L’affaire Rupnik revêt des aspects multiples, qui dépassent largement (même si, d’un point de vue chrétien, c’est de loin le plus grave) le scandale d’un prêtre qui a commis des actes innommables, qui ne manifeste aucun repentir, et qui continue pourtant à bénéficier de la protection du Pape. Notamment celui de l’expression artistique, pas seulement dans le domaine religieux – puisque le jésuite était considéré comme un « grand » peintre -, et plus généralement des formes contemporaines de l’art (je ne parle pas seulement de l’art contemporain… j’assume le risque de passer pour un rustre ignorant). L’engouement pour l’inspiration byzantine (qui sert d’exemple ici à une perspective plus large) n’est qu’un cache-misère pour l’incapacité artistique: en gros, on fait « facile » parce qu’on ne sait pas faire mieux.

Soudain, de nombreux artistes, dont les représentations s’inspiraient de l’action painting de Pollok, de l’expressionnisme abstrait de Rothko ou de l’abstractionnisme de Kandinski, sont tranquillement passés à un art d’inspiration byzantine. En fait, il aurait été impossible pour ces artistes de passer à des représentations classiques, car ce type de peinture nécessite un très long apprentissage, d’au moins 20 ans, dans l’étude de la technique utilisée par les grands maîtres de la tradition occidentale.

Rupnik, un art superficiel qui n’est pas le fruit de la prière


Une des mosaïques de Rupnik qui décorent les huit chapelles latérales de l’église de La Grotte de Manresa, en Catalogne, où saint Ignace s’était retiré pour rédiger ses Exercices spirituels
(https://fr.wikipedia.org/wiki/Grotte_de_Saint-Ignace) . 

Luisella Scrosatti
La NBQ
12 juin 2023

« Dans les œuvres de Rupnik, il n’y a qu’une imitation superficielle et extérieure de la peinture byzantine. Il est nécessaire, au contraire, de vivre une vie de prière, d’être imprégné de spiritualité, de se soumettre à des pénitences avant de prendre la plume, d’être animé par l’Esprit Saint et le désir de communiquer la foi à ses frères et sœurs, sans viser des gains astronomiques ». Le professeur Giorgio Esposito explique à la Boussole pourquoi Rupnik et ses œuvres sont des falsifications de l’iconographie orientale.

Le débat sur les œuvres du jésuite Marko Ivan Rupnik doit se poursuivre à plusieurs niveaux. Le premier, le plus sensible pour des raisons évidentes, concerne la question de savoir si la production d’un prêtre qui a abusé de femmes, pour la plupart consacrées à Dieu, liées à Lui exclusivement par la profession religieuse, et en particulier le vœu de chasteté, peut continuer à rester dans les églises et faire l’objet d’une proclamation de la foi.

Le choix du pape François de faire une vidéo quelque peu artisanale avec un téléphone portable à l’occasion du 16e congrès mariologique à Aparecida, le plus grand sanctuaire marial du Brésil, dans laquelle le pontife commente un ouvrage de Rupnik, laisse assez perplexe. Dans tout le Vatican, n’y avait-il pas d’autres œuvres d’art sacré auxquelles se référer ? Le choix du pape ressemble en fait à un soutien public de la plus haute autorité de l’Église catholique à l’œuvre et à la personne du jésuite slovène.

Pourtant, au-delà de la grave question morale, sur laquelle aucune sanction juste n’a encore été prise, de plus en plus d’artistes et d’historiens de l’art soulèvent plus d’un problème avec le byzantinisme des mosaïques du jésuite. Comme le professeur Giorgio Esposito, ancien professeur dans des écoles supérieures d’art :

« Dans les œuvres de Marko Rupnik, il n’y a qu’une imitation superficielle et purement extérieure de la peinture byzantine. Il ne suffit pas d’utiliser la technique de la mosaïque avec ses belles tesselles dorées et d’inonder les fonds de lumière, d’encadrer les visages des personnages représentés avec des auréoles à tout va pour obtenir quelque chose de spirituel, ou de dessiner les perspectives des environnements de manière incorrecte, en affichant une fausse naïveté et une pureté presque enfantine, pour produire quelque chose de semblable à l’iconographie byzantine. Il faut au contraire mener une vie de prière, être sérieusement imprégné de spiritualité, subir des pénitences de toutes sortes avant de mettre la main au pinceau, ce que faisaient les peintres byzantins. Il faut être animé et mû par l’Esprit Saint ainsi que par une grande foi et un désir vivant de la communiquer à ses frères et sœurs, sans viser des gains astronomiques ».

