix si avilissant pour la personne du pontife. Parce que – c’est nous qui disons cela -, tu peux aussi sentir le Pape comme un membre de la famille, mais à condition de ne pas porter atteinte à son caractère sacré, de s’immiscer dans sa transcendance. Dans The Young Pope de Sorrentino, le fantasque et imaginatif Pie XIII, confronté à la possibilité de voir son visage imprimé sur certaines plaques commémoratives, répond avec indignation qu’il ne mettrait rien [un blanc] car c’est le néant qui représente le mieux la très haute dignité du pontife qui est en fait qualifié de suprême. Pontifex pour les Latins, c’est le constructeur de ponts, un sens transféré plus tard à la sphère religieuse : pour les Romains, le pontife est celui qui construit un pont entre la terre et le ciel. Les ponts souvent évoqués par François, en revanche, ne font que relier les hommes entre eux sur cette terre, ils ne remettent pas en cause la verticalité du Ciel, mais restent horizontaux comme les aspirations d’un cœur bourgeois.

Pie XIII avait raison : il faut être comme Mina, Salinger, Kubrick, Banksy, Daft Punk. « Aucun d’entre eux ne se laisse voir. Aucun d’entre eux ne se laisse photographier. L’absence, c’est la présence ». Ayant disparu de la scène, ils deviennent un mythe. L’absence, et non la présence à la télévision, est la forme du mystère, de l’absolument autre, de la transcendance qui dépasse les minuties poussiéreuses et prévisibles du quotidien. C’est le silence qui dit tout, et ce, parce que si le pape fait un pas en arrière, Dieu fait un pas en avant. Un pape pour le peuple, dans le peuple, parmi le peuple, avec le peuple ne joue pas au pape, mais à l’agent commercial qui vend son produit. Les interviews incessantes, les milliards de mots écrits et prononcés, l’avalanche de photos ont le même effet que la décision de battre de plus en plus monnaie à partir de la même source d’or : la dévaluation.

Sauvez-nous donc d’un pape qui se rend à dessein ordinaire, d’une personnification théâtrale de la normalité, écrasé par l’habituel et le prévisible, fan du conventionnel, couvert des haillons de la futilité. Lui qui est un tel ennemi de la mondanité s’est fait l’ami du monde. Et puis un pape pop ne suscite pas l’identification de ceux qui veulent se démarquer de la masse, échapper à l’homologation : seuls les saints y parviennent. Au contraire, nous le voulons non pas populaire, mais impopulaire parce qu’il va à contre-courant, et non pas à cause d’un intérêt particulier ou parce qu’il est original, mais seulement parce que  » la vérité offense par sa nature même «  (R. Scruton). Nous voulons qu’il soit fait d’un esprit qui ne s’abaisse pas à parler de climatiseurs et de recyclage. Nous le voulons perdu dans les cieux, inaccessible, brillant d’une humilité royale qui fuit les masses, les photos, les micros, les caméras : parce qu’il est bon d’humilier sa propre personne, pas la Chaire de Pierre. Nous le voulons si transparent et diaphane qu’à travers lui, nous pouvons voir Dieu. Nous ne le voulons pas présent, mais absent de ce qui est passager parce qu’il est totalement absorbé par l’éternel, par les choses ultimes : la chaîne et la trame de nos espoirs. Le moyen de sortir du non-sens qui hante les existences inconscientes de beaucoup.

La surexposition médiatique, en revanche, laisse un goût fade dans la bouche des croyants et des non-croyants, et dans l’âme une fâcheuse sensation de platitude, voire de médiocrité, d’ennui à la Sartre. La liquéfaction de la figure du pontife se produit parce qu’il se présente comme un produit commercial à consommer. Mais dans le rayon de ce supermarché qu’est la contemporanéité, il disparaît, car il n’a plus de caractéristiques spécifiques qui le différencient d’un Mattarella président de la République ou d’un Dalaï Lama exotique. Il est annulé parce qu’il est commun : non plus distinct, mais indistinct.

Son profil s’estompe, il s’affadit car il cherche la nouveauté, notamment doctrinale, mais ne fait que dépoussiérer de vieilles hérésies si familières à nos compagnons de route postmodernes. La nouveauté est l’apanage du Christ qui fait toutes choses nouvelles. En dehors de Lui, la nouveauté est l’apanage des publicitaires, des inventeurs – et combien d’inventions avons-nous vues ces dernières années ! – des entrepreneurs, des gens du cirque. Les papes, eux, doivent garder l’ancien, car le dépôt de la foi a été scellé pour toujours avec la mort du dernier apôtre, dans la certitude que ces vérités si anciennes rendront tous les hommes nouveaux.

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