Je n’y crois pas vraiment, c’est une lubie de François (et il dit tellement de choses un jour pour les contredire le lendemain), mais l’historien de l’Eglise Gian Maria Vian, ex-directeur de l’Osservatore Romano, propose un excursus historique et littéraire passionnant, d’autant plus qu’on y retrouve des thèmes déjà abordés dans ce site (en lien au bas de cette page).

Nomen omen (*). Le successeur de François s’appellera-t-il Jean XXIV ?

Histoire d’une suggestion

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(*) Locution latine: « le nom est un présage »
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Giovanni Maria Vian,
Il Sismografo
(Domani, 15 octobre 2023)

Qui sera le successeur du pape François ? Evidemment, personne ne le sait, mais le pontife lui-même semble être sûr du nom que choisira celui qui sera élu après lui. Comme il l’a déclaré à deux reprises.

La première fois, c’était le 27 septembre 2021, lorsqu’il s’est adressé à l’évêque de Raguse qui l’avait invité à visiter la ville à l’occasion du 75e anniversaire du diocèse. « Sur le ton de la plaisanterie, il a répondu qu’en 2025, ce serait Jean XXIV qui ferait cette visite », a révélé le prélat sicilien.

La deuxième fois, Bergoglio s’est montré plus vague. Lors d’une conférence de presse donnée dans l’avion qui le ramenait de Mongolie le 4 septembre, il a répondu à une question sur le Viêt Nam et son éventuelle visite dans ce pays : « Si je n’y vais pas, Jean XXIV y ira certainement ». 

Mais même le pape ne peut pas prédire l’avenir. Contrairement à certains journalistes qui, depuis des années, avec des exercices prématurés et vains, se demandent quel cardinal sera choisi pour le prochain conclave, et qui ont souvent désigné le Philippin Luis Antonio Tagle ou l’Italien Matteo Zuppi.

Le choix du nom

Jusqu’aux premières décennies du VIe siècle, les papes conservaient leur nom de naissance. Mais le dernier jour de l’année 532 fut élu le prêtre romain Mercure, qui décida de se faire appeler Jean II, considérant peut-être que le nom du dieu païen ne convenait pas à un pape.

Certains pontifes changèrent ensuite de nom : en 561 et d’autres au Xe siècle, lorsque la coutume s’imposa après l’élection en 1009 d’un autre Romain, Pierre. Ce dernier, n’osant pas garder son propre nom, qui était celui du premier des apôtres, se fit appeler Sergius IV.

Depuis lors, seuls deux pontifes, tous deux réformateurs, au début de l’ère moderne, ont fait une exception et conservé leur prénom. En 1522, le Flamand Adriaan Florenszoon – jusqu’à l’élection de Wojtyła, le dernier non-Italien – fut ainsi appelé Adrien VI, et en 1555, le natif des Marches Marcello Cervini fut appelé Marcellus II, mais il ne régna que trois semaines et Palestrina dédia à sa mémoire la célèbre Missa papae Marcelli.

Le choix d’un « nom » est aussi celui d’un « destin » : nomen omen disaient les Romains, et le changement de nom de personnages clés, d’Abraham à Pierre, est chargé de sens dans la Bible hébraïque et chrétienne.

Ensuite, dans la série des papes (et des antipapes), Jean est le nom qui revient le plus souvent, mais à la fin du Xe siècle, l’incertitude des nouvelles concernant les successions à la chaire romaine a créé des papes qui n’ont jamais existé et a modifié la numérotation des Jean, comme dans la série de portraits papaux de la basilique romaine de Saint-Paul-hors-les-Murs, considérée pendant des siècles comme officielle.

Celui qui choisit le nom le plus récurrent, devenant Jean XXIII, est le Napolitain Baldassarre Cossa en 1410, opposé à deux autres papes dans le contexte chaotique du schisme d’Occident.