Ce que fut l’ascèse de Rupnik, surtout de sexto [ndt, contre le sixième commandement, qui concerne les péchés contre la chasteté], est désormais archi-connu ; Rupnik a été la contrefaçon de l’iconographie orientale et ses œuvres artistiques ne le sont pas moins, comme l’ explique le professeur Esposito :

« La contrefaçon se manifeste dans certains détails : un pied trop grand et fermement ancré au sol, une main trop charnelle, plus encline à la possession qu’à la prière, des visages tous identiques, stéréotypés, presque faits à partir d’un moule, l’expression d’un visage plus perplexe que ravi par l’extase mystique, des yeux sans étincelle de lumière qui semblent contempler l’obscurité des enfers plutôt que la lumière flamboyante du Thabor, un dessin trop arrondi, pressé et superficiel, qui semble parfois frôler la caricature ».

Des détails importants, qui donnent raison aux fidèles qui prient peu en dirigeant leur regard vers les mosaïques de Rupnik, quand ils ne les fuient pas.

Mais la réflexion du professeur Esposito va plus loin. Pourquoi ce retour factice à l’art byzantin en Occident ? Nous en avions en partie discuté avec Mgr Nicola Bux [cf. En marge de l’affaire Rupnik: un art sacré « vide » qui n’a plus rien de chrétien], qui avait saisi dans l’abstractionnisme de la production artistique occidentale contemporaine la raison de la création d’un vide, dans lequel Rupnik s’est habilement glissé, en exploitant l’afflux spirituel que suscitent certains éléments de la mosaïque byzantine. Mais il y a plus : une incompréhension de l’évolution de l’art sacré occidental, combinée à une incapacité à en suivre les traces, qui requièrent un long apprentissage et un haut niveau de technicité.

En particulier, l’école italienne « avait permis de représenter la figure humaine sans recourir à un modèle vivant », grâce à un procédé articulé et complexe de projections orthogonales et d’inversions des différentes parties anatomiques, expliqué par le peintre et graveur Albrecht Durër (1471-1528) dans son traité « De la symétrie des corps humains », qui s’était rendu en Italie dans le but précis de s’initier à ce système.

« Cette pratique a duré de nombreuses années », explique le professeur Esposito, « et nous permet de comprendre pourquoi nos grands artistes de l’époque sont également devenus des architectes experts », à l’instar de Giotto, Bernini et Michel-Ange.

« En effet, la mise en perspective d’un corps humain requiert infiniment plus d’habileté que la mise en perspective d’un solide géométrique tel qu’un cube, un cylindre ou une pyramide. Michel-Ange a encore perfectionné cette vision en insérant la ligne serpentine en forme de S mentionnée par Hogarth (1697-1764) dans son traité ‘Analyse de la beauté‘, faisant prendre à la figure humaine le mouvement de torsion qui donnait l’impression que les personnages étaient animés ».

Quel rapport avec le prétendu retour à l’art byzantin qui a caractérisé les dernières décennies de la peinture sacrée ? Pourquoi ce refus de s’inscrire dans l’évolution de l’art de la Renaissance ? Selon le professeur Esposito, « certainement parce que l’art byzantin n’exige pas une étude approfondie de la géométrie, ni de l’anatomie, et encore moins de la perspective. Cela explique la prolifération de tant d’art pseudo-byzantin à notre époque », par des artistes totalement étrangers au contexte qui a généré, préservé et transmis cet art.

« Soudain, de nombreux artistes, dont les représentations s’inspiraient de l’action painting de Pollok, de l’expressionnisme abstrait de Rothko ou de l’abstractionnisme de Kandinski, sont tranquillement passés à un art d’inspiration byzantine. En fait, il aurait été impossible pour ces artistes de passer à des représentations classiques, car ce type de peinture nécessite un très long apprentissage, d’au moins 20 ans, dans l’étude de la technique utilisée par les grands maîtres de la tradition occidentale« .

L’autre voie, opposée à l’abstractionnisme mais révélant la même dynamique, est celle du réalisme à outrance, qui transforme la peinture en reproduction photographique. Mais même dans ce cas, on s’écarte des voies d’un authentique art sacré, « qui a besoin d’un certain détachement de la vision matérielle au profit d’une certaine spiritualité », comme le rappelle justement l’encyclique Mediator Dei, dans laquelle Pie XII appelle à un art qui « évite le réalisme excessif d’une part et le symbolisme exagéré d’autre part ».

L’art pseudo-byzantin de Rupnik montre effectivement des signes de son inspiration abstraite, qui n’a rien à voir avec l’icône orientale, mais révèle plutôt un repli « vers la peinture byzantine plus stylisée et plus facile à exécuter », conclut Esposito. Un repli qui, pour l’observateur attentif, montre cependant plus une distorsion de l’art sacré oriental qu’une imitation.

On peut déduire de ce qui précède que la peinture de la Renaissance, contrairement à ce que l’on croit, n’est pas en contradiction avec la peinture byzantine, mais en est même l’accomplissement, comme la larve qui, en se transformant en papillon, ne change pas de nature.

Tout cela nous fait comprendre combien il est inopportun, de la part de certains artistes de préférer des formes plus approximatives à des formes plus abouties. Comme c’est le cas de Marko Rupnik.

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