Les divisions au sommet de l’Eglise passent par une « guerre des livres » (j’en exclus les pages posthumes de Benoît XVI, qui ne peuvent en aucun cas participer à une quelconque guerre). Après la biographie-témoignage de Georg Gänswein, voici le livre-interview du cardinal Müller In buona fede (« De bonne foi », voir ici: Le cardinal Müller vide son sac.) avec l’inattendue vaticaniste du Messagero, Franca Giansoldati. En plus du fameux cercle magique, sorte de résurgence de la mafia de St Gall (mais au rabais, car le niveau intellectuel et théologique a beaucoup baissé), il aborde un large spectre de sujets, entre autres les relations avec la Chine, les abus sexuels du clergé, le synode allemand, le Great Reset, la guerre en Ukraine, le transhumanisme, l’avenir de l’Église… Bref, un contenu prometteur mais dont on doute qu’il sera disponible en français.

Miguel Cuarero
www.korazym.org

On a beaucoup parlé ces jours-ci du nouveau livre du cardinal allemand Gerhard Müller, qui s’est littéralement vendu comme des petits pains dès la première semaine de sa sortie. Celui de Müller, évêque de Ratisbonne pendant dix ans et préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi de 2012 à 2017, est un livre-interview écrit avec la journaliste de Il Messaggero Franca Giansoldati.

Le livre, intitulé In buona fede. La religione nel XXI secolo, traite de divers sujets liés à l’Église et à la foi, lus à travers les yeux de l’un des cardinaux les plus en vue du moment. Comme on pouvait s’y attendre, les médias se sont concentrés sur les points où le cardinal se distancie du pape François et critique sans équivoque un certain favoritisme, le choix des collaborateurs et certaines de ses décisions particulières, comme la décision de punir le cardinal Becciu sans lui donner la possibilité de se défendre (avant même que le procès ne commence), la spectacularisation des procès, qui donnent l’impression « que seuls des fonctionnaires corrompus habitent au Vatican », la traduction du Notre Père, les accusations contre Trump et la sympathie envers Biden, l’accord avec la Chine et le traitement réservé au cardinal chinois Zen, la réforme de la Curie (« dépourvue de vision ecclésiologique cohérente ») ou l’interdiction de la messe traditionnelle en latin, annulant de fait une décision prise de manière extraordinaire par son prédécesseur en 2007. « Des disputes internes sans intérêt », dit-il en faisant référence à la messe latine traditionnelle, résultat d’une mauvaise gestion du pouvoir, d’une mauvaise préparation théologique et d’une imprudence pastorale.

« Rien de nouveau sous le soleil » si l’on considère que le cardinal allemand a été un ami et un élève de Joseph Ratzinger et qu’il a une approche conservatrice (ou devrait-on dire, catholique ?) de la foi et de la liturgie, pas toujours en phase avec le nouveau cours initié par le pape François. Ce n’est pas un hasard s’il a été choisi par Ratzinger comme successeur à la tête de la Congrégation pour la doctrine de la foi. Cependant, à la fin de ses cinq années de service, encore loin de l’âge de la retraite requis par le droit canonique, Müller a été licencié sans obtenir aucun autre emploi au sein de l’Église, ni à la Curie, ni dans sa patrie.

Son remplacement a surpris tout le monde ; on pouvait en effet s’attendre à un renouvellement pour cinq ans, non seulement parce qu’il s’agissait d’une pratique établie en l’absence d’obstacles majeurs, mais aussi en raison de la qualité théologique du cardinal en question, de son curriculum et de ses liens étroits et continus avec la personne qui a occupé cette fonction pendant un quart de siècle en tant que gardien de la foi sous le pontificat de Jean-Paul II. Au lieu de cela, le cardinal s’est soudainement retrouvé sans emploi, ou plutôt sans travail. Une perte, non seulement pour Müller en tant qu’homme effectivement sans emploi, mais aussi pour toute l’Église.

Pour beaucoup, il a semblé surprenant que le pape François ait décidé de ne pas tenir compte d’un cardinal comme Müller. Toutefois, beaucoup se souviendront qu’à plusieurs reprises, le pape a eu des mots très durs à l’égard des universitaires et des professeurs de théologie. Du moins à l’égard de ceux qui sont considérés comme trop scolastiques et trop ancrés dans la tradition (on a inventé pour eux les termes indietristi et indietrismo). Il est donc compréhensible que Müller, malgré ses mérites académiques (ou peut-être à cause d’eux), n’ait pas bénéficié d’une grande sympathie dans et autour de la Casa Santa Marta.

