Après AM Valli et la longue interview de Mgr Vigano, Nico Spuntoni revient lui aussi dans Il Giornale sur les passages les plus remarquables (enfin, façon de parler; il vaudrait mieux dire « les plus révélateurs », ou même « les plus choquants ») mais révèle aussi quelques détails inédits que j’ai mis en caractères gras (notons entre autres que le Pape affirme qu’il ne se rendra pas en France, seulement à Marseille – quel aveu!) . En particulier, il souligne que « ses paroles à Vida Nueva représentent une nouvelle tentative de revendiquer une ligne de discontinuité avec saint Jean-Paul II et Benoît XVI« . Et surtout il rappelle que, malgré qu’il ait donné un nombre incalculables d’interviews, seuls deux journalistes (des femmes, eh oui!) ont osé lui poser des questions qui auraient pu le mettre dans l’embarras. Bravo aux autres, saluons leur sens de la déontologie.

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Les « secrets » du Conclave et le point sur l’Eglise. Ce qu’a dit le Pape

Il Giornale
Nico Spuntoni
6 août 2023

À l’occasion des trente-huitièmes Journées mondiales de la jeunesse, une nouvelle interview de François a été publiée, dans laquelle des thèmes importants ont été abordés afin de définir la vision de l’Église et de la société attribuable à ce pontificat. Il s’agissait d’une longue séance de questions-réponses avec une équipe de journalistes d’une revue espagnole reçue dans la salle où se réunit habituellement le Conseil des cardinaux que le pape a nommé pour l’assister dans l’exercice de son leadership. L’occasion était le 65e anniversaire de la fondation de la revue.

Récits du conclave

Lors de l’entretien, François est revenu sur les jours qui ont précédé son élection. En raison du serment qui oblige ceux qui entrent dans la chapelle Sixtine à garder secret « tout ce qui concerne de près ou de loin l’élection du pontife romain et ce qui se passe sur le lieu de l’élection », il n’est pas habituel de lire les déclarations publiques des cardinaux électeurs sur ce qui s’est passé au cours du conclave. Il est encore moins habituel qu’un pape en parle. C’est pourquoi les propos de François en 2013 prennent une valeur historique particulière.

L’interviewé a dévoilé quelques épisodes prémonitoires de son élection : par exemple, lorsque le cardinal Jaime Lucas Ortega y Alamino, aujourd’hui décédé, lui a demandé le texte de son discours aux congrégations générales et, en le remerciant, lui a dit qu’il pourrait ainsi garder un souvenir du pape. Un autre épisode emblématique s’est produit dans l’ascenseur de Santa Marta avec le cardinal Francisco Javier Errázuriz Ossa qui a demandé à celui qui était alors le cardinal Bergoglio s’il avait déjà préparé le discours à prononcer depuis la loggia centrale.

François a également confirmé une révélation faite plus tôt par le cardinal hondurien Óscar Rodríguez Maradiaga, qui a pris sur lui de clarifier avec l’intéressé s’il était vrai ou non qu’il lui manquait un poumon, un détail que certains cardinaux opposés à cette élection avaient commencé à faire circuler parmi l’électorat : « Un cardinal ami m’a approché pour s’enquérir de mon état de santé. J’ai démenti certaines rumeurs à mon sujet, sans leur donner d’importance, à tel point que je suis allé faire une sieste tranquille », a déclaré François à Vida Nueva.

Esprit Saint et discontinuité

Parlant également de son élection, François s’est ironiquement décrit comme « une victime de l’Esprit Saint ». On sait que Joseph Ratzinger avait une vision plus pragmatique du rôle de l’Esprit Saint dans le Conclave : en 1997, il expliquait dans une interview que « le rôle de l’Esprit doit être compris dans un sens beaucoup plus élastique, et non pas comme dictant le candidat pour lequel voter ». La seule certitude qu’il offre est probablement que l’on ne peut pas tout gâcher ».

