Sur son blog personnel (c’est-à-dire qu’il tient en tant que personne, et pas en tant que journaliste, comme c’est le cas pour son autre blog « Monday Vatican »), Andrea Gagliarducci se laisse aller à des confidences (très intéressantes, car très personnelles, justement) où transparaissent ses vrais sentiments, sans ce devoir de réserve qu’il s’impose ailleurs comme journaliste. Il a écrit en particulier de nombreux articles sur Benoît XVI que j’ai souvent traduits, au fil du temps, et qui disent non seulement son admiration pour le pape et le théologien, mais aussi son affection pour l’homme. Ici, il raconte comment il a eu le privilège d’assister à la messe du 22 décembre 2013, dans la chapelle de Mater Ecclesiae, où Benoît XVI a prononcé « l’homélie privée » sur Saint Joseph que j’ai traduite avant-hier (Une homélie « privée » de Benoît XVI: Saint Joseph, l’homme juste)

Benoît XVI, un an après

Andrea Gagliarducci
vaticanreporting.blogspot.com
31 décembre 2023

J’ai écrit de nombreuses analyses sur Benoît XVI, son pontificat et sa vie, j’ai suivi avec passion et connu personnellement de nombreux membres du Ratzinger Schülerkreis, et j’ai au moins un autre projet professionnel sur Benoît XVI qui sortira à la fin de l’année prochaine pour le Jubilé. Il s’agit toutefois d’un billet très personnel, qui doit être pris comme tel. Pardonnez-moi donc si le journaliste se laisse aller à des souvenirs, mais ils valent la peine d’être racontés à mon avis.

Parmi les cadeaux les plus extraordinaires que j’ai reçus à Noël, j’ai eu l’occasion d’assister à une messe célébrée par Benoît XVI au monastère Mater Ecclesiae, alors qu’il n’était que depuis quelques mois pape émérite. L’archevêque Georg Gänswein, son secrétaire privé, gérait les visites avec sagesse, car, comme le pape émérite résidait au Vatican, tout le monde voulait le voir, le saluer, être avec lui. Il était une présence silencieuse, jamais encombrante, toujours dans l’ombre, mais vivante, recherchée, aimée. Benoît XVI, c’était un charisme silencieux.

J’avais aussi été conquis par ce charisme, même si j’étais de la génération de Jean-Paul II et je m’étais formé sur les textes les plus critiques sur le pontificat, avec tous les mythes sur la foi, la théologie, la liturgie et même le rôle de l’Église dans le monde qui étaient destinés à s’écrouler. J’avais identifié Jean-Paul II comme le pape de la génération Jean-Paul, et j’avais vu de lui le pontificat des médias, pas le vrai.

J’avais vu sa souffrance finale, telle que les médias l’avaient rapportée, et certainement pas son combat acharné contre les dérives de l’Église et de la société. À mes yeux, Joseph Ratzinger allait être celui qui aurait conduit l’Église à faire un pas en arrière, et finalement j’ai dû le penser, car dans les dernières années de Jean-Paul II, il y a eu une publicité qui a conduit à mettre l’accent sur les initiatives plus « sociales » du pape polonais et à mettre de côté son travail pour préserver l’unité de la foi.

J’étais plein de préjugés, jeune, incapable d’avoir une lecture plus profonde des choses, incapable de reconnaître des points de vue différents. Pourtant, petit à petit, j’ai changé d’avis. J’ai été conquis par Benoît XVI.

J’ai été conquis pour la première fois à Cologne, aux Journées Mondiales de la Jeunesse 2005, où je me trouvais par hasard, parce que je pensais aller aux dernières de Jean-Paul II. Et je me suis retrouvé conquis devant le choix de mettre tout le monde en adoration devant le Saint Sacrement, face à la mise en garde contre la foi « bricolée » [fai da te]. Je me suis retrouvé conquis par une homélie sans fioritures, centrée sur la Parole de Dieu. J’étais un garçon qui cherchait à comprendre. Benoît XVI donnait des réponses. Et c’est ce qui comptait.