L’idée que le cardinal allemand ait été écarté du Vatican de manière inattendue n’est pas si incongrue. Dans un article publié en février 2020, Massimo Franco, chroniqueur au Corriere della Sera, évoquait « l’amertume et l’isolement de ces dernières années » auxquels Müller aurait été confronté à la fin de son mandat au Vatican.

Pour de nombreux commentateurs, il a semblé inopportun que le cardinal raconte aujourd’hui, des années plus tard, comment le pape François lui a annoncé la fin de son mandat. Le récit est de fait lu comme une accusation contre le pape de la part de quelqu’un qui se considère comme la partie lésée et la victime de jeux de pouvoir et de sympathies personnelles. De nombreux journaux ont rapporté les propos du cardinal en soulignant la dureté de son récit et en le présentant comme une lourde pierre jetée contre le Pontife.

Pourtant, la question de l’intervieweuse indique comment les choses se sont passées, ou du moins comment elles ont été perçues de l’extérieur. Giansoldati écrit : « Vous avez travaillé pour la Congrégation pour la doctrine de la foi et ensuite, de manière inexplicable, en 2017, vous avez été démis de vos fonctions avec cinq ans d’avance (…) ». Et encore : « A l’origine de votre départ soudain et même traumatisant, que pouvait-il y avoir au-delà des perplexités mises en évidence à propos d’Amoris Laetitia, étant donné que vous n’avez jamais reçu de justification exhaustive ? »

Müller répond à ces questions en expliquant ce qui, selon lui, pourrait être la raison de son départ. Il n’a pas reculé lorsqu’il a estimé devoir corriger certaines imprécisions et des « risques d’erreurs doctrinales dans tel ou tel document » publié par le Saint-Siège. Ce rôle de « gardien » de la foi, ainsi que le fait qu’il soit considéré comme excessivement rigide en tant qu’Allemand, lui valent l’envie de ce « cercle magique » que Müller accuse de mal conseiller le pape. Parmi eux, l’ami de François, le théologien argentin Victor Manuel Fernandez, et le cardinal Oscar Maradiaga. Müller parle ici d’un « préjugé latino-américain » contre Rome et les théologiens européens. Un complexe anti-romain, porté par certains cardinaux latino-américains, ainsi qu’une méfiance envers les théologiens les plus conservateurs (ou indietristi) seraient donc à l’origine de la rupture entre François et [ndt: celui qui aurait dû être – la nuance est de taille] son plus proche collaborateur.

En abordant la « dissension » sur la messe en latin, Müller parle d’une gifle inattendue pour les dits « traditionalistes », qui a « creusé des fossés et causé de la douleur » et a eu « des conséquences et des effets négatifs ». Un choix que Muller attribue aux mauvais conseils donnés par « certains professeurs de l’Athénée Sant’Anselmo » qui ont « manipulé » François : « ils sont allés voir le pape et l’ont conditionné en poursuivant leurs propres intérêts ».

Des déclarations lourdes et courageuses qui ne contribueront certainement pas à apaiser la tension entre François et Muller, mais le cardinal allemand justifie sa position comme un devoir de conscience envers la vérité et en faveur de toute l’Eglise. « Il ne s’agit pas d’un comportement partisan (…), mais si quelque chose ne fonctionne pas, il faut rassembler son courage et, ensemble, comme des frères, trouver une synthèse (…). Donc s’il y a des choses à dénoncer pour améliorer la situation générale, la seule façon est de parler clairement ».

Voilà ce qu’écrit le cardinal Müller, qui est également conscient que « dans cette phase, quiconque émet une critique constructive est accusé de faire de l’opposition, d’être un ennemi de François ».

De nombreux sujets sont abordés dans le livre, notamment la question chinoise et les relations entre le Saint-Siège et la Chine, la question des femmes, les abus, le synode allemand (qui risque l’apostasie plutôt que le schisme), la théologie de la libération (« un courant de pensée à redécouvrir »), le Great Reset promu à Davos, la guerre en Ukraine (« sans armes, comment l’agressé pourrait-il se défendre contre l’agresseur ? » [le cardinal a-t-il choisi son camp… ou bien est-ce une autre pierre lancée dans le jardin du Pape?]), le marxisme, le capitalisme, le transhumanisme (le plus grand défi) et l’avenir de l’Église.

Un livre écrit « de bonne foi » (comme le titre l’assure) qui fait et continuera à faire discuter, mais qui offre une certaine clarté sur de nombreux points et sujets sur lesquels, en ces temps d’égarement et de confusion, il a manqué une parole claire qui se concentre sur la mission de l’Église au-delà des polémiques de palais stériles et inutiles et des intrigues de pouvoir. « bien loin des dentelles!! [encore une allusion aux sarcasmes papaux] » écrit le Cardinal.

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