Depuis lors, pendant plus de six siècles, le nom n’a plus été repris jusqu’en 1958, quand Angelo Roncalli, le patriarche de Venise âgé de 77 ans, l’a choisi. En reprenant également le chiffre ordinal du prélat controversé, le nouveau pape a montré qu’il le considérait comme un antipape. Mais il a surtout confié que le prénom Jean « nous est doux parce que c’est le prénom de notre père, il nous est doux parce que c’est le prénom de l’humble paroisse dans laquelle nous avons été baptisés ».

L’immense popularité du « bon pape » [grâce en partie aux médias, ndt] qui a convoqué le concile et son mythe expliquent peut-être le nom choisi par le pape François pour son successeur.

Mais la mythification de Jean XXIII, considéré comme progressiste et prophétique, impliquait son opposition à Paul VI, taxé de conservateur, à tel point que pour l’atténuer, de 1978 à 2005, deux papes ont exceptionnellement choisi le double nom de Jean-Paul.

Et Bergoglio lui-même – qui a élevé les trois derniers papes italiens et le pontife polonais à l’honneur des autels, fait sans précédent – ne croit pas [???] à cette opposition idéologique et infondée.

Suggestions romanesques

Pourquoi alors, selon François, son successeur s’appellera-t-il Jean XXIV ?

La réponse se trouve peut-être dans l’imagination littéraire, que Bergoglio prétend apprécier. François a recommandé à plusieurs reprises Le maître du monde, un roman célèbre écrit par un converti tout aussi célèbre [on se demande s’il l’a vraiment lu…]. Dans ce livre – publié en 1907 – le prêtre catholique Robert Hugh Benson, fils du primat anglican, raconte la montée d’un Antéchrist universellement acclamé, la persécution de l’Église et la fin du monde. À l’arrière-plan, en revanche, un Jean XXIV est décrit comme ressemblant beaucoup à Pie X.

Mais il existe un autre roman, Juan XXIII (XXIV) o la resurrección de don Quijote, écrit en 1964 par Leonardo Castellani, un auteur jamais traduit en Italie et redécouvert en Espagne par l’écrivain Juan Manuel de Prada [cf. benoit-et-moi.fr/2013), qui a également raconté, dans un livre écrit par plusieurs auteurs (Il papa senza corona), l’histoire de ce pape argentin, selon Prada certainement lu par le jeune Bergoglio.

Et de fait, Jean XXIV – Pío Ducadelia, fils d’immigrés italiens – anticipe étonnamment, un demi-siècle plus tôt, de nombreux traits du pontificat actuel.

Le scénario est à nouveau apocalyptique, avec l’affrontement final entre le communisme, fruit d’une démocratie corrompue, et la finance internationale [aujourd’hui, on dirait plutôt la collusion, ndt], que le pontife décrit comme « une nouvelle (ou ancienne, je ne sais pas) société qui dirige et coordonne le mouvement antichrétien dans le monde entier ». Pendant ce temps, l’Argentin Jean XXIV est assailli par l' »ecclésiastique », qu’il dénonce comme « la pire hérésie qui existe aujourd’hui dans l’Église ».

Deux ans après la publication du roman de Castellani en Argentine (signé du pseudonyme Jerónimo del Rey), un écrivain italien – rejeté par les éditeurs et redécouvert seulement après sa mort – achève Roma senza Papa. C’était en 1966, quelques mois après la conclusion du concile, et Guido Morselli présentait avec une ironie dérangeante dans ces étonnantes  » chroniques romaines de la fin du XXe siècle  » un troisième Jean XXIV, que le pape François ne connaît peut-être pas ».

Rome est sans pape parce que le pontife, un bénédictin irlandais dont on dit qu’il élève des vipères et auquel on attribue une amitié sentimentale avec un théosophe indien, l’a abandonnée pour s’installer à Zagarolo. L’Émilien Morselli invente une irrésistible pasquinade (« No me consolo – Non per chi m’ha piantato come un palo – Ma che a fregamme è stato Zagarolo »), mais il ne pouvait imaginer que son intrigant Jean XXIV inspirerait le Pie XIII de Sorrentino.

Et si le prochain pape gardait son prénom ?

Gian Maria Via


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