François a également évoqué l’Esprit Saint en réponse aux craintes suscitées par le prochain synode sur la synodalité. « Dans le synode, le protagoniste est l’Esprit Saint. Celui qui ne croit pas en lui et ne prie pas pendant le synode ne peut aller nulle part », a-t-il déclaré aux journalistes. Le pape a raconté qu’il avait récemment appelé un couvent et qu’il avait entendu à ce moment-là les craintes d’une religieuse qui lui demandait si la doctrine allait changer avec le synode d’octobre.

Bergoglio a également raconté comment, lors du Synode de 2001 sur le thème « L’évêque : serviteur de l’Évangile de Jésus-Christ pour l’espérance du monde », il avait eu quelques difficultés à occuper le poste de rapporteur général adjoint. Voici le récit du pape : « Dans l’après-midi, on m’a apporté les documents des groupes et je suis resté pour préparer les votes. Le cardinal chargé de la coordination est arrivé, il a examiné les documents et a commencé à dire ‘ceci ne doit pas être voté… cela aussi’. J’ai répondu : « Votre Éminence, c’est sorti des groupes ». Mais les choses ont été « purifiées ». Nous avons progressé et, aujourd’hui, tout est voté et entendu ».

François soutient ainsi la thèse selon laquelle, au cours des pontificats précédents, la dimension synodale de l’Église voulue par saint Paul VI a été édulcorée, alors que depuis 2013, il y a eu ce qu’il appelle une « purification ». Se disant ouvert au vote des laïcs dans l’institution que Montini voulait synodale, Bergoglio a également déclaré que « ces dix dernières années, certaines choses ont été perfectionnées ». Ses paroles à Vida Nueva représentent une nouvelle tentative de revendiquer une ligne de discontinuité avec saint Jean-Paul II et Benoît XVI, à quelques encablures de sa lettre au nouveau préfet du dicastère pour la doctrine de la foi, le cardinal élu Victor Manuel Fernández, dans laquelle il avait parlé de « méthodes immorales » mises en œuvre dans le passé par l’ancien Saint-Office.

Par ailleurs, la comparaison entre ses synodes et le synode Wojtyla de 2001 n’est pas le seul passage de l’interview dans lequel François tente de s’accréditer comme un pape de la rupture qui « purifie » les mauvaises habitudes. Il raconte par exemple les moments qui ont suivi l’élection de 2013 : « Quand je suis sorti, il y avait une limousine et j’ai dit : ‘Je monte dans le bus avec tout le monde’. C’est alors que j’ai compris qu’un changement de situation m’attendait ». François a ensuite ajouté qu’il avait décidé de manger dans la salle à manger avec tout le monde à Santa Marta, commençant ainsi ce qu’il a appelé « la vie commune que je continue à mener aujourd’hui« .

Concile, idéologies et traditionalistes

« Les temps ne sont pas mûrs pour un Concile Vatican III. Il n’est pas non plus nécessaire en ce moment, puisque Vatican II n’a pas encore été mis en œuvre », a dit François dans l’interview. Des mots qui rappellent la thèse de la « trahison du Concile » défendue par le théologien Hans Küng. Avec des arguments opposés, Joseph Ratzinger lui-même, dans son dernier discours au clergé romain en tant que souverain pontife, a parlé de la « difficulté de concrétiser » ce qu’il a appelé « le vrai Concile » ou plutôt « le Concile des Pères qui s’est réalisé dans la foi » et qui s’oppose au « Concile des médias » vu comme « une lutte politique, une lutte de pouvoir entre différents courants de l’Église ».

