Andrea Gagliarducci analyse l’impact de la sortie presque simultanée des deux derniers livres du Pape, l’autobiographie et le livre-entretiens. Tous deux représentent la démythologisation de la papauté, finalement réduite à la personne du pape. Celui-ci parle comme un chef de gouvernement moyen qui se retrouve à devoir répondre à un groupe d’opposants. Mettant en avant les misères humaines et mettant Dieu dans l’ombre, les livres, à la suite des multiples interviews, ne peuvent que plaire à ceux qui considèrent l’Église comme une affaire purement humaine et une structure pourrie pleine de scandales.

Le pape François a porté le coup de grâce à la structure du Vatican en définissant sa sortie de scène.

Le pape François et sa sortie de scène

François se prépare-t-il à passer le flambeau ?

Andrea Gagliarducci
Monday Vatican
8 avril 2024

Le pape François a encore plusieurs fers au feu, et il en ajoute d’autres. Il fait des projets à un rythme qui suggère fortement que le terme de son parcours n’est pas à portée de vue. Il prend également le temps de donner sa propre vision de l’histoire récente, ce qui suggère fortement qu’il prépare sa sortie de scène.

Cette impression provient de passages de deux livres-entretiens avec le pape, publiés presque simultanément. L’un, Life, est une biographie du pape, qui rappelle également comment l’histoire a croisé le récit de sa vie personnelle. L’autre, El Sucesor, décrit la relation du pape François avec le pape émérite Benoît XVI tout au long de la décennie qu’ils ont passée ensemble au Vatican.

Les deux livres-entretiens sont parus presque simultanément. Cela doit nous donner à réfléchir. Le pape François s’y livre à des confessions personnelles qui frisent le commérage, reconstituant des faits qui ne peuvent être vérifiés. Quelle que soit son intention, la volonté du pape de se livrer à ce genre de propos revient à ce qu’il utilise l’attrait et la mystique de sa fonction – le « soft power » de la papauté, si vous voulez – pour raconter les choses à sa façon.

Cela a tendance à devenir la version « officielle » des événements.

En particulier, les reconstructions du pape sur les conclaves de 2005 et 2013 sont frappantes. Le pape François affirme qu’il aurait pu bloquer l’élection de Benoît XVI en 2005 et qu’au lieu de cela, il a canalisé les votes qui lui étaient attribués vers Ratzinger, déjouant ainsi une « manœuvre » destinée à bloquer l’élection de Joseph Ratzinger.

En ce qui concerne l’élection de 2013, le pape François souligne que le cardinal Angelo Scola a orienté ses votes vers François. C’est un fait significatif car Scola était le candidat crédité comme le principal challenger du cardinal Jorge Bergoglio lors du conclave. Si c’est Scola lui-même qui a canalisé les votes nécessaires à l’élection de celui qui allait devenir le pape François, ce n’est pas rien.

Le pape François se plaint également que des cardinaux voulaient lui faire un procès. Selon François, ces cardinaux seraient allés faire part de ce désir à Benoît XVI, qui les en aurait dissuadés et aurait ensuite rapporté l’affaire à François.

Le pape François s’en prend au secrétaire personnel historique de Benoît XVI, l’archevêque Georg Gänswein, à la fois pour la publication de son autobiographie parue le jour des funérailles de Benoît XVI et en l’accusant d’avoir personnellement décidé de tout ce qui concernait les funérailles elles-mêmes. Les funérailles, on s’en souvient, ont été très discrètes [!!!] et ont fait l’objet de nombreuses critiques en raison de leur modestie.

Il y avait aussi un groupe de hauts prélats – à entendre le pape François – qui voulaient utiliser Benoît XVI contre lui et même s’assurer l’utilisation éventuelle du titre problématique de « pape émérite », si François (ou quelqu’un d’autre après lui ?) démissionnait de la fonction papale.

Qu’est-ce qui pose problème dans ces affirmations ?

