Giorgio Agamben est considéré comme un « philosophe politique majeur des temps contemporains« . Le hasard fait que je l’ai croisé plusieurs fois ces jours-ci (le texte qui suit est cité par Maurizio Blondet, dont je suis assez régulièrement le blog). J’espère ne pas trop m’avancer en disant qu’on peut le lire à plusieurs niveaux, y compris celui de la vulgarisation qui s’adresse par définition au plus grand nombre, même à ceux qui sont peu familiers des concepts philosophiques. Par exemple, ici, il relie la croyance aujourd’hui généralisée en la mort de Dieu à une conséquence très concrète pour nous: la désormais vacuité du serment « sur le nom de Dieu » comme garantie de vérité absolue. Et il rêve à « une autre figure de la vérité…. une vérité qui ne se borne pas à garantir l’efficacité du logos, mais qui sauve en elle l’enfance de l’homme…. Nous pouvons encore croire en un Dieu enfant, comme cet enfant Jésus que, comme on nous l’a appris, les puissants voulaient et veulent tuer à tout prix ».

LA VÉRITÉ ET LE NOM DE DIEU

Giorgio Agamben
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Depuis près d’un siècle, les philosophes parlent de la mort de Dieu et, comme c’est souvent le cas, cette vérité semble désormais tacitement et presque inconsciemment acceptée par le commun des mortels, sans toutefois que ses conséquences soient mesurées et comprises.

L’une d’entre elles – et certainement pas la moins importante – est que Dieu – ou plutôt son nom – a été la première et la dernière garantie du lien entre le langage et le monde, entre les mots et les choses. D’où l’importance décisive dans notre culture de l’argument ontologique qui liait indissolublement Dieu et le langage, et du serment prononcé sur le nom de Dieu, qui nous obligeait à répondre de la transgression du lien entre nos mots et les choses.

Si la mort de Dieu ne peut qu’impliquer la rupture de ce lien, cela signifie alors que le langage dans notre société est devenu constitutivement un mensonge. Sans la garantie du nom de Dieu, toute parole, comme le serment qui en assure la vérité, n’est que vanité et parjure. C’est ce que nous avons vu apparaître au grand jour ces dernières années, lorsque chaque mot prononcé par les institutions et les médias n’était que vide et IMPOSTURE.

Aujourd’hui, on voit arriver à son terme une époque presque bimillénaire de la culture occidentale, qui fondait sa vérité et sa connaissance sur le lien entre Dieu et le logos, entre le nom sacro-saint de Dieu et les simples noms des choses. Et ce n’est certainement pas un hasard si seuls les algorithmes, et non les mots, semblent encore conserver un lien quelconque avec le monde, mais un lien uniquement sous la forme de probabilités et de statistiques, parce que même les chiffres ne peuvent en fin de compte que se référer à un homme qui parle, ils impliquent toujours d’une certaine manière des noms.

Si nous avons perdu la foi dans le nom de Dieu, si nous ne pouvons plus croire au Dieu du serment et de l’argument ontologique, il n’est cependant pas exclu qu’une autre figure de la vérité soit possible, qui ne soit pas seulement la correspondance théologiquement obligatoire entre le mot et la chose. Une vérité qui ne se borne pas à garantir l’efficacité du logos, mais qui sauve en elle l’enfance de l’homme et préserve ce qui est encore muet en lui comme le contenu le plus intime et le plus vrai de ses paroles. Nous pouvons encore croire en un Dieu enfant, comme cet enfant Jésus que, comme on nous l’a appris, les puissants voulaient et veulent tuer à tout prix.

5 décembre 2022
Giorgio Agamben

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