Depuis ce moment, suivre Benoît XVI a été un crescendo, car plus j’essayais de comprendre ses textes, ses choix, plus je trouvais une logique concrète à ces choix. Mais une logique qui avait toujours la Parole de Dieu au centre, une logique pleine de foi. Tout partait toujours de la méditation de l’Évangile, et je ne devais pas être surpris que Jésus de Nazareth soit effectivement la dernière grande œuvre théologique de Benoît XVI – et l’une des rares vraiment systématiques. De même que je ne devais pas être surpris que Benoît XVI ait écrit peu d’ouvrages systématiques, parce qu’il écrivait en réponse à des questions, et certainement pas dans le but d’imposer une vision du monde.

Je me suis trouvé face à un homme qui a toujours fait passer le Christ et l’Église avant lui-même, ce qui m’a également permis d’accepter et de comprendre sa démission, qui nous avait plongés dans la consternation. Et cela m’a permis de comprendre que, finalement, Benoît XVI n’a pas été compris même par ceux d’entre nous qui l’ont étudié, parce que nous n’aurions jamais imaginé un choix aussi explosif, aussi révolutionnaire, et en même temps en parfaite continuité et cohérence avec la personne de Benoît XVI et ses choix de gouvernement.

Il fallait ce long préambule pour vous faire comprendre avec quelle émotion, le 22 décembre 2013, nous nous sommes approchés avec un petit groupe de collègues de la Porta Sant’Anna pour nous rendre à Mater Ecclesiae afin d’assister à une messe privée que le pape émérite officiait dans la petite chapelle du monastère. Il s’agissait d’une occasion unique.

Benoît XVI préparait ses homélies dans un petit carnet, en écrivant au crayon. Mais il parlait ensuite avec ses propres mots, avec une grande cohérence et linéarité. Chaque passage était réfléchi et, aussi simple que soit le langage, les concepts grimpaient dans le discours comme les gargouilles sur les flèches de Notre-Dame de Paris. L’écouter était tout simplement magnifique.

J’ai appris plus tard que ces homélies avaient été enregistrées et transcrites avec amour par les Memores. Avant Noël, on a annoncé que ces homélies seraient publiées dans un recueil édité par Mgr Gänswein, sous les auspices de la Fondation Ratzinger, et publié par la Libreria Editrice Vaticana.

Mais le cadeau de Noël, c’est que l’avant-première portait sur l’homélie du 22 décembre 2013. Homélie que j’avais écoutée et dont un passage en particulier m’était resté en mémoire : celui d’un saint Joseph « pratique », choisi par Dieu précisément pour ce pragmatisme. Et c’est sur cette base que j’ai écrit l’article inaugural d’ACI Stampa, précisément en rappelant cette homélie, sans révéler que je l’avais entendue en personne, et en m’appuyant sur la relation entre Benoît XVI et son saint.

Aujourd’hui, en revanche, je peux relire cette homélie, en réentendant le ton de la voix, en retrouvant des éléments qui m’avaient échappé en cours de route, lorsque l’émotion avait frappé ma mémoire. Et je peux aussi la relire à la lumière de quelques recherches que j’ai faites sur saint Joseph en 2019, lorsque j’ai étudié sa figure et son importance pour l’Église.

Dans son homélie, Benoît XVI définissait trois caractéristiques de saint Joseph.

La première est que Joseph était un homme juste, et cela, a-t-il expliqué, ne peut être compris que si l’on comprend la différence entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Si dans le Nouveau Testament entre l’acte fondamental du chrétien, à savoir la rencontre avec le Christ, dans l’Ancien Testament « le Christ était encore à venir, et donc au mieux c’était aller à la rencontre du Christ, mais ce n’était pas une vraie rencontre en tant que telle ». Benoît XVI avait expliqué en substance, dans le troisième volume de Jésus de Nazareth, que « les paroles des prophètes sont comme vagabondes », précisément jusqu’à l’arrivée de Jésus.

