Une interview croisée des deux théologiens, tous deux espagnols, qui ont été récompensés par le Prix Ratzinger 2023.

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Pablo Blanco et Francesc Torralba : « Benoît XVI présente un caractère prophétique « .

A gauche,: le père Blanco Sarto
À droite : Francesc Torralba
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Deux Espagnols se partagent le prix Ratzinger 2023. Avant de se rencontrer à Rome le 30 novembre, ils parlent entre eux du pape allemand.

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Père Blanco, vous avez fait des recherches approfondies sur la pensée de Ratzinger. Quelle est votre plus grande contribution ?

Pablo Blanco : Ratzinger n’a pas pu se consacrer à 100 % à la théologie parce qu’il était appelé à des tâches pastorales. Cette faiblesse est aussi sa force, car sa théologie n’est pas purement académique. Depuis Rome, il a vu la situation de l’Église dans le monde entier. Ce contact avec la réalité lui donne plus de force et de profondeur.

Qu’a-t-il apporté au domaine de l’éthique ?

Francesco Torralba : Chez Ratzinger, il y a une lutte contre le relativisme moral, mais aussi contre les positions dogmatiques. J’apprécie cette volonté de fonder rationnellement l’éthique, afin qu’il soit possible de construire un discours éthique qui ne soit pas une pure opinion. Il cherche à rendre raison de l’éthique chrétienne et comment la raison, lorsqu’elle est fécondée par la foi, n’est pas détruite mais se développe au-delà de ses limites naturelles et s’ouvre à une éthique qui va au-delà de la justice et s’ouvre à la logique du don.

Et, en dehors de votre domaine, pourriez-vous décrire son héritage ?

F. T. : Deux aspects m’ont particulièrement intéressé. Le premier est sa volonté d’élargir le concept de rationalité et, contrairement à la raison instrumentale qui est enfermée dans la vision néo-positiviste, d’en élargir les limites et de donner une légitimité à d’autres discours comme l’éthique, le théologique ou le métaphysique. C’est une idée très suggestive. L’autre est sa volonté de dialoguer avec la pensée séculière. Cela a déjà commencé avec Jürgen Habermas en 2004 et s’est poursuivi avec la formule de la Cour des Gentils. Il s’est rendu dans un environnement hostile comme La Sapienza [il VOULAIT s’y rendre, et avait répondu à une invitation, mais il en a été empêché par des intellectuels sectaires et bornés] et, même en tant que pape émérite, il a débattu avec Odifreddi ou Marcello Pera. Il a toujours eu cette volonté de chercher les graines de la vérité dans l’option lointaine et d’identifier les différences et les lieux d’intersection. Il me semble que cela est plus nécessaire que jamais. Nous avons tendance à polariser, à penser de manière dichotomique, binaire et manichéenne. Il y a aussi son dialogue, dans ses encycliques, avec des figures aussi lointaines et difficiles que Nietzsche et Marx.

Comment cet échange est-il advenu?

F. T. : En 2005, pour la première fois dans une encyclique, un pape cite Nietzsche et son idée que le christianisme en est venu à empoisonner l’éros. C’est un exercice intellectuel d’une grande audace. Il essaie de répondre à partir d’une connaissance très détaillée et d’un énorme respect intellectuel pour ces figures. Il ne succombe pas à la facilité, à l’amendement de la totalité, mais distingue le positif, les contextes, et fait une herméneutique très précise.

Vous recevez ce prix l’année de sa mort, cela a-t-il été l’occasion de commencer à le regarder d’une manière différente ?

P. B. : Je reçois souvent des courriels de jeunes gens qui s’intéressent à sa pensée : des juristes, des sociologues, des psychologues, des économistes, des scientifiques. Il y a chez lui quelque chose qui interpelle.

C’est évidemment une figure historique, un grand théologien entre deux millénaires. Mais il a aussi une grande projection dans l’avenir, parce qu’il a un certain caractère prophétique. C’est pourquoi je crois que le meilleur de Ratzinger est encore à venir. Par exemple, dans un contexte où nous sommes passés de la raison positiviste et instrumentale à la déraison et à l’émotivité, il a une proposition révolutionnaire qui n’a pas encore été appliquée : la raison élargie, ouverte à l’art, à l’éthique, à la religion et aux sentiments.

F. T. : Un auteur est un classique lorsqu’il a résisté à l’épreuve du temps et qu’il continue à être significatif. Ratzinger est trop récent pour dire s’il le sera, mais je le pense parce qu’il y a en lui des intuitions qui permettent de suivre le fil. Cependant, dans mon milieu, sa figure est méconnue. Souvent une caricature. C’est pourquoi la tâche du Père Blanco et d’autres de présenter sa figure afin de briser les clichés est essentielle.

Quelles intuitions ?

F. T. : La distinction entre les êtres humains et les machines dotées d’une intelligence artificielle générative est de plus en plus discutée. On prétend que les machines raisonnent. Si nous n’avons qu’une rationalité instrumentale, il est certain que la machine va la remplacer, et même de manière plus précise et plus rapide. Mais que se passerait-il si la raison était plus large ? Il serait alors plus difficile de soutenir que les machines pensent comme nous. Dans la mesure où l’on élargit ce concept de rationalité, on défend la dignité de l’être humain.

Cette approche n’est-elle pas très différente de la « guerre culturelles » ?

F. T. : Je n’aime pas cette expression. Je ne pense pas que Ratzinger ait une attitude de prosélytisme, mais plutôt un désir de donner une raison à sa propre foi avec des arguments de poids et dans un dialogue ouvert avec des auteurs intellectuellement très exigeants et distants, mais en valorisant leur contribution.

P. B. : Je suis d’accord. Ratzinger nous rappelle que la vérité est le garant de ce dialogue et ce qui fait que la raison n’est pas autoréférentielle mais qu’elle a une orientation. Il ne s’agit pas de rechercher la confrontation idéologique. C’est la recherche commune de la vérité qui nous permettra d’entrer en profondeur dans des questions qui n’appartiennent ni à l’un ni à l’autre.

(*) Ndt

Le père Pablo Blanco Sarto, né en 1964, est professeur à l’université de Navarre et enseigne l’œcuménisme, la théologie sacramentelle et du ministère. Il collabore avec l’institut Papst Benedikt XVI de Ratisbonne, en Allemagne. Auteur de nombreuses études et d’écrits sur la vie, la pensée et l’œuvre de Joseph Ratzinger – Benoît XVI, il a notamment réalisé sa thèse de doctorat en théologie dogmatique sur une étude de la théologie fondamentale et des religions de Joseph Ratzinger.

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L’autre lauréat, est Francesc Torralba Roselló, né en 1967, docteur en philosophie de l’université de Barcelone et docteur en théologie de la faculté théologie de Catalogne. Il est actuellement professeur de philosophie à l’université Ramon Llull et membre chercheur à l’institut de Borja Bioètica. Il a déjà publié une quarantaine d’essais philosophiques, éthiques et anthropologiques. Sa pensée s’articule autour des éléments centraux de l’existence humaine (la souffrance, Dieu, la douleur et le sens de l’existence)

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