Dans l’interview qu’il a accordée à Vida Nueva, François a parlé des courants de l’Église à l’origine de la résistance à la mise en œuvre de Vatican II, en s’élevant contre ce qu’il a appelé le « traditionalisme » et en affirmant que « cette coquille cache beaucoup de pourriture ». Selon le pape, de nombreux jeunes prêtres qu’il qualifie de « rigides » se sont révélés avoir « de graves problèmes moraux, des vices et des doubles vies ». « Nous avons besoin de séminaristes normaux, avec leurs propres problèmes, qui jouent le jeu, qui ne vont pas dans les quartiers pour dogmatiser », a ajouté Bergoglio, invitant les évêques à se méfier de ceux qui « font une tête de saint et puis détournent le regard ».

Il a également fait référence à l’échec du Concile en déclarant que Paul VI avait créé le Synode des évêques après la clôture de Vatican II parce qu’il s’était rendu compte que l’Église en Occident avait perdu sa dimension synodale. En ce qui concerne l’affirmation selon laquelle tous les thèmes discutés dans les groupes préparatoires devraient être soumis au vote, il faut rappeler que – comme le rapporte dans son autobiographie le dernier père conciliaire italien, Mgr Luigi Bettazzi, récemment décédé – « Paul VI ne voulait pas que certains thèmes soient traités. Ainsi, par exemple, il ne voulait pas parler du sacerdoce conféré à des hommes mariés, ni de ce qu’on appelle la contraception. Il n’aimait pas non plus trop parler de l’Église des pauvres, craignant que la discussion ne prenne des accents politiques favorables à la gauche ». On sait par ailleurs que le deuxième pape du Concile a promulgué Humanae Vitae alors que la majorité des premiers pères synodaux de l’histoire consultés sur le sujet du contrôle des naissances étaient favorables à rendre licite l’usage de la contraception.

Dans l’interview accordée à Vida Nueva, François a également parlé des jeunes et a confié qu’il avait « peur des groupes intellectuels de jeunes », affirmant que, selon lui, « en ce moment, les groupes liés aux idéologies de droite sont peut-être les plus dangereux », car ceux de gauche, en revanche, seraient en quelque sorte en déclin. En ce qui concerne l’Église, Bergoglio a dit que si l’on « parle seulement de chasteté aux jeunes, on les effraie tous », ajoutant qu’ « une pastorale idéologique de gauche, de droite ou du centre n’est d’aucune utilité » parce qu’ « elle est malade et elle fait mal ». Le seul exemple de pastorale idéologique qu’il a donné est celui de ceux qui s’attardent trop sur la morale.

Les interviews du Pape

Le contenu de l’interview accordée à Vida Nueva est significatif : il s’agit d’un pape régnant qui revendique l’action programmatique de son pontificat et même son propre style de vie, ce qui conduit à une comparaison naturelle entre le passé et le présent.

François semble convaincu que sa vision personnelle sur les jeunes prêtres, sur les critères de sélection des évêques et des cardinaux, sur l’interprétation à donner à un voyage apostolique (par exemple, lorsqu’il déclare : « Je n’irai dans aucun grand pays d’Europe (…) et même si je suis allé à Strasbourg, je ne suis pas allé en France. Même si je vais à Marseille, je ne vais pas en France ») est la bonne et il entend l’appliquer sans compromis dans le gouvernement de l’Eglise.

Un pape qui parle librement de ce que l’on pourrait appeler sa politique représente une grande opportunité pour les journalistes qui ont l’occasion de l’interviewer. Or, bien que François ait donné un nombre considérable d’interviews, jusqu’à présent, seuls deux journalistes ont eu le mérite de lui demander des éclaircissements sur les inévitables contradictions qui surgissent lorsqu’on gouverne pendant plus d’une décennie d’une main ferme : Valentina Alazraki de Televisa qui l’a interrogé sur les affaires Zanchetta et McCarrick, Nicole Winfield d‘Associated Press qui lui a posé une question sur l’affaire du jésuite Marko Rupnik. Toutes deux sont des femmes. Tout comme la religieuse qui a porté directement à l’oreille du pape une crainte répandue dans une partie importante mais silencieuse de l’épiscopat : « Mais avec ce Synode, notre doctrine va-t-elle changer ? ».

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