Joseph est juste parce qu’il est en route vers le Christ, a expliqué Benoît XVI, considérant qu’être juste, c’est observer la Torah, une loi, qui éduque l’homme selon Dieu.

Mais en quoi Joseph est-il juste ? Benoît explique que « le danger est que si la parole de Dieu est fondamentalement une loi, elle devrait être considérée comme une somme de prescriptions et d’interdictions, un ensemble de normes, et l’attitude devrait donc être d’observer les normes et donc d’être juste. Mais si la religion est ainsi, c’est tout ce qu’elle est, il n’y a pas de relation personnelle avec Dieu, et l’homme reste en lui-même, cherche à se perfectionner, à être parfait ».

Tout devient alors « impersonnel, un simple « faire », l’homme devient dur et aussi amer » et ne peut pas « aimer ce Dieu ». Il y a, dans ces mots, le souvenir des grands discours du voyage de Benoît XVI en Allemagne en 2011, avec ses grands discours sur la démondanisation, sur la nécessité pour l’Église de se défaire des idées « politiques », et sur la recherche d’un Dieu miséricordieux, qui au fond était aussi celui de Luther. Tous ces discours ont été condensés dans une homélie qui était à la fois dense et destinée à quelques intimes.

Dans son homélie, Benoît XVI est allé plus loin en soulignant que cela crée une amertume, car « la simple observation de la loi devient impersonnelle, un simple acte, l’homme devient dur et même amer. En fin de compte, il ne peut pas aimer ce Dieu qui ne se présente qu’avec des règles et parfois même avec des menaces. C’est là le danger ».

Mais les normes peuvent être considérées – a expliqué Benoît XVI – « comme l’expression de la volonté de Dieu, dans laquelle Dieu me parle, je lui parle. En entrant dans cette loi, j’entre en dialogue avec Dieu, j’apprends le visage de Dieu, je commence à voir Dieu et je suis ainsi en route vers la parole de Dieu en personne, vers le Christ ».

Il en va de même pour saint Joseph, pour qui la loi « n’est pas simplement l’observation de normes, mais se présente comme une parole d’amour, une invitation au dialogue, et la vie selon la parole consiste à entrer dans ce dialogue et à trouver derrière les normes et dans les normes l’amour de Dieu, à comprendre que toutes ces normes ne sont pas pour elles-mêmes, mais qu’elles sont des règles d’amour, qu’elles servent à ce que l’amour puisse grandir en moi. C’est ainsi que l’on comprend qu’en fin de compte, toute loi n’est que l’amour de Dieu et du prochain. Ayant trouvé cela, on a observé toute la loi ».
Et saint Joseph – a ajouté Benoît XVI – est un vrai juste, en lui « l’Ancien Testament devient nouveau » parce que « dans les paroles, il cherche Dieu, la personne, il cherche son amour, et toute l’observance est une vie dans l’amour », ce qui est évident dans l’Évangile commenté, lorsque Joseph trouve Marie, dont il connaissait « la beauté intérieure, l’extraordinaire pureté de son cœur », et dont il est déçu à cause de la situation qui s’est présentée. Pourtant, il choisit d’emprunter le chemin de la répudiation privée, un chemin « d’amour dans la justice, de justice dans l’amour », et cela fait partie du chemin vers Jésus, parce que « toute la loi est placée dans l’amour, elle est une expression de l’amour et doit être accomplie en entrant dans la logique de l’amour ».

Benoît XVI mettait en garde contre la tentation de considérer la religion chrétienne comme « un ensemble de règles, d’interdictions et de normes positives, de prescriptions », un danger que nous sommes appelés à surmonter et « à trouver la Personne et, dans l’amour de la Personne, le chemin de la vie et la joie de la foi. Être juste, c’est trouver ce chemin, et donc nous aussi, nous sommes toujours en chemin, de l’Ancien Testament au Nouveau Testament, à la recherche de la Personne, du visage de Dieu dans le Christ ».