Tout d’abord, elles ne peuvent pas être vérifiées. Elles nécessitent une reconstruction narrative sur laquelle on peut avoir de nombreux doutes. Par exemple, la reconstitution du conclave de 2005 ne tient pas compte du rôle du cardinal Carlo Maria Martini, champion d’un front progressiste et qui a soutenu l’élection de Benoît XVI. Le rôle de Martini en 2005 a déjà été abordé par beaucoup, et a été inclus dans le fameux journal secret qui a lancé Bergoglio comme candidat possible – et lorsque Martini a parlé de « grandes nouvelles », il ne pensait probablement pas à un nouveau candidat. Il s’agit de quelque chose qui est connu du public depuis près de vingt ans, et qui a été rapporté par des observateurs chevronnés du Vatican comme Sandro Magister.

Le problème réside plutôt dans le fait que le pape utilise l’interview comme moyen de déterminer comment on se souviendra de lui. Il va même jusqu’à anticiper l’organisation de ses funérailles, en disant qu’une grande partie du rite actuel sera abolie et que le dernier pape à avoir été exposé est Benoît XVI, car il veut que son cercueil soit fermé.

Le pape, en somme, dit qu’il veut être enterré comme n’importe quel autre chrétien.

Sauf qu’il aurait Sainte-Marie-Majeure pour sa dernière demeure, et changerait les rites autour du trépas papal, pour montrer le pape dans son humanité.

Dans l’Antiquité, on certifiait la mort du pape en l’appelant par son nom séculier ([Georgius] – par exemple – mortuus est). On attestait ainsi qu’avec sa mort, l’homme qui avait occupé la fonction laissait derrière lui toute dignité officielle et n’était plus qu’un simple être humain parti à la manière de toute chair. Le pape était un être humain qui se laissait visiter et prier par les fidèles, comme tout autre chrétien.

Fermer le cercueil sans exposer le corps risquerait donc d’envoyer un tout autre message, à savoir que le pape reste pape même dans la mort et que son rôle de leader charismatique ne disparaîtra pas.

Ces entretiens abondants suggèrent en somme que le pape François construit le récit qui doit accompagner sa sortie de scène – quelle qu’elle soit – et qu’il le fait en parlant davantage de lui-même : sa personne, ses émotions et ses impressions. L’absence apparente de toute considération pour les institutions est évidente dans tous ses discours.

Il y a le pape François, et puis il y a tout le reste.

En fin de compte, le problème ne réside pas dans l’utilisation de l’interview. D’autres papes, dont Jean-Paul II, l’ont utilisée pour faire connaître leurs pensées. Aucun pape moderne ne s’est exprimé uniquement dans des encycliques et des documents officiels. Pie XII a utilisé la radio avec vigueur pendant la Seconde Guerre mondiale. Benoît XVI s’est exprimé en tant que théologien dans sa trilogie Jésus de Nazareth, qu’il s’est efforcé de présenter comme dépourvue de toute infaillibilité papale, afin que la discussion sur les livres ne soit pas seulement ouverte, mais qu’elle se concentre sur leurs mérites théologiques [c’était d’un autre niveau!!!]. Jean-Paul II a écrit des livres d’entretiens, a souvent prononcé des discours à bâtons rompus et a géré efficacement les relations avec les médias et l’opinion publique.

Le problème n’est même pas que le pape réponde aux critiques.

Pour rester dans l’histoire récente, Benoît XVI a entamé une correspondance avec le mathématicien athée italien Piergiorgio Odifreddi, réfutant certaines de ses théories et disant que leur exposé n’était pas digne de l’histoire du scientifique – certainement pas des paroles légères. Et encore, Benoît XVI a répondu par une lettre très amère à la demande du dicastère pour la communication d’écrire la préface d’une série qui entendait montrer les fondements théologiques du pape François, se plaignant de l’inclusion parmi les théologiens de cette série de Peter Hünermann, qui s’était ouvertement opposé aux récents pontificats, y compris celui de Benoît, et avait également attaqué le théologien Ratzinger.

Cette dernière lettre est à l’origine de l’affaire dite du « Lettergate », qui a conduit à la démission de Mgr Dario Viganò comme préfet du dicastère de la Communication. Revenir sur cette lettre permet de comprendre la situation actuelle. Même dans cette affaire, il y avait la tentative de créer un récit sur le pape François et d’impliquer Benoît XVI dans ce récit.