Pour Benoît XVI, c’est là tout l’enjeu de l’Avent : « sortir de la norme pure pour aller à la rencontre de l’amour, sortir de l’Ancien Testament qui devient nouveau ».

Le deuxième élément de Joseph, a poursuivi Benoît XVI, était « une sensibilité intérieure pour Dieu, une capacité à percevoir la voix de Dieu, un don de discernement, capable de discerner entre les rêves qui sont des rêves et la véritable rencontre avec Dieu ». Mais Joseph n’a pu discerner que parce qu’ « il était déjà en chemin ». Une sensibilité qui « est aussi importante pour nous », car Dieu « a aussi sa façon de nous parler ».

Enfin, le troisième point, qui est celui qui m’a le plus frappé : l’obéissance de saint Joseph a été une foi et ensuite un fait. « Joseph, explique Benoît XVI, n’était pas un rêveur, même si le rêve a été la porte par laquelle Dieu est entré dans sa vie. C’était un homme pratique et sobre, un homme de décision, capable d’organisation. Il n’a pas été facile – je pense – de trouver à Bethléem, faute de place dans les maisons, l’étable comme lieu discret et protégé et, malgré la pauvreté, digne d’accueillir la naissance du Sauveur. Organiser la fuite en Égypte, trouver un endroit où dormir chaque jour, vivre longtemps : cela exigeait un homme pratique, avec un sens de l’action, avec la capacité de répondre aux défis, de trouver des moyens de survivre. Et puis, à son retour, la décision de retourner à Nazareth, d’établir ici la patrie du Fils de Dieu, montre également qu’il était un homme pratique, qui, en tant que charpentier, vivait et rendait possible la vie quotidienne ».

Ainsi, conclut Benoît XVI, « Saint Joseph nous invite d’une part à ce cheminement intérieur dans la parole de Dieu, pour être toujours plus proche de la personne du Seigneur, mais en même temps il nous invite à une vie sobre, au travail, au service quotidien pour faire notre devoir dans la grande mosaïque de l’histoire ».

Beaucoup de choses à penser pour une simple homélie. Mais Benoît XVI était ainsi. Et oui, cette homélie a été pour moi un beau cadeau de Noël, un beau retour en arrière. J’ai revu Benoît XVI plusieurs fois depuis ce jour, toujours brièvement. Mais le souvenir de cette homélie sur « Saint Joseph le Pratique », comme nous l’avons sympathiquement rebaptisée, est resté dans ma mémoire. Ne serait-ce que parce qu’elle m’avait aussi révélé un aspect pragmatique de Benoît XVI que je n’avais jamais reconnu. Et que, peut-être, j’aurais dû reconnaître en entendant les anecdotes qui m’étaient parfois racontées.

Car Benoît XVI est un exemple pour nous, journalistes. L’exemple de la capacité à se défaire des préjugés pour connaître et reconnaître l’homme, la personne, la pensée. L’exemple de ne jamais s’arrêter aux apparences et à l’opinion publiée. Il y a des gens qui étaient avec Benoît XVI uniquement parce qu’il était pape, et qui ont maintenant changé radicalement d’avis parce qu’il y a un autre pape. Mais ce ne sont pas eux qui ont apprécié Benoît XVI, parce qu’ils n’apprécient pas la pensée. Ils considèrent la réalité comme une forme de pouvoir, et gèrent la communication comme un service à une forme de pouvoir.

Rien n’est plus éloigné de Benoît XVI. Au service de la vérité, à la recherche de la vérité, il est le seul pape de l’histoire moderne à avoir une pensée qui avait du sens et un impact avant son élection comme pontife, et qui a continué à avoir un impact après sa démission. Et nous verrons à quel point sa pensée aura encore plus d’impact lorsque toutes les homélies seront publiées.

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