Aujourd’hui, Benoît XVI est utilisé pour surmonter une opposition attribuée avant tout à son entourage.

C’est un leitmotiv du pontificat de Benoît XVI et de son temps en tant qu’émérite que d‘attaquer les collaborateurs quand Benoît lui-même ne peut pas être attaqué.

Non pas que les collaborateurs de Benoît XVI n’aient pas commis d’erreurs – ils sont humains, eux aussi. Mais il est également vrai que les collaborateurs de Benoît XVI ont été mis sous les feux de la rampe chaque fois que Benoît XVI était attaqué, car s’attaquer directement au pape était considéré comme gênant. Même les publications du premier scandale Vatileaks ont affirmé qu’elles essayaient de défendre la réforme de Benoît XVI et qu’elles voulaient plutôt enquêter sur le comportement de ses loyalistes, qui ne lui ont pas permis de mener à bien cette réforme.

Le pape François a adopté ce récit. Pourtant, il a lui-même décidé que Benoît XVI, en tant que pape émérite, devait participer à la vie de l’Église. François a demandé à Benoît de se joindre à la bénédiction de la statue de Saint Michel Archange au Vatican, aux canonisations de Jean XXIII et de Jean-Paul II, aux consistoires pour la création de nouveaux cardinaux.

Le pape François a décidé d’emmener les nouveaux cardinaux chez le pape émérite Benoît à la fin de chaque consistoire, Benoît étant trop faible pour quitter le monastère Mater Ecclesiae et son environnement. François a toujours été informé de la publication des écrits de Benoît XVI – du texte lu à l’occasion de la dédicace d’une salle de l’Urbanienne au pape émérite, à la lettre sur les abus, et lorsque Benoît XVI a commencé à répondre aux accusations de couverture de prêtres abuseurs, qui venaient d’Allemagne et concernaient la période de son mandat d’archevêque de Munich et de Friesing.

Si tout cela est vrai, comment les désaccords avec les collaborateurs de Benoît XVI peuvent-ils résulter de la manipulation de François du fait du pape émérite ? Si tout cela est vrai, comment les collaborateurs du pape émérite auraient-ils eu autant de pouvoir, même pour décider des funérailles ?

Ces questions brûlent à la lecture des reconstitutions du pape François, ce qui conduit à la question fondamentale de ces entretiens.

Ce sont des interviews qui représentent la démythologisation de la papauté, finalement réduite à la personne du pape François. Le pape François parle comme un chef de gouvernement moyen qui se retrouve à devoir répondre à un groupe d’opposants ; il décrit le conclave comme divisé en factions presque sans considérer le rôle que la prière et le discernement ont pu avoir dans ce contexte ; il répond aux critiques comme un homme qui se sent blessé et qui est tenu de reconstruire les faits. Et il le fait depuis une position de faveur, en racontant des choses que personne ne peut contredire – du moins pas sans craindre de paraître partial.

Le pape n’est en effet qu’un homme et se comporte comme un homme. Mais il est également vrai qu’une institution comme la papauté a besoin d’un pape qui ne se penche pas seulement sur ses problèmes, mais aussi sur sa lecture des faits. Un pape qui regarde la papauté avant toute chose, et non pas parce que tout doit être translucide et sacralisé mais parce que tout a un rôle plus significatif que les simples vicissitudes humaines.

Ces entretiens risquent de mettre en avant les misères humaines et de mettre Dieu dans l’ombre. Elles ne peuvent que plaire à ceux qui considèrent l’Église comme une affaire purement humaine et une structure pourrie pleine de scandales. Cependant, elles peuvent créer un problème de perception de l’Église, de la papauté et du pontificat de François.

Ainsi, le pape François a porté le coup de grâce à la structure du Vatican en définissant sa sortie de scène.

Il se peut qu’il considère que cela fait partie de son mandat électoral initial pour la réforme curiale. Peut-être, simplement, cela fait-il partie de la conversion spirituelle qu’il demande à toute l’Église. Quoi qu’il en soit, il crée un récit qui oppose le pape François à tous les autres, le place au centre des faits et crée une division entre ceux qui soutiennent ce modus operandi et ceux qui le regardent avec une certaine circonspection.

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